Avec l’élection de François Hollande, on a beaucoup parlé de la
ville de Tulle. Les correspondants anglo-saxons, qui n’avaient pas vraiment vu venir le coup, se sont soudain demandés s’il convenait de prononcer toulle, tioulle, teulli, tioulli
etc.
Avant d’être une terre d’accueil pour les fonctions électives de Madame Chodron de Courcel (fille de Jean-Louis Chodron de Courcel et de Marguerite de Brondeau d'Urtières), épouse Chirac, la Corrèze fut une terre de résistance. Elle en paya le prix, notamment lors de l’épisode effrayant des pendus de Tulle. Wikipédia a consacré à ce drame une page fort complète : (link).
J’ai préféré reprendre ici un témoignage plus immédiat, plus personnel (link).
De la place de Souilhac où des SS hilares étanchent leur soif en buvant au goulot le vin de bouteilles volées dans les caves des maisons particulières ou dans les épiceries, on ne peut voir un cadavre au visage tuméfié qui domine une brochette d'une vingtaine de pendus. Il s'agit du courtier en bois Maurice Caquot, âgé de trente-six ans. Constatant que le groupe de condamnés dont il faisait partie dépassait d'une unité le nombre habituel de dix, il a su convaincre son gardien – en s'oubliant lui-même – d'en faire sortir le plus jeune, qui a de la sorte échappé à la corde.
Notre Père, qui êtes aux cieux...
Portant les galons d'Unterscharführer, un SS s'offusque avec violence de la présence de l'abbé Espinasse, qui s'obstine à bénir ceux qu'on mène au supplice. Apostrophant le prêtre, il brandit de menaçante manière sa mitraillette. Monsieur l'abbé, je vous en prie, retirez-vous ! intervient un des chefs du Chantier de la Jeunesse de Virevialle.
– Non, répond fermement l'aumônier
- Mais vous n'avez pas vu sa tête ? Cet homme-là va vous descendre !
- Je l'ai vue, mais j'ai l'autorisation verbale de son commandant. D'autre part, mon devoir est de rester ici.
- Au moins, ne faites pas le signe de la Croix s'il n'est pas indispensable à l'absolution !
- Je suivrai votre avis, accepte l'abbé Espinasse, qui se dit qu'ainsi il pourra aller jusqu'au bout de la tâche qu'il s'est assignée. Mais cette concession n'apaise nullement la fureur de la brute SS, et le prêtre s'attend au pire quand survient le lieutenant Walter, qui l'emmène jusqu'à la salle d'attente de la manufacture, disant : Restez ici. Vous y verrez les condamnés en toute liberté.
Le prêtre dispose maintenant pour chaque groupe de dix hommes d'environ cinq minutes, qu'il emploie à absoudre, à bénir, à réconforter, à aider à prier ceux qui vont mourir. Tous le chargent d'un suprême adieu à leurs familles et, craignant de s'y perdre, il demande que les messages soient écrits. De courts billets lui sont confiés avec les portefeuilles.
- On est foutus ! déclare un jeune ouvrier. Il n'y a rien d'autre à faire qu'à leur montrer qu'on est capables de mourir courageusement. Et puis on est chrétiens, non ? A genoux, les gars ! Faisons la prière !
- Notre Père, qui êtes aux cieux... commence l'abbé Espinasse.
Chacun prononce à sa suite les paroles sacrées, et les têtes se courbent toutes devant l'absolution qu'il donne à titre collectif. Dans le portefeuille du jeune ouvrier, le prêtre découvrira un carton qui témoigne de son appartenance au parti communiste.
Jamais on ne pourra plus rire...
Un nouveau groupe se forme, composé de treize hommes dont un Hauptscharführer fait l'appel en présence de Walter. L'abbé Espinasse s'approche de celui-ci et s'étonne : Pourquoi treize, alors qu'il n'y en avait que dix dans tous les autres ? Ne pouvez-vous faire grâce à trois d'entre eux ? Le regard fuyant de l'Allemand aux chaussettes vertes se dérobe devant le sien, mais l'abbé insiste : Ne croyez-vous pas que trop d'innocents ont déjà payé ? cependant que, du fond de son cœur, une ardente prière monte vers le ciel.
Les treize ont entendu et ce qui se lit dans leurs yeux semble ébranler Walter. Des mains suppliantes se tendent vers l'aumônier : Moi, moi, monsieur l'abbé ! Mais comment faire un choix ? Si Walter cède, il faut lui laisser ce soin cruel, et cette responsabilité. L'abbé Espinasse s'écarte de quelques pas, continuant de prier de tout son être. Un jeune Français agrippe la manche d'un soldat allemand, qui semble plus jeune encore que lui, et s'efforce de le convaincre d'aller demander sa grâce au lieutenant. L'air bouleversé, le soldat passe son bras sous le sien et le conduit devant Walter, auquel il dit quelques mots. D'un signe de tête, Walter acquiesce à sa demande, et l'abbé Espinasse voit les deux adolescents - l'un casqué et botté, l'autre en vêtements de travail - s'étreindre en pleurant. Il va vers Walter, qui semble ému : Ce que ce soldat vient de faire ne doit pas vous étonner, dit Walter comme pour excuser un instant de faiblesse. Il est Alsacien.
En plus du jeune Français, deux hommes sont sortis du groupe, maintenant réduit à dix condamnés dont chacun avait pu espérer jusqu'au dernier moment bénéficier de la même mesure de grâce. Bouleversé, l'abbé Espinasse les absout d'un même grand signe de croix, car le Hauptscharführer se montre pressé, et les dix partent vers leur destin.
CENT VINGT MAQUIS OU LEURS COMPLICES SERONT PENDUS, déclare l'affiche apposée sur les murs de la ville. L'abbé Espinasse a vu dix groupes de dix hommes traverser la place de Souilhac pour aller au supplice. Il manque donc vingt otages pour compléter l'affreux compte, se dit-il. Qui sera choisi parmi les hommes qui restent ? Mu par une impulsion soudaine, il demande au lieutenant Walter : Qui va faire le contrôle ? Sa question aura pour effet de sauver vingt vies, et même vingt et une car un des groupes ne comportait que neuf hommes par suite d'une erreur du Hauptscharführer chargé de faire l'appel. Jusqu'alors, chez les Allemands, nul n'a songé à établir un compte récapitulatif. Sans doute lassé du spectacle, Walter prend sur lui de mettre fin à la tuerie.
Un médecin qui passe dans la ville pour être collaborateur fait irruption dans le bureau du Dr Chammard, à sa clinique de l'avenue d'Alsace-Lorraine, et s'effondre dans un fauteuil, gémissant : C'est abominable ! Ils les tuent ! Ils les tuent !
- Rentrons, dit le Dr Chammard à sa femme.
Le chemin que suivent les deux époux pour regagner leur domicile les fait nécessairement passer sous les balcons où des cadavres sont pendus. Leur bouleversement est tel qu'ils ne les voient pas. Ils distinguent, un peu plus loin, une corde qui tombe d'un balcon mais n'imaginent pas un instant qu'elle était là pour étrangler un homme. Papiere ! ordonne un Allemand qui surgit, l'air soupçonneux, et avec lequel il faut longuement palabrer avant qu'il grogne : Gut !
- Passons d'abord à l'hôpital, décide soudain le Dr Chammard.
C'est là qu'avec sa femme il apprendra l'atroce vérité de la bouche d'une amie, épouse d'un confrère, qui balbutie en pleurant : C'est fini. Jamais on ne pourra plus rire... C'est fini.
Toute intervention est inutile
Vers 4 heures et demie de l'après-midi, ce même terrible vendredi 9 juin 1944, le Hauptsturmführer Kowatch a fait sa réapparition à la préfecture, où l'attendaient le préfet, M. Trouillé, et son secrétaire général, M. Roche. L'Allemand était accompagné du colonel Bouty, président de la Délégation spéciale qui fait de lui le maire de Tulle, de M. Torrès et d'un interprète. Par ordre des autorités supérieures siégeant loin de la ville, a-t-il déclaré tout de go, cent vingt terroristes ont été condamnés à la pendaison.
Dans ce prétendu éloignement, le général SS Lammerding, commandant la division Das Reich, a cru depuis trouver un semblant d'excuse à sa décision reproduite par voie d'affiche avec son titre, mais sans sa signature, de faire pendre cent vingt Français innocents, pris au hasard. Mais M. Antoine Soulier, père d'un des pendus, a obtenu du médecin-lieutenant Schmidt, du 95e bataillon de sécurité, l'assurance que le nommé Lammerding accompagnait le jeudi 8 au soir le groupe de reconnaissance de sa division, commandé par le Sturmbannführer Wulf, et qu'il fut vu à l'Hôtel Moderne au matin du vendredi 9.
- Monsieur, rétorque M. Trouillé, je demande à être mis sur-le-champ en communication téléphonique avec votre général. Aucune des personnes arrêtées n'a pris part aux combats d'hier, dont j'affirme qu'ils ont été loyaux. Contrairement aux accusations qui ont été formulées, aucun cadavre allemand n'a été mutilé. En ce qui concerne les grenades, je vous ai déjà dit ce matin qu'elles avaient été abandonnées par les gardes mobiles au moment de leur départ. Vous allez commettre une effroyable injustice, contraire aux usages internationaux !
M. Roche, qui sait l'allemand, reprend dans cette langue les paroles que vient de prononcer son préfet, et les commente avec force devant Kowatch qui garde un visage de pierre. Toute intervention est inutile, l'entend-il répliquer d'une voix glacée. À l'heure où je vous parle, les exécutions sont terminées.
Le SS ment, mais M. Trouillé et M. Roche, détenus à la préfecture, ignoraient tout du drame qui se déroulait depuis le matin. Maîtrisant à grand-peine son émotion, le préfet demande: Où sont les victimes ?
- Il est interdit à quiconque d'en approcher, fait répondre Kowatch par l'interprète.
- Mais on ne peut les laisser pendus ! proteste M. Trouillé.
- L'armée allemande se chargera des corps, réplique Kowatch.
Frères humains qui après nous vivez...
Se raidissant, le SS fait claquer ses talons, porte la main à la visière de sa haute casquette, fait signe au colonel Bouty, à M. Torrès et à son interprète de le suivre, et s'en va.
Revêtant son uniforme, M. Roche se rend à l'Hôtel Moderne où il est mis en présence d'officiers appartenant à l'état-major de la division Das Reich. Sur ses instances, ils consentent à l'écouter. N'ajoutez pas à la douleur des familles en jetant les suppliciés à la rivière comme le stipule l'affiche dont je viens de prendre connaissance ! demande-t-il avec force, mais il lui faut plus d'une heure d'une âpre discussion pour obtenir que les corps soient inhumés par ses soins dans une fosse commune, après qu'ils auront été dépendus devant lui. Pour la fosse, décident les Allemands, il faut un terrain sur la route de Brive !
Cette exigence suppose des moyens de transport dont la préfecture est dépourvue, et M. Roche s'adresse au colonel Bouty, croyant que le massacre collectif s'est déroulé à l'école de Souilhac. Détrompé, il se rend à la manufacture en compagnie du colonel Monteil, délégué de la Croix-Rouge pour le département de la Corrèze, et du Dr Menantaud, inspecteur départemental de la Santé publique, dont voici le témoignage :
J'ai dû passer devant les corps des pendus accrochés aux maisons à partir de la route de Virevialle jusqu'aux abords de la gare, certains ayant un bout de corde au cou et étant tombés à terre, baignant dans leur sang. J'ai supposé que, les cordes servant à la pendaison ayant cassé, les bourreaux avaient fusillé leurs victimes tombées sur le sol. D'autres cadavres, encore pendus, présentaient des taches de sang au niveau du crâne et de la face. Sous quelques-uns on remarquait des flaques de sang, ce qui paraissait indiquer que les malheureux avaient été achevés par des coups de feu. À l'entrée de la manufacture d'armes on trouvait, à droite, les jeunes des Chantiers avec leurs cadres et leur aumônier ; à gauche étaient des Allemands de la Gestapo et de la Feldgendarmerie, puis des ingénieurs de la manufacture et également M. l'abbé Espinasse, lui-même arrêté le matin. Plus en arrière était un groupe de gendarmes français, auxquels il était absolument interdit d'adresser la parole. Dans une seconde cour, se trouvait la foule des otages arrêtés le matin en même temps que ceux qui avaient été pendus...
Parmi ces otages figurait le jeune avocat Jacques-Louis Bourdelle, avec son ami Chatillon qui murmurait à son oreille les vers immortels de l'Epitaphe de Villon, plus connue sous le titre de Ballade des Pendus :
Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis...
De même que tous ceux qui étaient rassemblés dans la cour, Bourdelle et Chatilllon restaient dans l'ignorance de leur sort à venir, s'attendant d'une minute à l'autre à entendre appeler leur nom.
Afin de n'incommoder personne...
Soudain pressés d'en finir, les SS interpellèrent M. Roche : Nous ne voulons pas laisser les cadavres exposés plus longtemps à la vue de nos troupes et de la population ! Il faut les dépendre immédiatement et les enterrer sans délai !
- Je vais constituer deux équipes, répondit le secrétaire général de la préfecture.
- Deux équipes ? Warum ?
- La première sera composée de cinquante hommes, et aura pour tâche de dépendre les victimes...
- Victimes ? Was ?
Sans relever l'interruption rageuse, M. Roche poursuivit : Quinze hommes suffiront pour la seconde. Ils creuseront la fosse où seront ensevelis les morts.
- Les cadavres seront mis dans la terre avec leurs papiers et leurs bijoux ! rétorquèrent les SS.
- Mais leurs familles...
- C'est égal !
- On ne peut les jeter en terre comme des chiens !
- C'est égal ! Aucune cérémonie ne doit avoir lieu !
- Mais, protesta M. Roche, vous n'allez tout de même pas empêcher que soit dite une prière !
L'objection parut troubler un instant ses interlocuteurs. J'ai, a-t-il dit, le souvenir d'un étrange voile sur leurs yeux quand j'évoquai les notions inactuelles de bienveillance et de charité.
Avant de quitter la manufacture, M. Roche s'efforça de rassurer les otages massés dans la seconde cour, puis alla reconnaître en compagnie du Dr Menantaud et du colonel Monteil l'emplacement qui conviendrait le mieux sur la route de Brive. Le choix des trois hommes s'arrêta sur un terrain situé non loin du poste transformateur de Cueille. Nous avons ce qu'il faut, déclara M. Roche aux officiers SS dès son retour. Les corps seront transportés dans la châtaigneraie proche du lieu que nous avons arrêté, et nous procéderons aux identifications tandis que les jeunes des Chantiers creuseront la fosse.
- Identifications ? Warum ? lui fut-il rétorqué.
- Il le faut bien, puisque nous ne possédons aucune liste... Nous ne connaissons même pas le nombre exact des pendus !
- Nein ! Trop long ! Pas besoin d'identifications, de creusement de la fosse ! Nous avons seulement dit qu'il faut enlever les cadavres afin de n'incommoder plus longtemps personne : nos soldats, et la population civile !
- Mais, messieurs, c'est ce que nous allons faire l Les corps seront transportés dans une voiture des pompiers de Tulle, et dans la camionnette qui nous a été prêtée par M. Castagné, marchand de vins. Une fois dans la châtaigneraie, les corps ne gêneront plus personne !
- C'est égal !
- Comment ?
- L'affiche dit : les cadavres seront jetés dans le fleuve !
- Mais vous venez de me donner votre accord sur leur inhumation...
- Les cadavres doivent rester anonymes ! Pas d'identifications ! Pas de délai !
- Pourtant...
- C'est égal ! D'ailleurs, le transport a déjà commencé.
- Quoi ? Mais vous ne savez pas encore où se trouve l'endroit que nous avons choisi...
- C'est égal ! Nous avons le terrain, et une camionnette est déjà partie.
Une décharge publique...
Le point choisi par les SS se situait à moins d'une demi-lieue de Tulle, sur la route de Brive qu'il séparait de la Corrèze par une quinzaine de mètres, et était utilisé comme décharge publique. Des témoins virent passer la camionnette : Elle était chargée de cadavres dont les jambes pendaient à l'arrière tandis que les têtes étaient secouées au-dessus des ridelles...
Il s'agissait, a précisé le Dr Menantaud, d'un petit creux entre deux dépôts de déblais, où un mince barrage de terre avait été constitué du côté de la Corrèze, qui coule en contre-bas et au pied de la décharge publique. Des hommes de la Feldgendarmerie dirigeaient l'opération, quelques-uns d'entre eux étant déjà occupés à décharger une camionnette pleine de corps, tirant les cadavres par les pieds, les traînant sur la chaussée de la route et les jetant dans le thalweg qui tenait lieu de fosse. Lorsqu'un cadavre était difficile à décharger, une corde munie d'un noeud coulant fixé à un pied servait à faciliter la traction.
- Cet emplacement est trop petit ! fit remarquer le médecin à un sous-officier. Voyez : il est trop peu profond pour recevoir cent vingt cadavres ! Les corps placés à fleur de terre présenteront un danger pour la santé publique !
- C'est égal ! riposta le Feldgendarm. D'abord, il n'y en a pas cent vingt.
- Ah ?
- Non. Seulement un peu moins de cent.
- Mais l'affiche disait cent vingt...
- Nein ! Seulement un peu moins de cent ! Il faut tasser les corps, ils logeront tous dans la fosse !
- Les tasser ? protesta le Dr Menantaud.
- Ja wohl ! Ce sont des pendus qui n'ont pas de nom, et la façon de les enterrer, c'est égal.
- Mais les risques d'infection...
- Nein ! Pas d'infection ! Quand c'est fini, nous mettons de la chaux vive et beaucoup de terre dessus. Pas de risque d'infection !
Ayant entendu, le secrétaire général de la préfecture courut au secours du médecin. Sans doute impressionné par son uniforme, le Feldgendarm accepta que l'ensevelissement des corps fût fait par des Français.
Une par une, les pauvres dépouilles furent pieusement transportées jusqu'au bord de la fosse par quatre jeunes des Chantiers, puis couchées tout au fond. Dès qu'un rang de dix d'entre elles eut été constitué, une couche d'une quinzaine de centimètres de terre vint les recouvrir, et l'on passa au rang suivant. Manifestant leur impatience, les SS s'en prirent à M. Roche : C'est trop long ! Pourquoi se donner tant de mal pour des criminels !
Vers 21 h, M. Roche courut à la préfecture en compagnie de l'abbé Espinasse afin d'en ramener M. Trouillé qui avait, lui aussi, revêtu son uniforme. Sur le chemin du retour, les trois Français se heurtèrent à un barrage. Après vérification de leurs papiers, le gradé qui le commandait déclara : Toute manifestation officielle est streng verboten !
- Nous venons simplement rendre hommage à nos morts, répondit M. Roche.
- Hommage ? On ne rend pas les honneurs à des terroristes !
- J'affirme que ceux-là ne sont pas des terroristes, mais des victimes innocentes.
- C'est égal ! Pas de manifestation !
- Nos traditions nous commandent de les saluer. Vous ne pouvez nous interdire ce geste de pitié !
L'insistance du secrétaire général de la préfecture ébranla le SS. Il dépêcha à l'Hôtel Moderne une estafette, qui rapporta l'ordre d'ouvrir le barrage.
La camionnette utilisée en guise de corbillard avait accompli nombre de navettes, et beaucoup de cadavres se trouvaient déposés sur la berge herbeuse de la route, cependant que le thalweg décrit par le Dr Menantaud en était maintenant presque rempli. Sous l'œil des SS et des Feldgendarmen qui braillaient à qui mieux mieux : Los ! Los (9) ! les jeunes des Chantiers avaient commencé à creuser une seconde fosse.
- Je crains, monsieur l'abbé, de ne pouvoir attendre qu'elle soit terminée, dit le préfet à l'abbé Espinasse. Il y a ces pauvres morts, mais aussi les otages qui demeurent prisonniers à la manufacture et dont je dois m'occuper. La cérémonie religieuse pourrait-elle avoir lieu avant que ces jeunes gens aient achevé de préparer la seconde sépulture ? Oui ? Alors commençons tout de suite, voulez-vous ?
Devant les Allemands impassibles et les Français qui, pour leur part, se tenaient dans un rigide garde-à-vous, l'abbé Espinasse donna l'absoute. Quand elle fut terminée, le préfet et son secrétaire général saluèrent militairement les morts tandis qu'était observée une poignante minute de silence. Mon regard, a dit M. Roche, ne pouvait se détacher du cadavre de Marcel Demaux.
Dites-moi où je vais ? Âgé d'une trentaine d'années, le professeur Marcel Demaux s'était battu sur la Loire en 1940. Démobilisé, et venant d'Aurillac, il enseignait depuis un an la philosophie au lycée de Tulle. Père d'un enfant tout jeune encore, il fut l'un des derniers - peut-être même le dernier - à être désigné pour la pendaison, après avoir été longuement interrogé. Il gisait maintenant sur l'herbe, ses bras ramenés au-dessus de sa tête, le visage congestionné, les yeux révulsés. Je me demandai, reprit M. Roche, quelles pensées avaient traversé l'esprit de cet intellectuel au moment où il atteignait le seuil de la connaissance suprême, ou du total oubli...
La réponse à cette question m'a été donnée par l'abbé Espinasse : Au moment de partir pour le supplice, m'a-t-il dit, M. Marcel Demaux s'accrocha à mon cou et me supplia de lui révéler où il allait.
- Vous êtes condamné à mourir comme les autres, monsieur le professeur, répondis-je.
– Je sais. Mais dites-moi où je vais ? – Comme les autres, dans dix minutes, vous serez devant Dieu.
M. Demaux se trouvait dans le groupe où le jeune ouvrier communiste allait exhorter ses compagnons à se mettre à genoux pour prier, avant de montrer aux Allemands comment des Français savent mourir. Tout comme les autres, ce professeur de philosophie d'un établissement laïque se mit à genoux.
Je considère comme un honneur...
Consultant sa montre, le préfet constata qu'elle marquait 22 h. La dure besogne de l'ensevelissement des corps qui restaient couchés sur l'herbe allait demander encore au moins une heure de travail. Monsieur l'abbé, dit M. Trouillé, voulez-vous profiter de ma voiture ? Je vous ramène chez vous, mettant ainsi sans y prendre garde un terme à la captivité du prêtre. En le quittant devant la porte de la maison de son frère, l'abbé Espinasse lui remit les portefeuilles, les objets divers et les messages que les suppliciés lui avaient confiés avant de mourir et qu'il tenait enveloppés dans son manteau. Je considère comme un grand honneur, m'a-t-il dit, d'avoir été l'instrument choisi par Dieu pour donner une grâce suprême à ceux-là dont il voulait faire des élus après les avoir conduits, comme son propre Fils, par un douloureux chemin de croix.