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26 février 2011 6 26 /02 /février /2011 07:30

Gilbert Bécaud

 

Gilbert Bécaud a marqué mon enfance de manière indélébile. Comme, dans un tout autre domaine, Jacques Anquetil. Si j'ai tant roulé à vélo, c'est sûrement de la faute du champion normand. Heureusement, je ne me suis jamais essayé à la chanson...

Je reprends ici deux textes publiés sur Bécaud dans mon ancien journal de bord (censuré).


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On ne sait jamais trop pourquoi on se met à aimer un individu, un livre, un film. On se reconnaît en eux, ils apportent quelque chose qu’on attendait sans le savoir, quelque chose de jamais vu, de jamais imaginé. Tout cela est bien mystérieux et relève pour une bonne part de l’inconscient. J’ai découvert Gilbert Bécaud en 1957, cinq ans après ses débuts dans la carrière. Il avait tout pour plaire : il était beau, avait une voix unique, pleine de vie, ses textes (dont il n’était pas l’auteur mais qu’il défendait admirablement) exprimaient merveilleusement la joie de vivre, le dynamisme, mais aussi les fêlures, les angoisses que nous connaissons tous, et ses musiques, dont il était le compositeur, étaient les partitions très originales d’un musicien authentique, (premier prix de conservatoire de piano). J'écoutais récemment une compilation de vingt de ses chansons de 1955-1956 : elle comporte davantage de mélodies que dans – je n'exagère pas — une année de chansons françaises d'aujourd'hui.
Il avait accédé à la célébrité en mettant superbement en musique – alors que tous les musiciens de la place s’y étaient cassé le nez – “ Les croix ”, un texte impossible (pour une chanson) de Louis Amade qu’Édith Piaf avait voulu créer. Son premier passage à l’Olympia en 1953 avait été historique : les spectateurs déchaînés par celui qu’on appelait déjà “ Monsieur 100.000 Volts ” avaient fracassé tous les sièges. Je pus le voir une fois sur scène, en 1957. Je n’oublierai jamais le moment où, en fin de récital, il descendit dans la salle sans micro et entonna “Les baladins ” a capella. Disque après disque, j’ai suivi sa carrière jusque vers 1964-65, époque de deux de ses immenses succès “ Et maintenant ”, qui sera reprise par des milliers de chanteurs dans de très nombreuses langues, et “ Nathalie ”, cette très belle chanson qui scellait une certaine réconciliation franco-russe. Ensuite, ce n’est pas qu’il fut moins bon, disons que ses chansons des années soixante-dix et suivantes ne résonnèrent plus en moi comme celles de la première décennie de sa carrière.
Je crois qu’il avait la grâce. En témoignent ses interprétations dans deux ou trois films qu’il a tournés dans les années cinquante. Ces films ne sont pas des chefs d’œuvre (seul Le pays d’où je viens de Marcel Carné tient la route), mais Bécaud semble flotter sur la pellicule en attirant à lui toute la lumière, comme dans les moments chantés dans Casino de Paris (Ah, cet “ Incroyablement ” !)..
Je l’ai rencontré au milieu des années quatre-vingt-dix. Il habitait près de Poitiers et prenait régulièrement le même train que moi pour Paris. Il était à la buvette du TGV avec sa femme et sirotait un whisky. Bien que le voyant de dos, je le reconnus instantanément. Je fus d’abord amusé par l’attitude des autres voyageurs du bar qui, eux aussi, l’avaient bien évidemment reconnu, mais se la jouaient blasés, comme si le fait d'avoir à deux mètres de soi l’un des deux ou trois chanteurs les plus populaires des cinquante dernières années n’avait aucune espèce d’importance. Il se trouve que, le matin même, j’avais fait du vélo et que, pour me donner du cœur à l’ouvrage, j’avais fredonné un air entraînant, sa chanson “ Le Square Séverine ”. Je ne me souvenais que des paroles des deux premiers vers:

Le Square Séverine
S’illumine

Je racontai cela à Bécaud et je lui demandai s’il se souvenait de la suite. Il ne s’attendait certainement pas à une telle requête à ce moment-là. Il se mit néanmoins à fredonner, et moi à l’accompagner, mais nous ne pûmes guère progresser. Les passagers étaient morts de jalousie, surtout quand Bécaud me dit: « Venez dans mon compartiment, on va réfléchir au problème ». À la gare Montparnasse, le problème n’était toujours pas résolu, mais Bécaud avait bu, en moins d’une heure, trois whiskies et fumé quatre cigarettes. Il est mort d’un cancer à l’âge de 74 ans.

 

 

 

 

 

dvorak.jpgJe me suis rendu compte il y a peu que le début d’un des plus grands succès de Gilbert Bécaud, “ Je t’appartiens ”, une sorte de prière à dieu (« Comme l’argile, l’insecte fragile, l’esclave docile, je T’appartiens »), repris en anglais sous le titre “ Let It Be Me ” par des dizaines d'interprètes anglo-saxons, lui avait été très directement inspiré par une “ Miniature pour deux violons et alto ” d’Antonin Dvořák.

Consciemment ou inconsciemment ?

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24 février 2011 4 24 /02 /février /2011 09:19

 

Je suis un vieux (dans tous les sens du terme) lecteur de Jean-Bernard Pouy. Sa  Belle de Fontenay, sa RN 86 et, surtout, son 54*13 demeurent pour moi des moments inoubliables.

Tout récemment, il a publié un livre à quatre mains avec son complice Marc Villard : Zigzag, droit sorti de leur « atelier de littérature policière expérimentale » (Rivages). Chacun a proposé dix thèmes bien à lui, à charge pour l’autre d’écrire une courte nouvelle sur ces thèmes.

Je ne résiste pas au plaisir de proposer ici le début de “ Cornélien ”, une histoire de gigot de famille (papa-maman-fiston-fifille), dont, naturellement, je ne dirai rien de la fin, si ce n’est qu’elle respecte parfaitement les codes de la nouvelle.

Ce moment de désespoir est un pur délice.

 http://4.bp.blogspot.com/_NTo4dhJADrw/SfN51PqOIjI/AAAAAAAABFo/1X-hHog_qtY/s400/390522.jpg

 

« Le gigot-haricots verts arriva sur la table.

Apnée générale. Le grand moment dominical, l’hostie de la messe, l’instant où tout se tait.

Le père se prépare à couper la maudite barbaque.

La mère touille la sauce, pour que les flageolets ne se figent pas.

Le fils se doit de ne plus faire la gueule.

La fille est priée de ranger son hystérie au vestiaire.

Et pourtant ces derniers détestent l’agneau, pascal ou pas. Ça sent. C’est trop rose, fade et mou. Les deux adolescents espèrent avoir l’entame, parce que c’est plus cuit, plus dur, plus gris et que ça pue un peu moins. Mais ils savent qu’il n’y en aura qu’une. Pas question pour le père de tailler des deux côtés. Vulgaire. Pour l’instant, on regarde, on constate, on pense au dimanche précédent, on pense au dimanche suivant. La trêve ne va durer que peu. Le baston reprendra petit à petit, quand les regards des enfants se seront suffisamment plongés dans l’horreur viandée coagulant dans l’assiette. La fille pensera fortement à devenir bouddhiste ou végétarienne, c’est un petit peu pareil. Le fils tentera d’oublier la fois où il avait surpris ses vieux en train de forniquer sur le canapé. Les deux évoqueront avec ferveur les moments où ils se retrouveront dans leur chambre, enfin isolés, enfin relativement tranquilles, hors de toutes les bidoches, loin des loubiats farinaux. »

 

Comparaison n’est pas raison, mais pour les lecteurs de ce blog, et peut-être aussi pour Jean-Bernard Pouy, je voudrais citer l’entame du “ Decline of the English Murder ” (Déclin du meurtre à l’anglaise) de George Orwell, un court essai publié en 1945 dans l’hebdomadaire socialiste Tribune :

 

« It is Sunday afternoon, preferably before the war. The wife is already asleep in the armchair, and the children have been sent out for a nice long walk. You put your feet up on the sofa, settle your spectacles on your nose, and open the News of the World. Roast beef and Yorkshire, or roast pork and apple sauce, followed up by suet pudding and driven home, as it were, by a cup of mahogany-brown tea, have put you in just the right mood. Your pipe is drawing sweetly, the sofa cushions are soft underneath you, the fire is well alight, the air is warm and stagnant. In these blissful circumstances, what is it that you want to read about?

Naturally, about a murder. »


Orwell2.jpg

 


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20 février 2011 7 20 /02 /février /2011 07:30

Politique du calembour

 

http://www.memo.fr/Media/Rabelais.jpgAu commencement était le phonème. Dans sa Modeste défense du calembour, Jonathan Swift se demandait si le mot Pun ne venait pas d’un mot grec signifiant soit fond soit glaive, suggérant que jouer sur les mots c’est aller au plus profond du sens, mais que c’est aussi fendre le sens avec la rapidité de l’éclair.

Le calembour est une brièveté, un coin enfoncé entre l’essentiel et l’accidentel, entre des relations normalement signifiantes et la coïncidence, quand toutes les particules de la langue se recouvrent exactement. Il est à la base de toute la création langagière (orale ou écrite) dans la mesure où la littérature est peut-être avant tout un jeu consistant à marquer des relations de sens, des relations au sens.

Le calembour est le little bang de la Genèse de la parole. Tous les récits, toutes les allégories sont issues d’un mot qui a éclaté grâce à l’énergie d’un pun. Le mal (malum) a donné la pomme (malum), le mot s’est — par dérision, transformé en chose ou en nom de chose. L’arbitrarité du signe n’étant plus à démontrer, le calembour serait la preuve que la langue, comme le bois, travaille d’elle-même. Un dentiste cher au Beatle John Lennon décrivait ainsi l’intérieur de la bouche : “Everybody knows there are four decisives two canyons and ten grundies, which make thirsty two in all.” Le calembour est bien un bref accident où le mot originel fait place à un assemblage de phonèmes dérivés quand une organisation spontanée de syllabes produit du sens, et bien sûr quand notre mémoire, notre culture nous permettent de reconnaître des multiplicités.

Cela dit, nous vivons une époque “moderne”. Lorsqu'on institutionnalise les vrais-faux passeports, lorsque les Guignols servent de culture politique et que les hommes politiques eux-mêmes s'y réfèrent et se mirent parfois en lui, lorsque le sondé a remplacé l'électeur, on peut se demander si on n'a pas atteint (provisoirement, peut-être), un certain aboutissement de la pensée, quand la signification a disparu parce qu'on a perdu de vue la relation logique entre le signifiant et le signifié. Quand l’ÉCU est une monnaie, quand la Vénus de Milo retrouve ses bras non pour que nous ayons envie de l'original mais pour que nous n'ayons plus besoin de l'original, quand on attend des supermarchés qu'ils se substituent aux pouvoirs publics parce que les banlieues sont devenus des "quartiers" ou des “ghettos”, quand les sectes ont remplacé les églises, quand les ambitions personnelles ont démodé les partis politiques, on peut se demander si l'humanité va encore être capable de produire des signes authentiques. Lorsqu'on ne parvient plus à rattacher les mots aux choses parce que notre rapport aux signifiants est brumeux, on abandonne le monde de la création pour se satisfaire de celui de la répétition parodique, du pastiche tautologique, du jeu à l'état pur, quand le ludique ne renvoie qu'à sa propre performance, se dénote sans connoter le réel. C'est ainsi, nous semble-t-il, qu'on peut expliquer, ces dernières années, l'essor considérable de tout ce qui relève de l'imitation et du jeu sur les énoncés de la société. Il n'est pratiquement plus rien qui ne renvoie à autre chose. Quand le “tout vrai” doit s'identifier au “ tout faux” , la médiatisation s'opère très souvent par le biais de calembours. 
Dans les années soixante-dix et quatre-vingts le calembour est devenu l'un des témoignages de la perte de cohérence de notre discours social, Lacan ayant été un témoin notoire de notre inaptitude à l'appréhension du réel, parce que, comme le pensait Victor Hugo, lorsqu'on a recours au calembour, notre esprit vole dans les deux sens du terme (“le calembour est la fiente de l'esprit qui vole”).
Les universitaires ont toujours entretenu vis-à-vis du calembour une relation vivement critique et légèrement fascinée. Lanson y voyait “la plus basse forme du sentiment des sonorités verbales”; voilà pourquoi, concédait-il, “il lui arrive de rapprocher les grands artistes et les grands imbéciles.” Bergson condamnait un “laisser-aller du language” oubliant “un instant sa destination véritable et qui prétendrait maintenant régler les choses sur lui, au lieu de se régler sur elles.” Tout aussi sévère, Lévi-Strauss pensait que le calembour “prend la place de la réflexion” et comme l'enseignement philosophique reçu par lui au début de ce siècle, il “exerce l'intelligence en même temps qu'il dessèche l'esprit”. 

Infantilisme, humanisme ou “chute de l'homme”?
Jouer avec les mots c'est, d'une certaine manière, retourner en enfance ou, plus exactement, y rester. Calembourrer n'a rien de pervers, ne relève pas d'un comportement marginal. Il s'agit d'une réflexion, d'une pratique plus ou moins consciente du fonctionnement de la langue, quand le locuteur tire profit des zones résiduelles du comportement langagier que les grammaires, les théories linguistiques ne prennent pas en compte. 
Le calembourisme est-il un humanisme? On peut en effet se poser la question si on se souvient que la vogue du calembour, du contrepet, des jeux de mots en général s'est développée en France comme en Angleterre à l'époque de la Renaissance. “Le calembour est incompatible avec l'assassinat”, dit l'un des personnages de La Chartreuse de Parme. Jean-Paul Grousset, un des piliers du Canard Enchaîné, voyait dans le faiseur de calembours un homme qui aime son prochain, un homme qui rapproche les hommes et qui abolit, en même temps qu'il les dessine, les frontières des possibles du langage. 
Mais la lecture du Canard Enchaîné, ne serait-ce que parce que cet hebdomadaire se proclame satirique, installe le lecteur dans un club fermé avec ses innombrables connivences, une sorte de société secrète à visage découvert, où il n'est même plus nécessaire de se comprendre à demi-mot pour savoir qu'on fait partie du même monde. Jean-Paul Grousset et ses confrères jettent des pavés dans la mare, ce qui prouve au moins que pour eux il existe une mare commune. La satire est un genre conservateur en ce sens qu'elle veut à tout prix préserver le modèle en regardant par derrière lui. Lorsque durant les “événements” de mai 1968, le Canard titrait : “Comment va le monde? - Cahin-chaos” on sentait bien que tout finirait par s'arranger, ce qui n'empêcha pas De Gaulle, ce qui avait peut-être échappé à l'auteur du calembour, d'être menacé par Caïn-Pompidou. Baudelaire, grand usager du calembour, estimait quant à lui que l'humour était une réponse à la Chute de l'Homme et que le jeu de mots (de maux?) traduisait la nécessité pour le créateur du dédoublement: “l'artiste n'est artiste qu'à la condition d'être double et de n'ignorer aucun phénomène de sa double nature.” Nécessité ou hasard dans la mesure où on peut se demander si le calembour n'est pas dans un premier temps une connivence avec soi-même, mais qui permettrait l'intrusion d'un autre mal connu et pas forcément attendu. On trouvera sans peine cet autre, démultiplié pratiquement à l'infini, dans l'imagerie produite par le christianisme depuis 2.000 ans. Tu es Pierre, et sur cette pierre …”, avait dit le Christ, prêcheur au discours moins tragique qu'on ne le croit parfois. Le calembour religieux n'a-t-il pas été exprimé par toutes ces curiosa et obsena qui, tels des points noirs ou des mouches, grêlent les murs pies de quantités d'édifices religieux ? Du fond de l'oralité paysanne, nous sont parvenues ces affirmations doubles, oxymoriques, où le profane se fond dans le religieux, où le rire ne veut en rien céder à la terreur, en cette époque où, contrairement à ce que ferait Lacan, on savait ne pas dérouler un calembour. Dans la collégiale Saint-Martin de Champeaux, une stalle du XVIème siècle montre un homme urinant sur un van. La culture populaire médiévale aimait les calembours, échanger sons, sens, images, s'extraire du réel — comme l'a si bien fait Jeronimus Bosch, pour mieux le réintroduire. Alors, “Petite pluie abat grand van”. 

Société et langage
Le calembour est l'une des astuces les mieux partagées du monde. Pierre Guiraud mentionne “des formes souvent assez fines du calembour qui ont laissé des traces dans la langue de l'argotier” et il cite le concierge surnommé cloporte. Le calembour peut servir à créer des mots de passe pour les minorités, comme Señoreater pour un homosexuel mexicain ou cette French letter de mauvaise qualité qui devient Welsh parce qu'il y a a leek in it
Lorsque je dis que “Dieu est un mythe errant”, je joue sur un jeu de mots préexistant, je tors une pensée elle-même tordue. Je débusque une stratégie langagière qui n'est pas neutre, et je finis par maîtriser une réalité qui m'avait échappé en affaiblissant la charge paradigmatique des vocables “Dieu”, “mythe” et “Mitterrand”. Mais cette réussite n'a été possible que parce que je ne me suis pas écarté de la logique du sémantisme de la proposition rhétorique initiale. Dieu m'a ramené à Dieu. Le mythe au mythe. Le discours au discours. Mais, heureusement, le jeu sur les mots n'est possible que parce que dans l'univers il y a davantage d'objets que de mots, et surtout que de sons, et parce qu'un mot n'est pas défini par sa seule forme mais surtout par sa fonction. Sinon, Séphéro, le fameux soldat de La Marseillaise, ne serait jamais sorti de son calembourbier, ni non plus Pansa qui avait le sang chaud! Qui plus est, le passage d'une langue à une autre ne suscite-t-il pas une forme d'hypnose comparable à celle d'Océania, le lecteur recevant de la communauté qui l'intègre un “système de langage” avec un “mode d'emploi” , mais aussi un “mode de contre-emploi”, qui permet en même temps d'affirmer la maîtrise du mode d'emploi? Et c'est quand on ne connaît pas ces modes d'emploi et de contre-emploi qu'on peut produire, sans le savoir, les calembours les plus savoureux. On se souvient par exemple de cette histoire de Fernand Raynaud reprise par Gérard Genette, qui met en scène deux Allemands à Londres voulant se faire passer pour des Anglais et demandant dans un pub: “Two Martinis, Please”, et répondant “Nein, zwei!” à la question “dry?”. 
Chez les scientifiques, le jeu de mots est condamné pour son ambiguïté, voire sa morbidité. C'est bien parce qu'il était — bon gré, mal gré — un marginal de l'institution que Roland Barthes a pu, en parlant de lui à la troisième personne, analyser sa jouissance amphibologique, lorsqu'il pensait, par exemple, à la polysémie du mot intelligence : 

"R.B. garde au mot ses deux sens, comme si l'un d'eux clignait de l'œil à l'autre et que le sens du mot fût dans ce clin d'œil […]. C'est pourquoi ces mots sont dits […] “précieusement ambigus”, […] parce que grâce à une sorte de chance, de bonne disposition, non de la langue mais du discours, je puis actualiser leur amphibologie […]. "

L'amphibologie serait-elle anarchiste, mais sur un mode défensif? L'instigateur d'un quiproquo est toujours sur ses gardes, ne sachant jamais vraiment si sa stratégie discursive sera mal comprise ou trop bien comprise. Lorsque la pensée ou la langue fourchent, c'est-à-dire se dédoublent, s'agit-il d'une bourde ou d'un crime avec préméditation? Les deux selon Victor Shklovski qui donne comme exemples de défamiliarisation (ostranenie) les calembours, les euphémismes concernant les sujets érotiques une fois que la création est pensée par l'énonciateur comme une recherche sur les potentialités cachées de l'objet. 
Le calembour n'est pas un acte gratuit, qu'il témoigne de la crainte de l'autre ou d'un défi à l'autre, comme dénotait, au début de la guerre du Golf Persique, cette constatation du petit garçon d'un marine : “Sadly Insane took my daddy away” , ou l'antanaclase historique des Parisiens protestant contre les barrières d'octroi en 1789: “le mur murant Paris rend Paris murmurant”, ou enfin ce slogan mot-valise des Luddites: “Long live the Levolution!” mariant les “Levellers” aux révolutionnaires français. Si, comme l'a dit Raymond Queneau, “il y a peu de fautes stériles”, c'est que la langue a deux faces et que, dans le même mouvement, elle regarde ce qu'elle met en forme et réfléchit sur elle-même en se réfléchissant. Consciemment ou non, l'énonciateur se plaît à pécher contre la langue parce qu'il entrevoit un enrichissement. Amphibologiquement parlant, Barthes était un rêveur dont les fulgurances scientifiques passaient volontairement par les détours de la poésie. Ce qui lui permit d'être plus sensible que d'autres au tremblement de la langue, à sa nature instable, au fait que l'on n'est jamais vraiment sûr, non seulement d'être compris, mais même d'exprimer ce que l'on veut réellement dire.

Calembour et création
Le calembour, ainsi que le mot-valise, sont la preuve que les mots sont rarement porteurs d'un seul sens. Une langue d'où ils seraient absents serait une langue où à chaque signifiant correspondrait un signifié, c'est à dire une non-langue. Alors que l'anagramme joue plutôt au niveau de la vision des mots, le calembour, comme la rime, lie des mots qu'associe la sonorité et non le sens : “Why don't you starve in the desert? Because all the sand which is there” (all the sandwiches there).
Le calembour traduit la jouissance du locuteur qui sent les potentialités infinies d'une langue qu'il domine à mesure qu'il la malmène. Autrement dit, le désordre qu'occasionne le calembour est la preuve de l'ordre du génie de la langue. Il y a création verbale parce que le calembour transcende de nombreux genres discursifs. Lorsque Booz est vêtu de “probité candide et de lin blanc”, lorsque Prévert évoque L'Emasculée Conception, lorsque Boris Vian joue de son quadruple instrument la trompinette (trompe, trompette, pine et trombine), de nombreuses frontières entre genres littéraires ou rhétoriques sont anéanties. Quand, évoquant la mauvaise gestion de la compagnie Air Afrique, le Président Sénégalais Abdou Diouf affirmait en 1988, en connaissant, du moins l'espérons-nous, les vertus dévastatrices de l'ironie qu'Air Afrique “battait de l'aile”, il faisait se télescoper différentes strates de la philologie et de l'étymologie française, il comprimait la polysémie, ce que seul un chef d’État, même démocratiquement élu, pouvait se permettre. 
Borges disait que les mots étaient en eux-mêmes métaphoriques; il aurait pu ajouter, après Saussure qui estimait que les mots fouet et glas pouvaient frapper du fait même de leur sonorité, qu'ils pouvaient être à eux seuls des calembours. Pierre Guiraud évoque l'homonymie en sanskrit de gavos (nuage) et gavos (vache) d'où serait née (d'où frère aîné ?) la légende du bouvier Cacus, gardien des vaches du ciel. Il faut dire que l'étymologie peut nous aider à accéder à une étonnante connaissance de nous-mêmes, de notre culture, via le délire, la sortie du sillon. On pense aux travaux de Pierre Brisset pour qui l'étymologie donnait la clé, non seulement des mots, mais aussi du monde. Ainsi le gâteau matutinal préféré des Français s'appelle croissant, bien sûr parce qu'il en a la forme mais aussi parce qu'il fut inventé pour commémorer une victoire autrichienne sur les Turcs. Brisset poussait loin son délire lorsqu'il expliquait que des idées exprimées par des sons identiques avaient la même origine. Il donnait les exemples suivants:

Les dents, la bouche
Les dents la bouchent
L'aidant la bouche
L'aide en la bouche
Laides en la bouche
Laid en la bouche

De la création (au deux sens du termes) aux racines, il n'y a qu'un pas. L'auteur des Mythologies rappelait qu'aimable signifie que l'on peut aimer. Comme l'étymologie, le calembour serait ce qui nous permet de retrouver nos origines, la surimpression dont parle Barthes (comme lorsqu'on se souvient que tennis est une déformation du verbe tenir à la deuxième personne du pluriel de l'impératif) nous faisant remonter le temps en nous transformant en palimpsestes vivants qui peuvent, s'ils le souhaitent, jouer avec tout énoncé littéraire malgré ou contre son auteur. Robert Silhol a ainsi magistralement expliqué comment on pouvait jouer avec l'inconscient d'Apollinaire en jouant aux quilles avec les onze mots du refrain du “Pont Mirabeau” :

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Mais si on s'en tient à une simple approche grammaticale quoique ludique des six premiers mots “Vienne la nuit sonne l'heure”, on ne perd pas non plus son temps. Outre le fait que “Vienne” n'est peut-être rien d'autre que le chef-lieu d'arrondissement de l'Isère ou un département qui produit du bon fromage de chèvre, on peut voir dans ce verbe le véhicule des souhaits ou des regrets de l'auteur, on peut accorder à “la nuit” une valeur anaphorique ou une valeur généralisante, on peut conjuguer “sonne” au subjonctif, à l'indicatif ou à l'impératif, et on peut également donner à “l'heure” une valeur anaphorique ou généralisante. Ce faisant, on aura, sans effort, écrit cent mille milliards de poèmes.
Dans sa dimension parodique, le calembour doit s'en prendre à une cible préexistante. Shamela n'aurait jamais existé sans le Pamela de Richardson. Par le burlesque, Fielding s'attaque à un genre admis avant lui comme élevé. Mais bien qu'il produise un discours second, en détournant un genre de ses codes, il reste néanmoins redevable de l'hypotexte. La critique débouche, peut-être en fin de comptes, et quoi qu'en aient les créateurs, sur une mise en valeur de la cible décriée. Lorsque Le Canard Enchaîné appelait Couve de Murville Mouve de Curville, il nous semble qu'à son corps défendant il lui rendait service. Le but recherché était peut-être de railler un nom à particule; mais comme le cérémonial de la nomenclature n'avait pas bougé, le calembour était rassis avant d'avoir servi. 
La littérature n'est pas avare de calembours auctoriels volontaires mis dans la bouche de personnages qui n'en peuvent mais. On pense par exemple à la Slipslop de Fielding, la bien nommée dame de compagnie de la bien nommée Lady Booby qui s'égare dès qu'elle veut utiliser un mot un peu recherché : le calembour est la matérialisation, au niveau du discours, des homonymies phonologiques de la langue, la similitude de sons recouvrant une différence de sens. Bergson avait bien vu le parti tiré de cette similitude: 

"Dans le calembour, c'est bien la même phrase qui paraît présenter deux sens indépendants, mais ce n'est qu'une apparence, et il y a en réalité deux phrases différentes, composées de mots différents, qu'on affecte de confondre entre elles, en profitant de ce qu'elles donnent le même son à l'oreille.” 

L'art du calembour présente un détournement de la fonction linguistique: on ne parle plus pour s'exprimer, mais on s'exprime pour parler, on ne quête pas une forme pour une énonciation, on s'énonce en vue d'une forme, comme l'atteste d'une manière tragi-comique le héros de “A Lost Grave” de Bernard Malamud, qui a perdu la tombe de sa femme et qui se demande au nom d'Eros et de Thanatos “How can you cover a woman who isn't where she is supposed to be?”. Les calembours (involontaires) de la Slipslop de Fielding dans Joseph Andrews nous renseignent sur son milieu social, mais on peut aussi considérer que Slipslop n'existe telle qu'elle est que comme une forme au service de l'amusement du lecteur. 

"If I had known you would have punished the poor Lad so severely, you should never have heard a particle of that matter. […] You must soon open the Coach-Door yourself, or get a Sett of Mophrodites to wait upon you. "

Ces dérapages, ces à-peu-près, sont la marque des auteurs qui veulent établir une connivence culturelle avec leurs lecteurs pour marquer une distance adéquate avec leurs personnages mal dégrossis.

Glissements, détournements et sens multiples
Il est des dérapages volontaires comme celui de ce diplomate d'un pays peu démocratique à qui Madame Roosevelt avait demandé “When did you last have an election?” et qui avait répondu, pas vraiment gêné: “Before bleakfast”. Ou encore celui de Lady Asquith répondant à Jean Harlow lui demandant si dans “Margot” le “t” était sonore pour lui préciser : “Yes, as in ‘Harlot’”. Ensuite, il est des dérapages brumeux (mais ô combien révélateurs) qui expriment la séparation de l'individu avec lui-même, comme quand le Capitaine Haddock calembourre lorsqu'il est “parti”, en plein estrangement éthylique. Et puis, il est des dérapages involontaires, comme celui de ce chef d’État d'Afrique anglophone remerciant la Reine d'Angleterre à la fin d'une réception pour son accueil chaleureux et l'invitant en Afrique avec ces mots: “We shall retaliate”. Nous sommes alors chez Freud, par exemple chez son homme aux rats. Les rats (Ratten) ont un rapport avec les traites (Raten), avec le joueur invétéré qu'était le père du patient (Spielratte), et avec le peu d'empressement du fils à se marier (Heiraten).

Le calembour est une structure qui se meut autour d'un axe, dans la mesure où le sens second tourne autour du sens premier, l'englobe et le recouvre. Nous sommes dans la fonction poétique du langage : il y a en effet projection de l'axe de sélection vers l'axe de combinaison (Jacobson), de sorte que la similarité devient le processus constitutif de la séquence verbale. Le célèbre roman de John Braine Room at the Top offrait ainsi en deux mots un double système de rotation se fondant en un seul (une chambre dans un quartier de la ville s’appelant “The Top” et “Une place au soleil”). Shakespeare permet, dans les domaines scatologique et sexuel en particulier, des applications à n'en plus finir. Citons le potato-finger de Troilus et Cressida:: “How the devil luxury, with his fat rump and potato-finger, tickles these together! Fry, lechery, fry!”, (où le potato-finger, cousin du little finger , signifie le pénis, et these renvoie aux amoureux Cresside et Diomède), le très subtil Holland de 2 Henry IV: “The rest of thy low-countries have made a shift to eat up thy Holland”, où Holland signifie “anus” (Hole Land), avec un calembour second sur countries, ou encore l'extrême grivoiserie dont Hamlet use à l'encontre d'Ophélie dans la scène du théâtre: 

Oph. You are keen, my lord, you are keen.
Ham. It would take you a groaning to take off my edge. 

On a d'ailleurs pu lire dans la grossièreté des calembours du Prince danois un instinct de meurtre. Ce qui n'a pas empêché certains de considérer que le goût du calembour chez Shakespeare dénotait une sexualité ambiguë. Il faut dire que chez les Anglo-Saxons d'aujourd'hui, le pun est tenu pour une forme d'humour d'autant plus médiocre qu'ils y subodorent avec crainte de l'obscénité. D'une manière générale, cela dit, le jeu de mots obscène fait peur parce qu'il met à mal le caractère sacré des mots tabous, et ce, sous le couvert d'une innocence à peine feinte. Lorsqu'on écoute une histoire salace, on attend la chute et son ou ses four-letter words. Mais un jeu de mots obscènes (“Quel bel appât que la pie n'happa pas”) n'utilise pas franchement des mots obscènes. La prononciation ne bouge pas et c'est à la personne encodée qu'il revient de relier le sens tabou à la proposition innocente.
Un jeu de mots, simple, double ou triple (qu'on pense au prodigieusement efficace slogan publicitaire Dubo, Dubon, Dubonnet) n'opère que si des sons débouchent sur des sens multiples à la condition que le récepteur soit attentif à la fois à l'euphonie et à la sémie. Il appréciera les calembours segmentés (les plus faciles à produire): “l'abri côtier”, “un vieillard mateur” ou en forme de suite: “La mère rit de son arrondissement” (Alphonse Allais), “Incest is relatively boring”. Il n'y a calembour que parce que les mots, avant de représenter les objets et les pensées, sont eux-mêmes des objets. C'est ce qu'aimait Flaubert dans le jeu de mots qui lui permettait de s'arracher, selon Sartre, aux phrases toutes faites, aux lieux communs: “ Je ne puis expliquer, dit Sartre, que par une obscure prescience l'acharnement lourd et laborieux avec lequel, depuis l'enfance, il s'exerce aux calembours.” Ce qui plaisait à Flaubert dans nos vieilles langues usées, selon Sartre, “c'est qu'il y est encore possible de lire avec les yeux un certain message et, croyant le délivrer, d'en transmettre un autre oralement.” Le calembour, ajoutait Sartre, “nous fait découvrir le langage comme paradoxe (une absurdité pour nous mais un libre rapport de soi-à-soi) et c'est précisément sur ce paradoxe que Flaubert pressent qu'il faut fonder l'Art d'écrire.” Et, ajouterions-nous, faire éclater toutes les frontières de la rhétorique, les plus mauvais jeux de mots étant les meilleurs (les Espagnols les plus pingres sont les Navarrois puisqu'ils vivent en Navarre, avait découvert Flaubert enfant) et permettant d'arriver — pour reprendre l'analyse d'un Flaubert qui ne connaissait pas Buster Keaton — au “comique extrême, le comique qui ne fait pas rire”. Comme quand Flaubert parle de “démocrasserie”, que Julian Barnes adaptera fort joliment en “democrappiness”. 
Cela dit, le jeu sur les mots doit être accouplé à un jeu sur la représentation, les jeux de mots les plus productifs étant engendrés par les mariages les plus harmonieux, toutes les grenouilles de bénitier n'étant pas des batraciens! Lorsque dans le jardin du Paradis perdu de Milton, Eve se retrouve, aux yeux d'Adam, deflowered, elle est violée, mais aussi, au sens propre du terme, privée de fleurs. On trouvera un autre exemple moins dramatique de fleur et de femme-fleur dans Henri V de Shakespeare. Catherine y est pour le roi un substitut à l'assaut réfréné contre les villes françaises. Si Harfleur est une “city girdled with maiden walls” (V ii 322) et devient la “flower de luce”(V ii 210) d'Henri , Catherine est une “city turned into a maid”, une vierge dans le “circle” de laquelle il n'hésiterait pas à “conjure up” the “spirit of love”(V ii). La conquête des villes sera consommée comme le mariage: “so the maid that stood in the way for my wish shall show me the way to my will” (V ii 327-8). Les poètes captent ici des analogies, résolvent en un mot le conflit entre le banal et le tragique, quand d'autres, plus souvent, résoudront le conflit entre le banal et le comique, comme Coluche relevant ce qu'avait de scabreux, à eux tout seuls, des mots comme “concupiscent” ou “converge”. On comprend alors que le calembour soit sociologiquement plus intéressant et plus signifiant que le non-sens (“nonsense”). Un nonsense pulvérise un mot existant pour lui faire perdre son sens, ou bien prétend donner un sens à des sons ou des mots qui n'en ont aucun. Vers 1960, une chanson de variétés française avait pour titre et refrain “Abuglubu-abugluba”. L'ancien Congo belge accédant dans le sang à l'indépendance, un chansonnier transforma ce non-sens onomatopéique en “Kasavubu et Lumumba”. A lui seul, cet exemple comico-dramatique tendait à prouver qu'un calembour n'est pas un acte gratuit mais, à proprement parler, un mélange des genres, la preuve que notre vie est duale, qu'entre la raison et la déraison il n'y a pas de frontière, que notre conscience claire fonctionne parfois comme un rêve éveillé.
Shakespeare branlait-il son dard? Certains noms — communs ou propres — sont plus signifiants que d'autres. Valéry l'avait remarqué à propos de La Fontaine : “ Peut-être ce nom même de La Fontaine a-t-il, dès notre enfance, attaché pour toujours à la figure imaginaire d'un poète je ne sais quel sens ambigu de fraîcheur et de profondeur […]. De grands dieux naquirent d'un calembour […].” Il n'est pas certains que les possesseurs d'un nom aiment qu'on joue avec leur patronyme. Un Gensane ne goûte pas forcément la gentiane, surtout celle qu'on produit en Corée à Fou-San. Il n'en reste pas moins que s'il y a calembour à partir des noms, c'est que d'abord, comme le dit l'expression, on se fait un nom: il est fort probable que le patronyme de la famille royale des Stuart vienne de sty ward (porcher), il est sûr que le peintre Hogarth s'appelait à l'origine Hoggart (hog = verrat). Quant au premier président de la République de Côte d'Ivoire, il s'appela “Houphouet” (détritus) pour des raisons métaphysiques et “Boigny” (bélier) pour des raisons sociétales. Le calembour jailli d'un patronyme crée donc un univers fini, rétréci, où l'arbitrarité du signe a vécu. Si je joue avec le nom “Giscard”, celui du “oui mais” à De Gaulle que Le Canard Enchaîné avait rebaptisé “Giscariote”, est-ce que je cherche un vocable impérissable parce que je veux faire passer un jugement politique, ou est-ce que je veux cacher une pensée politique peut-être un peu nébuleuse ou approximative derrière un bon mot? Guy Béart et Pétrarque ont ainsi tourné bien longtemps autour de “Laura”, que le chanteur n'a jamais eue (“Laura, l'aura pas”) et que le poète n'a jamais nommée, sauf dans le titre, et, dans le texte, en jouant sur quantités de pseudo-anagrammes parce que dans l'amour courtois adultère on ne dit pas les choses telles qu'elles sont mais telles qu'on les soupire.
Lorsque Hamlet découvre que la personne qu'on enterre selon des rites tronqués n'est autre qu'Ophélie et qu'il s'exclame “the fair Ophelia”, trouve-t-il belle ou pure celle à qui il conseillait précédemment de s'enfermer dans un couvent-bordel? Bien des personnages de la tragédie shakespearienne ont des personnalités clivées dans un monde où les frontières de la morale, de la politique sont mouvantes. Le jeu de mots renforce de manière illogique le processus logique de la pensée. “Tout homme est mot-valise, qui doit pour prendre sens et, ce faisant, en reconnaître le non-sens, commencer par disjoindre ses constituants”. La nunnery dans Hamlet, oxymore à lui tout seul, relie des images normalement sans rapport et il les fond en une métaphore apparemment incohérente. La langue de l'énonciateur s'en trouve enrichie, voire poétisée, même si la conscience n'est pas forcément très claire. Et lorsqu'il n'y a plus glissement progressif des sens mais franc dérapage, cela peut mener à la cacophonie, comme lorsque Lacan parle (alors que Bobby Lapointe l'eût chanté) “de ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire”.

Arbitrarité et absurde
On connaît la version de Raymond Queneau de La cigale et la fourmi selon la méthode S +7 : La cimaise et la fraction :

La cimaise ayant chaponné tout l'éternueur
se tuba fort dépurative quand la bisaxée fut verdie :
par un sexué pétrographique morio de mouffette ou de verrat etc…

La technique peut être rapprochée de celle de la chanson que chante, dans un Espéranto bien à lui, Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. Nous ne sommes pas à proprement parler dans le calembour mais dans une exploitation par l'absurde des révélations des potentialités de la langue, en direction du chaos quand cette langue est sur le point de se dissoudre. Cette circonvolution fait éclater l'arbitrarité du signe puisque, de même que “les fesses reculent” n'est pas plus illogique que “l'effet se recule” ou “les faits (“les fées”?) se reculent” quelque chose de génétique en nous pourrait nous faire prendre une cimaise pour une cigale. Il est de toute façon à entendre dans cet exemple que dans un bon (et même dans un mauvais) calembour, l'impression de ressemblance et l'impression de différence se confondent, un peu comme le doux-amer ou comme la neige glacée qui brûle la main. Comme chez Groucho Marx, dans le calembour le réel raisonnable devient un irréel de la folie. 
L'horizon d'attente du jeu de mots est égale à l'infini ou a zéro selon que l'on se satisfait du jeu par lui-même ou que l'on recherche un détournement des mots et du sens franchement spirituel. Pour atteindre l'authenticité, a dit Sartre, il faut que quelque chose craque. Ainsi, pour retrouver l'authenticité de phrases toute faites, solidifiées par un trop long et massif usage, peut-on prendre un cliché à sa source et, par une légère fêlure, lui redonner son sens par une resémantisation biaisée: on pense aux verres cassés dans les cantines qu'accompagnait un “Duralex, c'est de l'ex”, ou à In His Own Write et au Spaniard in the Works de John Lennon. 
Le calembour est matière à réflexions très sérieuses puisqu'il questionne les formes et le rôle du langage. Lorsque Coluche avance que “les hommes politiques trahissent des émotions” ou que Monsieur Lecanuet fut “premier dans un concours de circonstances”, le jeu de mots est chargé de subversion puisque le discours est brisé en étant pris pour ce qu'il est. Selon Pierre Guiraud, “une des formes cocasses du calembour consiste à bloquer le sens figuré en prenant l'expression au pied de la lettre (elle prend une éponge et s'efface)”. “ Le “ludant”, ajoute Guiraud, est le texte tel qu'il est donné (celui qui joue) et le “ludé” le texte latent (sur lequel on joue). […] Dans la mesure où le “ludant” est un terme inattendu et le “ludé” attendu, l'effet de surprise sera d'autant plus grand que le premier est plus normal et le second plus insolite; par exemple recevoir quelqu'un avec des daims est assez surprenant. […] Définir l'amour comme une forme alitée à remplir ou une formalité à remplir (ludant et ludé sont ici parallèles et interchangeables), c'est proférer une banalité sous le couvert d'une obscénité ou, l'obscénité dûment exprimée, feindre un malentendu.” 
Un bon calembour fait rire puis réfléchir. Le drôle devient profond, l'insolite devient normal. Country Matters dans Hamlet révèle la maîtrise de l'auteur, une grande connaissance de son public, sa conscience de l'existence du sur-texte. Lorsque Hamlet crie à Ophélie : “Get thee to a nunnery”, il y a certes calembour, mais le personnage et son auteur ont cessé de jouer, ont retrouvé la dénotation qui est, comme le disait Barthes “la dernière des connotations”, pour signifier d'une manière différente et non arbitraire ce qu'ils avaient à dire. Lorsqu'en revanche je dis qu'un Monsieur Lenfant est orphelin, je reste à la surface du langage, même si j'ai atteint l'objectif d'espièglerie que je m'étais fixé. Je me maintiens au niveau du sous-texte dans la mesure où je n'ai pas élargi le champ de la communication et où la littérarité de mon discours est quasi nulle. Si je transforme gratuitement “Giscard” en Giscariote, mon propos signifie par lui-même, mais je ne joue que sur le langage, dont je malmène la chaîne syntagmatique. Mais si je qualifie le ministre des finances des années soixante de Giscariote parce qu'il a appelé à s'abstenir lors d'un référendum perdu par De Gaulle, j'inscris le jeu de mots, qui n'a rien perdu de sa force, dans le champ politique et culturel. Je fais donc coup double puisque je fais rire aux dépens de la victime en dénotant et connotant la traîtrise du “cactus” 

Au-delà du calembour: du vent? 
On se permettra d'établir une passerelle entre les faiseurs de calembours et le pétomane de la Belle Époque. On peut en effet considérer que la pétomanie c'est le calembour poussé à son paroxysme, le contrepet étant une forme qui s'arrêterait à mi-chemin. Il y a d'une part mise en question du goût (bon ou mauvais), de la culture, des institutions, mais nous sommes également en présence d'une mise à nu de l'apparente évidence du langage. Les plus grands auteurs ont parfois succombé aux vertiges de la scatologie calembourdière, tel Corneille qui, dans un de ses poèmes, parle d'“incaguer les beautés” et dont chaque élève de seconde connaît le célèbre acrostiche SALECUL d'Horace. Lorsque Coluche se moquait des slogans des manifestations gauchistes des années soixante-dix et qu'il transformait “A bas la répression, les manifestations policières!” en “A bas les boutons pressions, vive les fermetures éclair!”, il y avait mise en question des institutions, des comportements sociaux à travers le langage. Mais ces cris se perdaient dans des éclats de rire ou dans l'azur!

La parole du calembour fait éclater la frontière entre décrire et dire. Aussitôt et par le miracle de l'approximation, les sens évidents et premiers sont détournés car ils sont dans le même mouvement éclairés et dévoyés. Le dérèglement peut déboucher sur une déréglementation en ce que la parole n'est non seulement plus réglée, mais aussi dans la mesure où elle est à la fois la cause et la conséquence d'un rapport au langage sans règles, sans foi, sans lois. Nous sommes aujourd'hui dans une ère de médiatisation obligatoire, à une époque où il faut penser, parler et réagir le plus rapido possible. Il n'y a plus de discours public sans urgence histrionique, sans mépris pour l'approfondissement, sans relégation aux oubliettes de l'histoire du substrat culturel, sans appel — entre autre par le calembour — aux tendances simplificatrices et démagogiques d'un homo civicus et economicus complètement emprisonné dans la langue des moyens de communication de masse. Insulte raciste, expression à cru de la violence de l'inconscient, le “Durafour crématoire” était aussi un crime contre la pensée lorsque c'est l'Autre antisémite qui parle, non pas contre le locuteur, mais en lui. A gauche, un journal comme Libération, qui ne s'est jamais tout à fait remis d'une certaine décontraction post-soixante-huitarde, hésite entre la désinvolture de ses calembours de première page et la respectabilité auto-légitimante d'un regard approfondi sur les choses. De Le Pen à July, l'utilisation médiatico-politique du calembour marque la volonté d'inclure tout dans tout, et vice-versa, est la preuve que tout se vaut et qu'un bon mot qui passe la rampe vaut mieux qu'une réflexion qui prend son temps. Lacan (tonade?) est assurément en partie responsable de la légitimation de l'utilisation intempestive des calembours et, partant, de l'à-peu-près, d'une dérégulation quasi organisée de la syntaxe et de l'orthographe dans les media en général et dans la publicité en particulier. Les décideurs, les confisqueurs de paroles nous le disent: la vie ne vaut d'être vécue qu'au niveau de la blague. Mais alors, la France est “gagnée par l'’insignifiance ’” 
Dans une lettre à son professeur Georges Izambard, Rimbaud prévenait: “C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire: On me pense. — Pardon du jeu de mots.” On passera pour cette fois sur la première partie de la proposition, sur l'aliénation par décentrement du sujet. Par son allusion au jeu de mots, Rimbaud signifiait non seulement que tout passe par le langage, mais que tout est dans le langage. Les mots ne nous appartiennent pas parce que nous leur appartenons. On se demandera alors si le “dérèglement” qu'évoquait le poète, n'est pas cet instant profondément mystérieux où le dit peut disjoncter du pensé parce que l'énonciateur ne souhaite plus que la pensée puisse être identifiée à son moi.

(Texte écrit en 1990)


NOTES
Prose Works, ed. Herbert Davis (Oxford 1957), vol. 4, pp. 205-6.
The Writing Beatle, New York, 1967, p. 24.
. Voir Umberto Eco, La guerre du faux, (Paris : Grasset, 1985), p. 23.
. L'abus, aujourd'hui, du mot “ghetto” atteste la coupure de l'individu et de la collectivité par rapport à leur culture et à l'histoire.
. Umbert Eco, op. cit., p. 12.
. Gustave Lanson, L'art de la prose, p. 32.Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire qualifie le calembour de “la pire espèce du faux bel esprit”. Selon Pierre Guiraud, le mot “calembour” viendrait de caller (bavarder) et bourder (dire des blagues) Voir Les jeux de mots, (Paris: P.U.F., “Que Sais-je?”, 1976), p. 121. “Pun” apparaît dans l'Oxford English Dictionary en 1660. Son origine est inconnue. Le mot vient peut-être de “to pound”, avec l'idée que les mots sont battus, que le sémantisme est écrasé, ou alors de “punto”, “pointe”, ce trait cher aux pitres.
. Le Rire, (Paris: P.U.F., 1975), p. 92 (première publication: 1900).
. Tristes Tropiques, (Paris: U.G.E., 1955), p. 37.
. Ce que Jean-Jacques Lecercle appelle “the remainder” in The Violence of Language, Londres: Routledge 1991.
. Si t'es gai, ris donc!, (Paris: Julliard, 1963), p. 21.
. 5 Juin 1968.
. Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, (Paris: Garnier,1962), p. 263.
. Un des aspects fondamentaux de l'œuvre de Bosch tient dans un considérable travail de retournement. Pour ne prendre qu'un exemple, à la limite mineur, on pourra considérer le démon, personnage discret de son Saint Jean de Patmos. Son sexe est une queue écaillée (on peut jouer sur le mot “queue” en flamand comme en français). Cet horrible appendice, sexe clos sur lui-même, privé pour toujours de l'étreinte, exprime la condition oxymoronique du démon solitaire (sûrement pas démoniaque) et impuissant et traduit, au niveau du discours, la confusion tragique que le mal introduit dans le langage.
. Lire à ce sujet C. Gaignebet, (et al.), Art profane et religion populaire au Moyen Age, Paris: Presses Universitaires de France, 1985 (2ème chapitre).
. L'argot, (Paris: P.U.F., 1956), p. 50
. B. Rodgers, The Queen's Vernacular, (San Francisco: Straight Arrows, 1972), p. 29.
Leek = poireau. Leak = fuite.
. M. Yaguello, Alice au pays du langage, (Paris: Editions du Seuil, 1981), p. 141.
. Fiction et diction, Paris: Editions du Seuil, 1991. On peut également jouer sur con et con , chat et chat, rot et rot (“pourrir” en anglais, “rouge” en allemand). On pourra aussi aller chercher en Afrique keur (prononcé “cœur”) qui signifie “maison” en wolof et qui, étrangement, ressemble euphoniquement au ker des Bretons! Signalons également une approximation troublante: “to kowtow”, verbe d'origine chinoise, signifie “courber l'échine”, et “akoto” signifie “à genoux” en baoulé, langue du groupe Akan. Enfin, dans le dialecte bavarois, jouer allegro vivace implique pour les musiciens en herbes qu'ils ne doivent pas taper sur leurs instruments comme s'ils leur donnaient des claques (wie Watsche).
. Voir L.-J. Calvet, Roland Barthes, Paris: Flammarion, 1990.
. Roland Barthes par Roland Barthes, (Paris: Editions du Seuil, 1975), p. 76. On sait que des moqueurs parleront d' “angulage de mouches” pour qualifier certains méandres de la démarche barthésienne.
. “Art as Technique”, in ed. L.T. Lemon et M.J. Reis, Russian Formalist Criticism, Lincoln: University of Nebraska Press, 1965.
Ce fou triste (Saddam Hussein) m’a pris mon papa.
. Cité par E.P. Thompson, The Making of the English Workin Class, (Harmondsworth: Penguin, 1968), p. 733.
. Bâtons, chiffres et lettres, (Paris: Gallimard, 1965), p. 69.
. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, (Paris 1967), p. 102
. Pierre Guiraud. Les jeux de mots, (op. cit.), p. 41.
. Ami de Jules Romains, Pierre Brisset (1837-1923) est l'auteur de La Grammaire logique, Paris: Tchou 1970. Bien sûr la quête étymologique ne rapporte pas toujours les fruits souhaités. L'étymologie naît parfois de faux indices. Umberto Eco rappelle qu'orchis signifiait testicule en grec… (Les limites de l'interprétation, Paris: Grasset, 1992), p. 108.
. Roland Barthes par Roland Barthes, (Paris: Editions du Seuil, 1975), p. 88.
. Le Texte du désir, (Petit-Rœulx: Cistre, 1984) (chapitre 4).
. En revanche, beaucoup plus cruel était le fait d'appeler, dans l'entre deux-guerres, le père de l'ancien Président de la République Monsieur de Puipeu, lui qui venait de relever le nom de la famille d'Estaing.
. Le Rire, (Paris: P.U.F., 1975), p. 92 (première publication: 1900). En revanche, dans le contrepet, l'art de décaler les sons et peut-être aussi, ajouterions-nous, d'inoculer les encens, la langue fourche dans les deux sens du terme.
. Joseph Andrews, (Londres, O.U.P., 1966), p. 37. En italiques dans le texte.
. In J. Crosbie, Crosbie's Dictionary of Puns, New York, Harmony, 1977.
. Stendhal aurait parlé d' “étrangement” éthylique, vocable tombé en désuétude mais qui aurait permis un autre jeu de mots.
. Ce qui fait évidemment penser à la blague bien connue: au diner officiel donné à l'ambassade d'Allemagne, Le Général Amin Dada a mangé un hamburger, deux frankfurters et un jeune homme de Heidelberg…
. Ce finger a fait l'objet d'innombrables plaisanteries de collégiens, comme dans la chanson des Beatles “Penny Lane”: “a four of fish and finger pie” (une portion de bâtonnets de poisson fourré).
. Eric Partridge, Shakespeare's Bawdy, (Londres: Routledge and Kegan Paul 1968, édition augmentée), pp. 121 et 165.
. Hamlet, III, ii, 259-260.
. Margaret Ferguson, “Hamlet:: letters and spirits”, in Shakespeare and the Question of Theory, ed. Patricia Parker et Geoffrey Hartman, (Londres: 1985), p. 292.
. “Many of us wish the Bard had been more manly in his literary habits” (William Empson, Seven Types of Ambiguity, Londres: Harmondsworth 1973, p. 110).
. L'idiot de la famille, (Paris: Gallimard, 1971), tome 3, pp. 1973-5. Pour des raisons médiocres, Sartre a fait l'objet d'innombrables piques de la part des faiseurs de calembours : ainsi, pendant la deuxième guerre mondiale, la presse collaborationniste titra “L'épate des mouches” lorsqu'il fit jouer sa fameuse pièce parce qu'elle retenait qu'il voulait choquer les bourgeois (in Témoins de Sartre, Volume II, Les Temps Modernes, n° 531-3), tandis que le Sartre très diminué de la fin des années soixante-dix dut supporter des plaisanteries du style “de Beauvoir en bavoir”.
. Gustave Flaubert, Correspondance, (Paris: Conard (sic), 1926), tome 2, p. 407. Autre sic : le nom du procureur ayant requis contre Madame Bovary: Ernest Pinard.
. Flaubert's Parrot, Londres: Jonathan Cape, 1984. Happiness = bonneur; crap = saloperie.
.Variétés I, (Paris: Gallimard, 1924), p. 53.
. V, 1, 265.
. Jean Pâris, “L'agonie du signe”, Change, 11, 1972, p. 167.
. Nous suivons ici l'analyse de Kenneth Muir, “The Uncomic Pun”, Cambridge Journal, 3, 1950, pp. 473 à 485.
. “Groucho” est un calembour mot-valise constitué par “grouchy” (ronchon) et “gaucho”.
. Publiés en 1964 et 1965, réunis en 1967 par Signet Book (New York). Traduit en français par Christiane Rochefort sous le titre En flagrant délire. Ces deux petits chefs-d'œuvre sont une mine de calembours. Lennon procède soit par approximations (“Trade Onions”, “Lastly but not priest”), substitutions (“Harrassed Wilsod”, additions (“Labouring Partly”), fausses éthymologies où il fait dire à des noms propres ce que peut-être ils ne faisaient que suggérer (“Harrassed Mc Million”, “Priceless Margarine”) ou encore par création de pseudo langues étrangères à partir de jeux de mots sur des noms propres (“Prevalent Ze Gaute”). Le but final étant de dénoncer le discours de l'idéologie dominante en faisant éclater la langue (“Jesus El Pifco was a foreigner and he knew it. He had immigrateful from his little white slum in Barcelover a good thirsty year ago […]”.
. Les jeux de mots, (op. cit.), p. 11.
. Pierre Guiraud, Les jeux de mots, (op. cit.), p. 105-7.
. S/Z, (Paris: Edition du Seuil,1970), p. 16.
. Rappelons le que le mot “zéro” vient d'un mot arabe signifiant “le vent”.
. In Poésies diverses, cité par François Vergnaud in Hippolyte Wouters (et al.), Molière ou l'auteur imaginaire, Bruxelles: Editions Complexes, 1990.
. Cet acrostiche (qui n'est pas le seul dans son genre) se situe dans la scène 3 de l'Acte II:
S'attacher au combat (sic) contre un autre soi-même
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,
Et rompant tous ces nœuds (sic), s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudroit racheter de sa vie,
Une telle vertu n'appartenoit qu'à nous;
L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux
. Voir Gérard Miller, “L'infamie-réflexe”, Libération, 5 septembre 1988.
. Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 25/9/91.
. A.J. Greimas, Le Monde, 22/10/91.
. 13 Mai 1871.

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18 février 2011 5 18 /02 /février /2011 16:30

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Prénoms : des tendances (1, première)

 

Il n’est pas simple de choisir des prénoms pour nos enfants. C’est un exercice périlleux. On commet souvent, plus ou moins consciemment, des bourdes irréparables. Sans croire pleinement au déterminisme, force est de constater que nous sommes marqués par nos prénoms, comme par nos patronymes d’ailleurs. Tenez, moi, par exemple : je m’appelle Gensane (ce n'est pas un pseudo – on parlera des pseudos un de ces jours). C’est un nom d’origine catalane (côté français) qui veut dire, vraisemblablement, « homme fort ». Il se trouve que mes parents, sans connaître sa signification, m’ont donné comme prénom Bernard, qui signifie chez les Teutons « ours endurci » (ils ne devaient pas non plus connaître l'histoire de mon saint-patron, Bernard de Clairvaux, une sorte de facho pour l'époque, intégriste, belliciste). Ils ont donc doublé le sens du nom par celui du prénom. Il n'empêche : comme tout le monde, j’ai mon lot d’ennuis de santé, mais j’ai l’illusion d’être costaud. Cela dit, toutes les Cécile ne sont pas aveugles, tous les Claude ne sont pas boiteux, même si, comme les Dominique et tous ceux qui portent un prénom mixte, ils peuvent avoir des problèmes d’identité sexuelle. Sans parler des Jean-Marie (n’est-ce pas, Le Pen ?) et autres Marie-Jean ou François-Marie. Au XVIIIe siècle, s’appeler François-Marie, dans les classes privilégiées, ne posait aucun problème (Arouet, dit Voltaire). Il n’en allait pas de même au XXe siècle (Banier).

 Revenons aux bourdes. Il y a les prénoms qui connotent à mort. Dans les classes défavorisées, les feuilletons californiens ayant fait des ravages, on plaindra, dans cinquante ans, les Kevin et autres Brandon. L’été, sur les plages de Vendée, on rencontre des Anne-Christelle aux jupes plissées, des Louis-Olivier et autres Blaise-Gontran, très propres sur eux et qui nous viennent de familles catholiques de l’est de la France. On sait immédiatement à qui l’on a affaire.

Et puis, il y a les vraies bourdes. J’ai connu un Hémard que ses parents avaient prénommé Jean. J’ai un petit cousin qui porte également ce prénom, ce qui, euphoniquement, n’est pas du plus bel effet. Je me souviens d’un couple qui avait appelé ses enfants Côme et Pacôme. Vous imaginez : « Côme, viens ici ; Côme, pas Pacôme ! » Je me souviens de deux parents un peu hippy vers 1970 qui avaient enfoncé sciemment leur fils en lui donnant les trois prénoms Maur, Pie, et Ion. Pensons également aux enfants qui remplacent les morts : une Françoise, dénommée ainsi parce que son grand-père, François, était parti trop tôt. Il y a des prénoms qui diminuent : un Marcel appelle son fils Marc et lui coupe, inconsciemment, les ailes. D'autres prénoms augmentent : un Jean appelle son fils Jean-Pierre. Sans parler des prénoms de substitution : un garçon s’appelle Michel parce que ses parents attendaient une Michèle. À propos de Michel, souvenons-nous de Michel Rocard qui avait surnommé sa deuxième femme Michèle “ Micheleu ”. Ce faisant, il ne pouvait pas ne pas la masculiniser.

Aujourd’hui, dans les familles un peu bobo, on observe une tendance intéressante. En voulant bien faire, des parents choisissent, quand c’est possible, un prénom constitué de leurs propres prénoms. Anne et Jean vont appeler leur fille Jeanne. Plus compliqué, Yolande et Yann appelleront leur fils Yohan. Je dirai que ces parents se bercent d’illusions. Ils veulent, ou ils croient ainsi exprimer la fusion de leur noyau familial. Selon moi, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. Tout enfant, tout individu a beaucoup de difficultés à se forger une identité, surtout dans une famille très unie, ou qui croit l’être. Il ne pourra pas devenir ce qu’il est si son prénom est le prolongement ou la ratatouille de celui de ses parents.

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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 12:03
Dante.jpgPetit quizz fastoche
 
Retrouvez l'original...
THE BALLAD OF DEAD LADIES

Tell me now in what hidden way is
Lady Flora the lovely Roman?
Where's Hipparchia, and where is Thais,
Neither of them the fairer woman?
Where is Echo, beheld of no man,
Only heard on river and mere,-
She whose beauty was more than human?.
But where are the snows of yester-year?

Where's Heloise, the learned nun,
For whose sake Abeillard, I ween,
Lost manhood and put priesthood on?
(From Love he won such a dule and teen!)
And where, I pray you, is the Queen
Who willed that Buridan should steer
Sewed in a sack's mouth down the Seine?.
But where are the snows of yester-year?

White Queen Blanche, like a queen of lilies,
With a voice like any mermaiden,-
Bertha Broadfoot, Beatrice, Alice,
And Ermengarde the lady of Maine,-
And that good Joan whom Englishmen
At Rouen doomed and burned her there,-
Mother of God, where are they then?.
But where are the snows of yester-year?

Nay, never ask this week, fair lord,
Where they are gone, nor yet this year,
Save with thus much for an overword,-
But where are the snows of yester-year?

(Traduction : Dante Gabriel Rossetti)
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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 11:54

vienne.jpg

Johann Strauss rock and roll

 

Tous les ans, le service public nous offre, en direct de Vienne, deux heures de très belle musique et de danse classique autour de Johann Strauss. C'est magnifique et réglé comme du papier ... musique.

Le dernier morceau est, systématiquement, "La marche de Radetzky". Alors là, cela devient hard : à l'invitation du chef d'orchestre, les spectateurs sont invités à taper dans leurs mains. Ils s'en donnent à coeur joie. Mais ils restent tous très, non pas ballet, mais balai dans le cul. Leur componction est une merveille pour les yeux et les oreilles.

Je me dis que ce n'est pas tout à fait par hasard si Freud était viennois.

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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 09:41
Penny Lane et Strawberry Field(s) : lieux réels et fantasmagoriques
(ÉCRIT EN L'HONNEUR D'ANDRÉ CRÉPIN, POUR SES 80 ANS)

strawberry-fields-forever.jpg

LIEUX D’ENFANCE
“ Penny Lane ”, l’Allée Penny, tire son nom de James Penny, notable liverpoolien du XVIIIème siècle, propriétaire de vaisseaux négriers et farouche anti-abolitionniste. Dans une démarche politiquement correcte, la municipalité de Liverpool débaptisa tous les noms de rue rappelant son passé esclavagiste, mais, vu l’importance de la rue rendue célèbre par Paul McCartney dans la culture pop, Penny Lane garda son nom. Ce n’était que justice dans la mesure où, avec “ Penny Lane ” – et “ Strawberry Fields Forever ” –, la pop music parlait pour la première fois d’une ville de province qui n’était pas Memphis ou Kansas City. L’anglicité de ces deux chansons anticiperait des représentations télévisuelles du peuple anglais telles que Brookside (1982-2003), situé dans la banlieue de Liverpool, et Eastenders (1985-), situé dans une banlieue populaire fictive de Londres.

 
“ Strawberry Field ” (sans ‘ s ’), le champ de fraises, était un orphelinat de l’Armée du Salut dans les jardins duquel John Lennon aimait jouer avec ses amis. Abandonné par son père, et ayant perdu sa mère à l’âge de dix-huit ans, John se sentait solidaire des pensionnaires de Strawberry Field, au grand désarroi de sa tante Mimi, sa tutrice. Lorsqu’elle tentait de l’empêcher d’aller grimper dans les arbres, juste derrière l’orphelinat, John lui demandait : « que veux-tu qu’on me fasse, qu’on me pende ? ». D’où, dans la chanson, l’affirmation insolite « nothing to get hung about ».


Bien que plongeant dans les années cinquante, “Penny Lane ” rend parfaitement compte, de l’optimisme, de la joie de vivre, de l’énergie de la seconde moitié des années soixante en Grande-Bretagne. Nous sommes dans un film en couleurs, et en couleurs chatoyantes. Un narrateur adulte se souvient du Penny Lane de son enfance, s’émerveille de la banalité du quotidien, les sens en alerte, heureux d’être en vie, lui qui est né (en 1942) dans une ville où les bombardements ont fait près de trois mille morts et endommagé partiellement ou totalement deux habitations sur trois durant la Deuxième Guerre mondiale.


Ces lieux ont donc très fortement marqué l’enfance de John et de Paul . Un jour qu’il attendait John à l’arrêt de bus de Penny Lane, Paul prit des notes sur ce qu’il voyait, notes qui figureraient dans la chanson : un salon de coiffure avec les photos des clients , une jolie infirmière vendant des coquelicots à l’occasion du Jour du Souvenir, le 11 novembre quand les Britanniques commémorent la fin des deux Guerres mondiales. John Lennon vivait à deux pas de Strawberry Field, dans une coquette maison jumelée, propriété de sa tante, et il aimait vendre de la limonade lorsque la direction de l’établissement y organisait des fêtes. Peu de temps avant son assassinat, Lennon coucherait l’orphelinat sur son testament, à hauteur de soixante-dix mille livres. L’un des bâtiments porterait dès lors son nom : le Lennon Hall. Penny Lane n’a guère changé depuis l’enfance des Beatles, à ceci près que le rond-point de la jolie infirmière a cédé la place à un restaurant. Quant à l’orphelinat de Beaconsfield Road, ouvert en 1936, il a fermé ses portes en 2005.


Les Beatles enregistrèrent “ Strawberry Fields Forever ” (désormais SFF) du 29 novembre au 22 décembre 1966, et “ Penny Lane ” (désormais PL) du 29 décembre 1966 au 17 janvier 1967, en même temps que “ A Day in the Life ” et “ When I’m Sixty-Four ”, deux classiques de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Cette concomitance n’était pas fortuite : les Beatles – John et Paul en particulier – étaient alors au sommet de leur art, dominant ou influençant la pop music, la mode, le cinéma, la publicité. Bizarrement, ces deux chansons qui, en tant que 45 tours, sont certainement leur œuvre le plus remarquable, ne parvinrent pas en tête des hit-parades en Grande-Bretagne.


Poursuivant dans la veine autobiographique ce qu’ils avaient commencé avec “ In My Life ” (la fuite du temps vécue par John) ou “ Eleanor Rigby ” (la solitude des personnes âgées vue par Paul), les Beatles plongent, avec PL et SFF, dans l’espace-temps, dans leur monde intérieur, dans leur imaginaire, avec chez John l’idée que la confusion des sens rend le réel intangible, tandis que, pour Paul, il suffit de recréer l’avant pour qu’il s’impose. Par-delà le thème commun de l’enfance, les deux chansons sont totalement dissemblables .

GENÈSE
John écrivit SFF à un moment charnière de son existence personnelle et professionnelle. Les Beatles avaient décidé de mettre un terme aux tournées, mais ils vivaient leur carrière de manière schizophrène : en studio, ils s’étaient lancés dans des expérimentations révolutionnaires alors que, sur scène, obligés de respecter leurs derniers contrats, ils jouaient leurs œuvres des années 1964-1965, selon eux complètement dépassées. En outre, John venait de déclarer que les Beatles étaient « plus populaires que Jésus » et que le christianisme allait disparaître, des propos surprenants mais loin d’être aberrants vu le contexte de l’époque. Par ailleurs, Paul était manifestement en train de devenir l’élément dominant d’un groupe que John envisageait de quitter. Ajoutons que le couple de John et Cynthia Lennon s’effilochait et que le chanteur se droguait régulièrement au LSD. D’où, sûrement, un retour se voulant curatif vers le passé . Notons incidemment qu’en 1966, de nombreux groupes s’étaient eux aussi lancés dans l’expérimentation : les Beach Boys avec “ Good Vibrations ”, les Byrds avec “ Eight Miles High ”, ou encore les Loving Spoonful avec “ Summer in the City ”. Ces groupes s’influençaient les uns les autres. Bob Dylan avait sorti Blonde on Blonde, considéré par certains comme l’album le plus riche des années soixante, tandis que les Beach Boys avaient produit, en réponse à Rubber Soul des Beatles, Pet Sounds, évalué par Paul McCartney comme le meilleur album du XXème siècle.


SFF n’est sûrement pas la première chanson des Beatles, de Lennon en particulier, qui nous propose une introspection poussée, une exploration de sensations naturelles ou provoquées par des hallucinogènes. Ainsi, dès 1963, Lennon composait “ There’s a Place ”, une œuvre très courte, apparemment inoffensive, où il n’était pas seulement question de rêveries romantiques. La première strophe y installait une thématique du “ high ” et “ low ”, avec une intuition remarquable : chanter de manière euphorique « And it’s my mind », avant le grave et apaisé « And there’s no Time/When I’m alone » :

There’s a place
Where I can go
When I feel low
When I feel blue
And it’s my mind
And there’s no time
When I’m alone

Dans SFF, avec la phrase « Living is easy with eyes closed/Misunderstanding all you see », Lennon nous dit qu’il a toujours été doué d’une perception plus exigeante que la moyenne. Avec « No one I think is in my tree », il proclame sa supériorité, tempérée par un questionnement sur son génie ou sa folie : « I mean it must be high or low ». Bref, grâce à sa perception, à sa vision poétique des choses, Lennon se souvient avoir compulsivement ressenti un réel qui échappait aux autres, avec l’aide, ou sans l’aide, de l’alcool ou de produits hallucinogènes. John a peut-être puisé cette superbe dans sa fréquentation d’artistes maudits, tels Oscar Wilde, Dylan Thomas ou Vincent Van Gogh, dont les destins tragiques ont pu le persuader qu’il n’y a pas de vision artistique originale sans souffrance, sans solitude existentielle et sociale, sans la posture du rebelle contre l’institution, l’orphelinat en étant un exemple très impressionnant aux yeux d’un enfant, même s’il offre la possibilité d’y jouer à cache-cache dans les arbres.


Les arrangements très complexes, le travail de production particulièrement innovant, l’utilisation d’instruments “ rares ”, comme la flûte, le mellotron – jamais utilisé avant les Beatles par un groupe pop – la juxtaposition de tempos différents, font de SFF une œuvre d’avant-garde. Dans le même temps, on observe que cette chanson respecte la tradition de la folksong britannique, de la ballade d’outre-Manche : commençant par le refrain, elle respecte l’alternance refrain/couplet, sans pont ni solo instrumental. La forme reflète le fond d’une chanson où la fausse naïveté de l’enfance (« living is easy with eyes closed ») ne le cède qu’à l’angoisse d’avant l’âge adulte (« it’s getting hard to be someone », même si on est plus populaire que le Christ). Lennon retranscrit ici, en plus atténué, en moins effrayant, le dialogue avec lui-même, au bord de la rupture, commencé dans “ She Said, She Said ” de l’album Revolver : « When I was a boy, everything was right/I know what it’s like to be dead ». Cette division du moi est exprimée par un psychisme disloqué : « I think a no I mean a yes but it’s all wrong, that is I think I disagree ». Lennon a beau se raccrocher à un lieu familier, il a des doutes sur son identité présente. La phrase musicale renforce ce malaise : la ligne mélodique est souvent plate (les mots « no one I think is in my tree » sont chantés sur la même note, comme par une voix d’enfant), et elle revient sans arrêt sur le même thème (« let me take you down ») .


Si « rien n’est réel », si le protagoniste « comprend tout de travers », c’est que les individus sont dans des arbres différents, sans possibilité de « se mettre à l’écoute » de l’autre. La dislocation du monde est également rendue par l’illusion de deux chansons différentes en une seule : on passe d’un morceau à l’instrumentalisation pop classique (guitares, batterie, avec l’ajout du mellotron) à un moment de trompettes nasillardes, de violoncelles discordants, d’une cymbale enregistrée à l’envers et d’un varmandal (sitar). SFF donne à entendre à la fois le monde pop ordinaire et un univers psychédélique, deux espaces d’abord juxtaposés puis qui se fondent sur un axe du temps constitué de va-et-vient débouchant sur l’irréalité (« nothing is real ») et l’infini (« forever »). Comme le haut et le bas sont indéterminés (« It must be high or low »), comme les certitudes culturelles sont ébranlées (« nothing to get hung about »), la vie est « facile », mais à condition de fermer les yeux.

Laisse-moi t’emmener car je vais à Strawberry Fields
Rien n’est réel, et il n’y a rien à quoi se raccrocher
Strawberry Fields pour toujours
Vivre est facile les yeux fermés
En comprenant de travers tout ce qu’on voit
Ça devient difficile d’être quelqu’un
Mais ça finit par marcher
Ça n’a pas grande importance pour moi
Personne je crois n’est dans mon arbre
Je veux dire cela [ou « il »] doit être haut ou bas
À vrai dire tu sais que tu ne peux te mettre à l’écoute
Mais tout va bien
À vrai dire je pense que ça ne va pas trop mal
Toujours non quelquefois je pense qu’il s’agit de moi
Je pense non mais je veux dire oui mais tout est faux
À vrai dire je pense que je ne suis pas d’accord
Strawberry Fields pour toujours
Sauce à la canneberge

Après trois minutes, et après une fausse fin, le mellotron devient fou, la ligne mélodique se résume à quatre notes de guitare identiques, et la chanson s’achève sur un incompréhensible – car survenant de manière incongrue et murmuré de façon quasi inaudible – « cranberry sauce » (sauce à la canneberge), spasme mortifère d’un aboutissement grotesque que, conditionné par la fausse mort de Paul McCartney , le grand public perçut comme « I buried Paul ».


“ Penny Lane ” ne fut pas le résultat d’une création spontanée, sur un coin de table, comme pour tant d’autres chansons des Beatles. Avec l’aide de John, qui fut – semble-t-il – à l’origine du choix de ce lieu, Paul s’est escrimé pendant près de deux ans sur ce titre, après avoir, dans la perspective de la réalisation de l’album Rubber Soul, testé un certain nombre de quartiers et de rues de Liverpool.


Alors que dans SFF rien n’est réel, PL offre une confusion totale, et voulue, entre la représentation et la réalité. Dans un même mouvement, le protagoniste enfant a une conscience phénoménologique de son existence, tandis que le créateur adulte pose que la chanson présente moins le réel que sa représentation. Grand admirateur de Magritte dont il possède des tableaux et le chevalet, Paul McCartney nous dit que « ceci n’est pas Penny Lane », mais « a play », une scène, un jeu :

Dans Penny Lane il y a un barbier qui expose des photos
Des têtes de tous les gens qu’il a eu le plaisir de connaître
Et tous les badauds
Entrent pour dire un petit bonjour

Au coin de la place il y a un banquier et son automobile
Les petits enfants rient de lui dans son dos
Et ce banquier ne porte jamais d’imper
Dans la pluie battante c’est très étrange

Penny Lane est dans mes oreilles et dans mes yeux
Là sous les cieux bleus du faubourg
Je m’assieds et pendant ce temps

Dans Penny Lane il y a un pompier avec un sablier
Dans sa poche il y a un portrait de la Reine
Il aime bien que sa voiture soit toujours propre
C’est une voiture propre

Penny Lane est dans mes oreilles et dans mes yeux
Une portion de bâtonnets de poisson fourrés
En été, tandis que

Derrière l’abri au milieu d’un rond-point
La jolie infirmière vend des coquelicots sur un plateau
Et bien qu’elle ait le sentiment de jouer dans une pièce de théâtre
C’est ce qu’elle fait de toute façon

Dans Penny Lane le barbier rase un autre client
On voit le banquier qui attend pour une coupe d’entretien
Et soudain le pompier déboule pour se protéger
De la pluie battante c’est très étrange

On remarquera le phrasé enfantin de la narration : « In Penny Lane there is », « we see », « and in his pocket », « it’s a clean machine ». Le protagoniste adulte voit avec les yeux d’un enfant capable de fixer une scène par des couleurs primaires, de donner vie, en deux coups de pinceau, à des personnages, peut-être banals, mais ô combien importants pour lui. L’auditeur est, alternativement, confronté à une peinture vive de caractères originaux et de stéréotypes : « a barber showing photographs » (le stéréotype) « of every head he’s had the pleasure to know » (la touche originale d’un coiffeur qui n’affiche pas des photos de coupes de cheveux mais de têtes de gens) ; « a banker with a motorcar » (le stéréotype du banquier qui, dans les années cinquante, a une voiture) « who never wears a mac in the pouring rain » (il est tellement « étrange », dans le regard des enfants, ce banquier à ce point soucieux des apparences, qu’il n’hésite pas à tremper son beau costume) ; « a fireman who likes to keep his fire engine clean » (le stéréotype) « in his pocket is a portrait of the Queen » (le pompier est fétichiste – et on l’imagine votant conservateur en bon deferential worker, tandis que les enfants voient tout, même à l’intérieur des poches) . Paul chante avec amour les gens de Penny Lane, en se moquant gentiment d’eux (« very strange »), en particulier de la « jolie » infirmière (le stéréotype), qui est tout autant dans la réalité de la commémoration du 11 novembre, avec ses coquelicots qui rappellent l’été, que dans le fantasme de la pièce qu’elle joue et qui la joue en faisant d’elle un personnage de fiction. Comme il n’y a aucune cruauté dans le regard de McCartney, l’assimilation à tous ces personnages est aussi facile pour l’auditeur qu’elle l’a été pour le créateur. Malgré le vertigineux parcours que les Beatles ont connu depuis la fin de leur adolescence, nous comprenons qu’ils sont restés au fond du cœur des petits gars de Liverpool. Ce n’est sûrement pas la plaisanterie salace – due, semble-t-il à John – du « four of fish and finger pies » qui pourrait assombrir la peinture en rose de la place chère à Paul.


Dans un univers de la complétude, où le soleil brille avec éclat et où il pleut à seaux, PL n’est donc que vie et allégresse : la basse dont Paul joue au début de la chanson comme s’il s’agissait d’une guitare solo, le piano mécanique, les cinq notes qu’offrent les flûtes traversières, tels des chardonnerets, pour saluer la convivialité de « stop and say hello ». Et puis, bien sûr, le solo de trompette piccolo, qui singularise pour toujours cette chanson, ajouté à la dernière minute après que Paul eut entendu un concerto brandebourgeois à la BBC. Par cet hommage à Bach – après, dans d’autres chansons, des emprunts très discrets à Schubert – McCartney affirmait que tout était possible, que l’on pouvait marier le baroque à la pop music, tout comme le compositeur d’Eisenach avait voulu réaliser, dans ses brandebourgeois, la synthèse des musiques italienne, française et allemande.

MAÎTRES EN LEUR DEMEURE ?
Si Paul et John furent peut-être les rois de Penny Lane et de Strawberry Field, il convient, grâce, ou à cause, de Freud et de Lacan, de tempérer l’emprise extatique de l’inoubliable duo sur leur quartier liverpoolien.


Produit par la langue, l’individu n’est pas le maître des mots qu’il utilise, que ce soit pour transcrire le réel ou pour projeter du fantasmagorique (c’est-à-dire des apparitions qui le font se gourer ) sur l’écran de ses souvenirs. Les réseaux du symbolique sont présents puisque, comme l’a postulé Lacan, le signifiant a le primat sur le signifié. Et ce sont justement ces signifiants qui créent des réseaux relationnels recouvrant le réel. Les arbres de Strawberry Field, le rond-point de Penny Lane procèdent à la fois du réel, de l’imaginaire et du symbolique.


Si « rien n’est réel » pour John, s’il fait printemps en novembre pour Paul, si John ne peut distinguer le haut du bas, si Paul ne voit que lumière et légèreté dans un Lancashire que l’on associe plutôt à la grisaille et aux rudes manières, c’est que, fort heureusement, ces lieux sont sujets au tremblement barthésien, que leur signification est mouvante et libre, qu’elle suit les chemins fantasmagoriques de l’ordre symbolique.


Comment Paul McCartney convainc-t-il de l’étrangeté du réel ? D’abord en assommant l’auditeur de « and » qui ne relient rien, comme si le monde était une addition, une juxtaposition sans hiérarchie, sans paradigme, de saynètes qui se valent toutes, qui sont aussi égalisées que les cheveux du banquier. Puis, en installant le récit dans un monde de hasard et de nécessité : “ Penny Lane ” relate les destins d’un coiffeur, d’un banquier, d’un pompier, d’une infirmière, sous la pluie battante, le ciel bleu et le soleil éclatant. Ces actants étaient là avant nous, tous donnent du sens à l’histoire de manière autonome, contingente et ouvrent les signes à la métaphore par des inversions d’ordre symbolique. Normalement associé au feu, le pompier devient une créature d’eau sous la pluie battante. Symbole de force, figure protectrice, ce pompier n’est qu’enfantillage (le sablier, le portrait de la reine dans la poche), et comme sa sexualité ne renvoie qu’à lui-même (il astique sa machine), il est sans danger pour les enfants. Soucieux de son quant-à-soi, le banquier préfère se mouiller dans son beau costume plutôt que se protéger, comme tout le monde, sous un imperméable. Quant à l’infirmière, elle est réelle puisqu’elle vend des fleurs pour une commémoration bien réelle, mais elle s’imagine en créature de fiction, ce qui tombe bien car c’est ainsi que la voit l’enfant, puis l’adulte qui se remémore. C’est donc parce que la langue permet le passage du réel au symbolique que PL est un objet d’identification qui fige dans le souvenir de l’observateur-narrateur un moment du passé, nourri de nostalgie, lié à des émotions enfantines. Le “ motif dans le tapis ” qui resserre, tel une chaîne, les liens entre les divers protagonistes de la chanson, aimantant à jamais leur destin, n’est rien d’autre – reprise par l’adulte – que la langue de l’enfant au service d’un affect, de la représentation d’une entité commune. Henry James postulait que, parce que l’art était « l’expression refoulée de la vie sociale », il était la vie en ce qu’il réalisait le passage des névroses inconscientes à la conscience esthétique.


Pourquoi donc rien n’est-il réel dans “ Strawberry Fields Forever ”, lieu pourtant on ne peut plus familier ? Pourquoi ne peut-on s’accrocher à rien ? Parce que, pour organiser le fatras de signifiants, le magma originel sonore et visuel où il va baigner, l’enfant doit passer par la médiation du symbolique et de l’imaginaire. Une absence de médiation entraînerait une angoisse inexplicable, une « blessure irréductible », la folie, une « vision délirante du monde où l’autre devient ennemi », comme ces jouets qui, dans certains contes, se rebellent contre leur possesseur et prennent le pouvoir, la nuit, jusqu’à ce que l’enfant s’éveille. SFF est une prise de conscience terrorisante du langage : « I think a no/I mean a yes/But it’s all wrong ». Rarement le sentiment et la réalité de la perte ont été aussi simplement exprimés. Entre ce qui est dit et ce que John veut dire, il y a une béance que le langage ne peut jamais combler mais que lui seul peut suggérer. Loin du discours normatif, John n’a pas craint la mise à l’écart de la logique, affirmant le bégaiement de la pensée, preuve que l’imaginaire simplifie le réel dont il facilite la compréhension. Il abolit le temps, prend des libertés avec la chronologie, use sans vergogne d’amalgames et de stéréotypes. Enfin, il résout les complexités en tranchant par des alternatives.


Dans une lettre à son professeur Georges Izambard, Rimbaud prévenait: « C'est faux de dire : je pense. On devrait dire : on me pense. » Le poète en herbe avait eu l’intuition de l'aliénation par décentrement du sujet. Il signifiait non seulement que tout passe par le langage, mais que tout est dans le langage. Les mots ne nous appartiennent pas parce que nous leur appartenons. On se demandera alors si le “ big bang ” de l’acte de création n’est pas cet instant profondément mystérieux où le dit peut disjoncter du pensé parce que l'énonciateur ne souhaite plus que la pensée puisse être identifiée à son moi.


Pour que les mots ne soient pas aussi pâteux que les choses, il faut grimper dans les arbres, et il est nécessaire, pour « être quelqu’un », d’ouvrir les yeux, sinon on risque de « tout comprendre de travers ». Il faut prendre de la hauteur (« high or low ») pour que la vision de l’enfant ne se heurte pas à la violence du monde, et de la distance (« it doesn’t matter much to me »). L’orphelinat de l’Armée du Salut était un espace clos, mais pas interdit. John pouvait manger des glaces dans ce wonderland de faux gothique, entouré d’une forêt sombre et protectrice. « There are places I’ll remember », avait prévenu John dans “ In My Life ” . Alors, pour se remémorer ses “ champs de fraises ”, John s’enferme dans son esprit et il crée une vision de l’enfance où tout est possible. Mais la lucidité ne lui fait pas défaut : « you know I know when it’s a dream ».


« Why in the world are we here », pourquoi, bon sang, sommes-nous ici, demandera John dans “ Instant Karma ” en 1970 ? Pourquoi doit-on se sentir aussi étranger dans le monde en feignant de croire qu’on y est bien, avant de concéder qu’on n’y est pas trop mal ? John doit se battre contre le langage qui dit le monde et le dit, lui. Si rien n’est réel, c’est, certes, qu’il est capable de distinguer le vrai du faux. Seulement, il trébuche, il tombe symboliquement de l’arbre : « no sometimes think it’s me » , il hésite : « I think a no I mean a yes », mais, malheureusement, « it’s all wrong ». Cette certitude négative et insupportable est tempérée par « That is I think I disagree ». Il n’y a pas d’autre solution que de retourner vers Strawberry Fields (« down » dans la version finale alors que Lennon avait pensé à « back » dans une version préparatoire moins sombre). Lennon renvoie donc en permanence à autre chose que ce qu’il énonce. Il ne peut désigner clairement la réalité car celle-ci est ensevelie sous le réseau du langage. Nous ne sommes plus dans l’assurance de “ Tomorrow Never Knows ” (Revolver, 1966) quand, dans les pas de l’expérience psychédélique de Timothy Leary, il était possible de s’en remettre au vide cosmique, « d’écouter la couleur de [ses] rêves » et de s’adonner jusqu’au bout au « jeu de l’existence ».


« It’s a clean machine ». « J’aime toujours cette expression ; parfois vous avez la chance de forger une petite expression et elle devient plus qu’une expression », expliquait Paul McCartney dans les années quatre-vingt-dix . Ce « plus » est, par l’acte d’introduction du langage dans la vie, la transformation, par le signifiant, de la relation de l’individu à la contiguïté. Dire « it’s a clean machine » pour nommer la sexualité de l’adulte, c’est suggérer le réel en feignant de ne pas dire ce qu’il est. En nommant la chose, tout en étant nommé par elle puisque « clean machine » relève du cliché chez les firemen, Paul, avec cette expression, clive le sujet qui est à la fois « high » et « low », qui dit « oui » quand il pense « non » et qui, comme la « pretty nurse », ressortit à la fois au réel et à la représentation.


“ Penny Lane ” et “ Strawberry Fields Forever ” décrivent les mondes perdus de l’enfance, de la découverte de la sexualité, des univers d’autant plus disparus que, comme le postulait Lacan, le signifiant ne peut jamais tout à fait représenter le signifié. Sans parler du monde perdu de la mère. John et Paul avaient en commun d’avoir été orphelins de mère à, respectivement, dix-huit et quatorze ans. Avec, pour John, une difficulté supplémentaire : complètement abandonné par son père, il fut délaissé par une mère artiste, un peu déjantée, et élevé par la sœur de cette dernière, une personne plutôt rigide et manichéenne. Et c’est précisément au moment où il renouait avec sa mère biologique que celle-ci fut fauchée par un policier alcoolique au volant. Dès lors, on comprend que cette pléthore de mères (sans oublier la figure maternelle de Yoko Ono ) ait pu engendrer quelques confusions dans l’esprit de John. D’où, deux ans après SFF, la composition de “ Julia ”, l’unique chanson que John ait jamais interprétée en s’accompagnant uniquement d’une guitare sèche. Les deux premiers vers de “ Julia ” étaient un emprunt direct à “ Sand and Foam ”, du poète Khalil Gibran :

Half of what I say is meaningless
But I say it just to reach you Julia

(Half of what I say is meaningless ;
But I say it so that the other half may reach you)

Les deux vers suivants renforçaient la confusion vers une sexualité œdipienne, lorsque l’on sait que « ocean child » se dit en japonais Yoko (小野 洋子 (Ono Yōko)) :

Julia, Julia, ocean child, calls me
So I sing a song of love, Julia

On notait également dans cette chanson ¬ ce qui ramène à tous les jeux sémantiques sur la difficulté à comprendre, à communiquer, à évaluer le réel dans SFF ¬ cet autre emprunt quasi direct à Gibran :

When I cannot sing my heart
I can only speak my mind

(When life does not find a singer to sing her heart she produces a philosopher to speak her mind)

Lennon poursuivra dans cette quête œdipienne de la mère avec, en 1970, “ Mother ”, une chanson où la perte et l’abandon seront exprimés crûment :

Mother, you had me but I never had you
I wanted you but you didn’t want me
[…]
Father, you left me but I never left you
I needed you but you didn’t need me

Chez McCartney, le monde matériel est perdu, mais volontairement rejeté au niveau de la fantasmagorie. Il n’existe plus que par « les oreilles et les yeux ». D’où, vraisemblablement, l’absence de figures parentales dans “ Penny Lane ”. La figure de la mère reviendra dans “ Let It Be ”, centrée sur Mary, la mère de Paul, une œuvre où le chanteur parviendra à ouvrir sur un réel où les forces de la vie côtoient celles du malheur et où l’on attend avec sérénité ce qui peut nous arriver de pire :

When I find myself in times of trouble
Mother Mary comes to me
Speaking words of wisdom, let it be.
[…]

And when the broken hearted people
Living in the world agree,
There will be an answer, let it be.
[…]

And when the night is cloudy,
There is still a light that shines on me


Si les Beatles avaient créé des chansons de marins ou des chansons régionales, ils auraient écrit de belles œuvres, mais sans nécessairement de portée universelle , et sans rencontrer le massif et constant succès qui les a accompagnés au long de leur carrière. On n’atteint le général que par le particulier. Bien sûr, PL et SFF sont fortement ancrées dans un même quartier de Liverpool, mais le territoire d’un créateur, dans sa création, est ailleurs que dans le référent : dans ses fantasmes, dont il fait un art, et dans la langue qu’il s’approprie et qu’il remodèle. Les “ Strawbery Fields ” peuvent être d’un faux gothique anglais achevé, la “ pretty nurse ” de “ Penny Lane ” peut être typiquement liverpoolienne, le fireman pleinement anglais. Ils n’ont accédé au sens, donc à l’éternité, que parce que leurs recréateurs les ont élevés au niveau du mythe en les inscrivant dans la scène fantasmagorique – voire primitive – de leurs souvenirs.


« À la différence de tous les objets de l’histoire », dit Pierre Nora, « les lieux de mémoire n’ont pas de référent dans la réalité. Ou plutôt ils sont à eux-mêmes leur propre référent, signe qui ne renvoie qu’à soi, signe à l’état pur . »


Cependant, on n’oubliera pas que les représentations mentales, en ce qu’elles reformulent la réalité, dépendent d’un maillage créé par les systèmes. Ces représentations sont filles de l’univers collectif mental que toute société fabrique en se regardant. Par elles, nous avons accès aux échelles de valeur, aux complexités, aux contradictions, aux déviances. Dans l’art, ces représentations comptent plus que ce à quoi elles renvoient dans la réalité. Cependant les mythes, comme ceux que nous avons évoqués, sont perçus comme du réel dès lors qu’ils sont acceptés comme des faits.



NOTES
Selon Andy Bennett, “ Comparing Representations of Britishness ”, in Ian Inglis (dir.), The Beatles Popular Music and Society, a Thousand Voices, Londres, McMillan, 2000.
Les éléments biographiques sont tirés de Ray Coleman, Lennon – The Definitive Biography, Londres : Pan Books, 2000 et Barry Miles, Paul McCartney — Many Years from Now, Londres : Secker and Warburg, 1997.
C’était le coiffeur de Paul et de son frère Mike à la fin des années quarante et au début des années cinquante.
Si les chansons n’ont pas été reprises dans Sgt Pepper, c’est que les Beatles devaient d’urgence sortir un nouveau 45 tours. Dans les années soixante, sûrement parce que les créateurs avaient beaucoup plus d’inspiration que dans les décennies qui suivirent, les maisons de disques n’extrayaient pas d’un 33 tours deux chansons pour en faire un 45 tours. Elles utilisaient presque systématiquement des œuvres originales. George Martin, le directeur artistique du groupe, regretta par la suite cette contrainte. Il aurait préféré que PL et SFF puissent figurer sur Sgt Pepper. À noter que, dans un premier temps, les Beatles avaient imaginé produire un “ single ” avec SFF et “ When I’m Sixty-Four ”. On trouvera les paroles des chansons aux adresses http://www.stevesbeatles.com/songs/strawberry_fields_forever.asp et http://www.seeklyrics.com/lyrics/Beatles/Penny-Lane.html
Un brouillon de la chanson “ In My Life ”, écrite en 1965 par John, mentionnait Penny Lane.
Du moment où les Beatles ont été connus (en 1963), le duo Lennon/McCartney n’a quasiment plus écrit une seule chanson en commun. Cependant, toutes portèrent la double signature.
Interview accordée à Maureen Cleave : « Christianity will go. […] We are more popular than Jesus now ; I don’t know which will go first – rock and ‘n’ roll or christianity. » Evening Standard, 4 mars 1966.
Chez les Beatles, le passé, jamais vraiment idéalisé, est globalement nostalgique et apaisant (Voir Bernard Gensane, “Le thème de l'enfance chez les Beatles”, Les Langues Modernes, janvier-février 1970).
Le mellotron (MELody et elecTRONics, qui vit le jour en Grande-Bretagne en 1963, n’est pas un instrument de synthèse sonore. Il fonctionne comme un échantillonneur, chaque note du clavier contrôlant directement la lecture d’une petite bande magnétique contenant l’enregistrement à restituer. C’est donc un instrument complètement polyphonique. L’échantillon préenregistré est linéaire (la note n’est pas jouée en boucle), et dure environ huit secondes.
John Lennon hésita longuement quant à la production de SFF, entre une version musicalement très épurée, où il aurait été accompagné d’un ou deux instruments, et la version que nous connaissons, expérimentale, très complexe, mais qui – semble-t-il – ne lui a pas donné entière satisfaction.
« I know what it’s like to be dead » lui a été soufflé par l’acteur Peter Fonda après un mauvais voyage au LSD.
Ou bien « il » (l’arbre).
En 1969, Russell Gibb, un présentateur étatsunien, annonça à l’antenne que Paul avait trouvé la mort dans un accident de voiture en 1966. Quantité de “ preuves ” furent alors découvertes de la mort du chanteur et de son remplacement par un clone (après concours), sur les pochettes des disques du groupe en particulier. Lire à ce sujet : R. Gary Patterson, The Walrus Was Paul – The Great Beatles Death Clue of 1969. Nashville, Dowling Press, 1996.
Voir à ce sujet Ian Mc Donald, Revolution in the Head, the Beatles Records and the Sixties, Londres : Pimlico, 1995, pp. 170-175.
Paul dit avoir créé le personnage du banquier parcequ’il se souvenait d’une banque. La caserne de pompiers n’était pas dans Penny Lane, mais huit cents mètres plus loin. (Miles, op. cit., p. 307)
Plaisanterie à laquelle on peut ajouter celle du pompier qui nettoie obsessionnellement sa machine, avant, peut-être, d’astiquer sa lance.
Selon l’étymologie facétieuse de Pierre Guiraud. Moins savoureusement, “ agorique ” est dérivé d’agorein, parler en public.
Voir Jean Perrot, Henry James, une écriture énigmatique, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 77.
Philippe Grimbert, Chantons sous la psy, Paris, Hachette, 2002, p. 138.
Chanson de l’album Rubber Soul.
La version originale était moins pessimiste : « I mean I think I know a yes » (à vrai dire, je pense connaître un oui).
« I was very pleased with the line “ it’s a clean machine ”. I still like that as a phrase, you occasionally hit a lucky little phrase and it becomes more than a phrase. » (In Miles, op. cit., p. 307)
Il est anecdotique et de peu d’intérêt, pour ce qui nous concerne ici, de rappeler que du fait de leur immense popularité, Lennon et McCartney ne pouvaient plus se rendre incognito dans la ville qui les avait vu grandir.
Voir cette photo extraordinaire de 1970 où John, intégralement nu, est couché en position fœtale sur Yoko, habillée.
Ils l’ont tenté, avec des bonheurs inégaux. Voir la très belle chanson “ écossaise ” “ Mull of Kintyre ”, écrite en 1977 par Paul Mc Cartney avec l’aide généreuse de son guitariste Denny Laine, ou encore la fort justifiée – mais assez médiocre – “ Give Ireland Back to the Irish ” écrite, à chaud, en février 1972, par Paul et sa femme Linda, en réponse au “ Bloody Sunday ” du 30 janvier de la même année.
Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire », in Les lieux de mémoire (1), La République, Paris, Gallimard, 1986, p. 42.

Traductions : Bernard Gensane

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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 09:37

masque.jpgL’internet a libéré la parole des citoyens de base, et plus encore leur écrit. C’est une très bonne chose.

Moi qui, depuis 1969, ai toujours signé mes écrits de mon nom, j’ai constaté avec surprise que la grande majorité des internautes écrivants (mais pas écrivains ou journalistes professionnels) signaient d’un pseudonyme. Ce n’est pas par souci de protection : en trois clics, un policier ou un gendarme un peu branché retrouve le signataire de n’importe quelle note. Alors, pourquoi ?

Il convient de mettre en corrélation l’utilisation massive du pseudo avec la manière dont les internautes échangent entre eux. Je cite Martina Charbonnel car je me retrouve assez bien dans ce qu’elle écrit :

 

« Bien des internautes persistent à me vouvoyer alors qu'ils tutoient facilement les autres blogueurs. Parmi les gens qui me disent « vous », certains estiment, peut-être à juste titre, qu'ils ont eu trop peu d'échanges avec moi pour me dire « tu ».

Je n'idéalise pas, pour autant, le tutoiement. On n'est pas forcément amis parce que l'on se dit « tu ». Bien des coups bas s'échangent avec la caution d'un tutoiement facilement acquis, comme si la familiarité autorisait à chercher des poux dans la tête d'une personne que l'on estime connaître suffisamment pour prendre un malin plaisir à la dénigrer. En un sens, mieux vaut encore me dire « vous » et me respecter que de me tutoyer pour m'adresser des vacheries.

 Les blogs permettent-ils de créer des liens plus authentiques, que ceux de la vie quotidienne ? Sans doute, car entrer dans le vif du sujet d'une note permet d'échapper à la superficialité des échanges sur tout et rien. Cette forme de communication n'abolit pas pour autant la distance entre des mondes qui ont peu de chances de se côtoyer.

Avec tout ça, je n'ai rencontré aucun internaute du nouvel obs. Est-ce si important ? »

Cette collègue ressent, comme bien d’autres, les limites des échanges sur la toile. Je dirai que ces limites sont renforcées par l’utilisation du pseudo. Je n’insisterai pas ici sur les insultes que certains anonymes nous envoient avec le courage que permet un faux nom, simplement pour déplorer que les administrateurs des blogs où l’on se fait insulter ne censurent pas les propos ignobles qui nous visent. L’important est que, de même qu’on « visualise » un interlocuteur au téléphone qu’on ne connaît pas, de même qu’on « voit » dans le filigrane de la page de son roman un romancier qu’on n’a même jamais aperçu en photo, on se crée une image d’un pseudo dès lors qu’on a lu sa prose. Et bien sûr, neuf fois sur dix, on fait erreur. Tenez : un intervenant régulier et fort subtil sur nouvelobs a pris comme pseudo une expression médicale que connaissent bien les cardiologues. Pour je ne sais quelle raison, j’ai assimilé ce pseudo à une correspondante, me trompant lourdement. Ce qui signifie que chaque fois que je le lisais, je le recevais en tant que femme, avec des réflexions aussi pertinentes que : « Elle écrit cela, forcément puisque c’est une femme » (existe-t-il une écriture féminine, qu’est-ce qu’une écriture féminine ?, ces questions relèvent d’un autre débat, passionnant au demeurant). J’avais une petite excuse : lorsque je parle, dans la vraie vie, c’est moi – à quelques nuances près – qui produit mon énoncé. Lorsque j’écris – que ce soit de la fiction ou non – c’est ce que j’ai écrit qui, rétroactivement, me constitue en tant qu’énonciateur, d’autant plus fictif que j’ai utilisé un pseudo.

J’essaierai de suggérer dans ce qui suit que le pseudo est le contraire de la modestie, que c’est une expansion de l’ego.

Qui dit pseudo dit clivage, dédoublement. Le pseudo d’Yves Montand était un hommage indirect à une expression que sa mère serinait. Le romancier Jacques Laurent signait ses livres alimentaires, ceux qui visaient au commercial, “ Cécil Saint-Laurent ” et ses livres “ sérieux ” Jacques Laurent. Quand Jean-Jacques Goldman écrivait pour Patricia Kaas ou Florent Pagny, il signait d’un pseudo. Mais il signait de son nom les textes qu’il chantait lui-même. Gilbert Bécaud prit comme pseudo le nom du compagnon de sa mère, qu’il considérait comme son vrai père ; et il fit de son deuxième prénom le premier.

Chacun de ces exemples montre, à sa manière, que nous sommes dans le manque ou dans l’incomplétude. Il y a en permanence, chez tout individu, une béance à obturer, ce que les lacaniens appellent une fente (défense de rire !). Nous nous ressentons comme finis et nous sommes imparfaits, aux sens de non achevés et de non parfaits. Cette imperfection peut être comblée par ce que Rimbaud appelait « l’autre » (quand j’écris, de mon nom ou d’un autre nom, « “ je ” est un autre »). Il y a alors désir d’une ou de plusieurs identifications successives. Attention, un chauffeur routier de 130 kilos qui signe “ Mirabelles ” n’est pas aliéné comme celui qui se prend pour Napoléon. Il y a simplement reconnaissance d’une part de lui-même (qui peut être alimentée par de l’humour au 17è degré) qui l’augmente en tant que sujet.

Méfions-nous des justifications a posteriori. Lorsque Patrick (ou Maurice, selon les sources) Benguigui disserte de manière un peu désinvolte sur son pseudo “ Bruel ” en demandant « Qui voudrait passer pour le fils de Jean Benguigui ? », il botte en touche. Quand Philippe Fragione explique qu’il comprit très tôt qu’il ne ferait pas carrière dans le rap avec son nom et son prénom, et qu’il prit donc le pseudo d’Akhenaton, il ne nous permet pas d’accéder à son vrai désir. Quand Björk Guðmundsdóttir nous dit que son patronyme était trop compliqué pour être gardé, elle nous cache quelque chose de très profond par rapport à son père (son patronyme signifie “ fille de Guðmunds ”). Le problème est-il de même nature pour Charles Aznavour lorsqu'il supprime le “ ian ” de son nom (“ fils de ” en arménien) ? Lorsque Marie-Hélène Gauthier choisit pour pseudo “ Mylène Farmer ”, ce n’est pas uniquement pour des raisons de commercialisation. Bernard Lavilliers s’appelle Oulion. Bon, d’accord, il y avait urgence, mais pourquoi “ Lavilliers ” ? Lorsque Hervé Forneri choisit le nom de scène “ Dick Rivers ”, sait-il que cela peut signifier “ Rivières à Bites ”, en d'autres termes, l'appel du fantasme américain est-il plus fort que tout ? Et Chantal Goya, qui s’est époumonée pour quatre générations de bambins, qu’aurait-elle fait de son vrai nom Chantal de Guerre ? Cela dit, qu’a-t-elle à voir avec “ Goya ” ?

Pour approfondir mon questionnement, je citerai Victor Hugo et George Orwell. Que nous dit celui qui risqua réellement sa vie pour ses écrits ?

« Il vient une certaine heure dans la vie où, l'horizon s'agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer à parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'incarne. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moi. »

Hugo étant ce qu’il était, on comprend fort bien qu’il se soit senti « trop petit ». Orwell pose le même problème, mais en creux :

« On ne peut écrire quoi que ce soit de valable si on ne gomme pas sa propre personnalité ».

L’auteur de 1984 a dit et répété qu’il avait pris un pseudo pour protéger sa famille, pour lui témoigner des égards et pour atténuer ses rapports contradictoires avec la bourgeoisie. Certes, mais le choix du nom d’une petite rivière du Suffolk et d’un prénom à la fois royal et prolétaire n’explique pas tout car il ne fait que renvoyer à la biographie. Idempour Hergé, le père de Tintin, qui descendait, peut-être par les croisées et non les croisés, d’un aristocrate belge.

Le domaine de la littérature offre de nombreux cas de figure. L'œuvre d'Honoré de Balzac pose un problème passionnant, quasiment énigmatique : on passe sans transition de livres médiocres et insignifiants (que Balzac qualifiait lui-même de « cochonnerie littéraire » et qu'il signa de pseudonymes pseudonymisants, “ Lord R'Hoone ”, par exemple) aux Chouans, chef-d'œuvre qui ne sera suivi exclusivement que de chefs-d'œuvre. Honoré Balzac s’aristocratisa en prenant un pseudo crédible au moment précis où il se mit à écrire de la grande littérature.

Nombre d'écrivains ont choisi de signer leurs œuvres d'un pseudonyme, parfois pour des raisons de sécurité : Jean Bruller avait adopté le nom de “ Vercors ” aux Éditions de Minuit (qu’il fonda en 1941) pendant la Seconde Guerre mondiale, tout comme François Mauriac qui publiait sous le nom de “ Forez ”. Les écrivains résistants prirent souvent des noms de région de France comme pseudonyme. Philippe Joyaux dit avoir signé d’un nom de plume (“ Sollers ”) pour préserver sa famille et marquer sa singularité par rapport aux siens. Parce qu’il était Conseiller d’État, Erik Arnoult devint “ Orsenna ” en écriture pour ne pas impliquer sa charge, mais aussi pour assumer une double personnalité. Après avoir utilisé des pseudos ridicules (“ Louis Alexandre Bombet ”, ou “ Anastase de Serpière ”) Henri Beyle, en haine de son père, signa “ Stendhal ” (du nom d’une ville allemande où il avait connu une folle passion). Ces écrivains échappaient clairement à l’état civil. À l’inverse de la comtesse de Ségur (née Rostopchine), fille de l’incendiaire de Moscou lors de l’entrée des troupes de Napoléon : en signant du nom de son mari volage, elle se donna une identité d’écrivain français, elle qui descendait de Genghis Khan.

Il est des pseudos qui n’en sont plus, s’ils l’ont jamais été. Ainsi “ Saint-John Perse ” pour le diplomate Alexis Léger. Il est des pseudos parfaits, tel celui d’“ Antoine Volodine ”, qui n’est pas plus russe que vous ou moi, dont on ne connaît ni le nom, ni le lieu et la date de naissance (il a également signé “ Elli Kronauer ”, “ Manuela Draeger ” et “Lutz Bassmann ”).

Utiliser un pseudo est un geste esthétique qui crée de l’identité et du mystère. L’auteur nous livre un double qui n’est pas totalement lui-même. René Lodge Brabazon avait un état civil peu banal : un prénom français, alors qu’il n’avait aucune racine française, et un patronyme fleurant au plus haut point l’anglicité. Il ne mit jamais les pieds aux États-Unis, mais écrivit des polars inoubliables sous le nom de James Hadley Chase, un dictionnaire de slangétatsunien sur sa table de travail. Sans parler d’un des plus grands mystères – résolu – de la littérature française d’après-guerre : l’écrivain totalement inconnu “ Émile Ajar ” obtenant le Goncourt en 1975 alors qu’il l’avait déjà obtenu en 1956 sous le pseudonyme de Romain Gary. Le romancier avait fait un pied de nez extraordinaire au petit monde germano-pratin, à commencer par cette journaliste littéraire du Monde qui était allée interviewer “ Ajar ” (en fait, un neveu de l'écrivain) à Copenhague. Et pourtant, la clé du mystère crevait les yeux, Gary et Ajar signifiant respectivement en russe “ brûle ” et “ braise ”. Gary s’était peut-être inspiré de la mystification de Prosper Mérimée qui avait inventé la dramaturge espagnole “ Clara Gazul ” dont il avait écrit les neuf pièces de théâtre. “ Gazul ” et “ Ajar ” avaient une dimension ontologique évidente : ils étaient de grands écrivains, donc ils existaient.

De ce même point de vue ontologique, le cas de George Sand est également intéressant : elle prend un prénom masculin pour faire croire qu’elle est un homme (comme la très grande romancière anglaise George Eliot ou comme Madeleine de Scudéry qui signe sous le nom de son frère Georges qui, lui, fait comme si de rien n’était), mais, surtout, elle s’affuble d’un patronyme roturier alors qu’elle est noble. Inversement, Isidore Ducasse se fera passer pour “ Le comte de Lautréamont ”. Paul-Pierre Roux se sanctifiera sous le nom de “ Saint-Paul Roux ”. Pierre Louÿs (en fait Pierre Félix Louis) changera de sexe en se faisant passer pour une femme de l’antiquité grecque (“ Bilitis ”), tout comme Raymond Queneau qui s’inventera en la romancière irlandaise “ Sally Mara ”. Lesbienne, Lucy Schwob prendra un autre patronyme juif que le sien : “ Cahun ”, et un prénom bisexué : “ Claude ”. Georges-Marie Huysmans laissera entendre qu'il est hollandais (“ Joris-Karl ”). Malade, le Suisse Frédéric-Louis Sauser voudra renaître tel un phénix (“ Blaise Cendras ”). Cet expert en mystifications fera croire à Pierre Lazareff, directeur de France-Soir, qu’il avait effectué un grand reportage (fort bien payé) à travers toute la Sibérie alors qu’il était resté dans sa chambre. Lazareff ayant flairé une possible arnaque, Cendras lui répliquera : « L’important n’est pas que j’y sois allé ou pas, l’important est que tu y aies cru. »

Esthétique, ontologique, le pseudo relève d’une démarche concrète qui suit une prise de conscience. Signer d’un pseudo revient à couper l’auteur, l’instance énonciative du producteur social. C’est poser devant le “ je ” biographique un sujet qui n’existe que par l’énoncé, que dans l’énoncé. Raison pour laquelle certains blogueurs, certains intervenants sur internet, sont amenés à utiliser divers pseudos à mesure qu’ils proposent des productions différentes. Rien ne dit, d’ailleurs, que l'on soit moins personnel lorsqu’on utilise un pseudo que quand on signe de son vrai nom : ce que Frédéric Dard signa “ San Antonio ” était tout aussi authentique que ce qu’il signa Frédéric Dard. Ce que permet le pseudo, c’est d’isoler l’acte d’écrire parmi toutes les propriétés qui font qu’un individu s’assume en tant que personne publique. Lorsque Jean Dupont signe “ Tartempion ”, il donne en fait à lire un “ il ” au second degré, un “ il ” retourné, un “ presque moi ”. Le grand critique et théoricien Jean Starobinski disait que lorsqu’un auteur revêt un pseudo, nous nous sentons « défiés » car l’auteur se « refuse à nous » qui voulons savoir. Prendre un pseudo, c’est se créer une « identité imaginaire » (S. Hynes) à laquelle nous, récipiendaires, ne pouvons pas avoir totalement accès.

 

Le pseudo est un masque. Porter un masque (d’écriture ou non), c’est produire un repoussé que l’on affirme, que l’on martèle du dedans et qui nous aide à créer une persona qui n’est autre que l’enveloppe du discours. Julien Gracq disait que Céline (pseudo, prénom de sa grand-mère et de sa mère, hum-hum !) s’était « mis en marche derrière son clairon en vociférant ». Utiliser un pseudo, c’est se mettre en marche derrière son masque. Roland Barthes expliquait que le masque/pseudo n’avait rien d’original puisque tous les écrivains et écrivants s’affublaient d’un masque, ce qu’il appelait « les différentes pelures d’oignon ». Enlevez un masque chez un auteur et vous tomberez sur un autre masque.

Pourquoi ce problème à l’infini ?

Parce que, lorsque nous écrivons, nous mettons en branle au moins trois strates de nous-même. Il y a l’individu, disons « Jean Dupont », puis l’instance narrative (le “ Jean Dupont ” écrivant, distinct de l’individu : il est gai, mais écrit quelque chose de triste) et l’image que “Jean Dupont” veut donner de lui aux gens qui vont le lire. À l’intérieur de ces strates, il y a forcément des sous-strates, tout cela évoluant avec le vent, la pluie, le contexte, les rages de dents etc.

Prendre un pseudo, c’est aussi déplacer le lieu d’où l’on parle. C’est vouloir – sans y parvenir jamais totalement – effacer ou faire oublier ses goûts, ses conceptions, ses manières, son origine, son éducation. C’est le signe d'une volonté de transformation, plus importante que le jeu de cache-cache.

Pour les linguistes (voir Oswald Ducrot, Le dire et le dit), tout locuteur se dédouble en un locuteur en tant que tel (le locuteur considéré du seul point de vue de son activité énonciative) et un locuteur en tant qu'être au monde, en tant qu’un être du monde. Ces deux instances ne doivent pas se dissocier. L’utilisateur du pseudo souhaite donc, non seulement, que l’individu et le producteur ne fassent qu’un, mais aussi que l’énoncé et l’image de l’énonciateur se confondent.

Ça marche plus ou moins…

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