Déjà lauréat de plusieurs prix, le photojournaliste Vincent Jarousseau vient de publier Dans les âmes et les urnes - dix ans à la rencontre de la France qui vote RN (Les Arènes). Dix années sur le terrain, dans des coins où la gauche va si peu : à Denain et Fourmies, dans le Nord, à Beaucaire, dans le Gard, à Hayange, en Moselle, et à Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais. Des enseignements précieux sur les causes, multiples, du vote Rassemblement national (RN). Il nous raconte sa démarche, et les enseignements qu’il tire de ses reportages.
Fakir : Tu as passé dix ans à suivre des électrices et électeurs du RN, à les écouter, ce qui est plutôt rare... Tu peux nous présenter ta démarche ?
Vincent Jarousseau : Qui va écouter les électeurs RN ? Qui va passer du temps avec eux ? Ma démarche a été sur le temps long : passer une journée entière au moins avec une famille, puis y retourner sur plusieurs années, parfois quatre jours, parfois une semaine, à suivre une personne, aller au boulot avec elle, partager son quotidien. Ma démarche, c’est de raconter leurs histoires, leurs parcours de vie, leurs quotidiens, leurs débrouilles. Ce n’est pas une enquête de terrain, je ne suis pas sociologue, je n’anonymise pas, mais je vais écouter les gens.
Fakir : Entrons dans le vif du sujet : quelles sont les causes du vote RN pour toi, les raisons qui ressortent le plus de ces années sur le terrain ?
Vincent Jarousseau : Elles sont multiples. D’abord, un sentiment général de déclassement, et pas que personnel : un déclassement du pays. Un pays en panne. Une panne à laquelle les partis traditionnels sont incapables d’apporter des réponses. C’est le fameux « UMPS » de Marine Le Pen, qui a si bien marché. « Les politiques ? Tous les mêmes », on entend. Ensuite, et c’est lié au dégoût croissant des partis traditionnels, il y a l’abandon et la dépolitisation de la question économique et sociale, qui occupe beaucoup moins le débat qu’avant. Le discours des électeurs RN est souvent proche de celui des abstentionnistes, dégoûtés par les politiques, les trahisons de la gauche comme de la droite. « Le seul parti qui n’a pas été au pouvoir, qu’on a jamais essayé. » L’atomisation du travail joue aussi beaucoup, énormément, dans le vote RN. C’est le cas pour beaucoup de gens seuls.
Fakir : Justement, il y a un beau passage du livre où tu compares la fraternité populaire du début des Gilets jaunes et celle de la coupe du monde 2018. Tu fais alors des allers-retours entre des petites communes qui votent RN, et Paris. Et tu témoignes, en miroir, d’un engouement populaire beaucoup plus fort sur les ronds-points qu’à Paris...
Vincent Jarousseau : Il y a une déshumanisation dans les liens, dans les relations sociales. On avait confiance dans le curé, dans l’instit’, dans la MJC, dans le syndicat, même dans l’antenne locale du parti politique. Tout ça s’est effondré. On fait face à une individualisation des rapports sociaux. Mais selon le niveau d’études et le lieu de vie, on ne vit pas cette individualisation de la même façon. Quand on est issu des classes populaires, on est obligés de recréer des cadres de solidarité. D’abord, dans la famille, la famille au sens large. Et ça je l’ai observé aussi bien dans le Nord que dans le Sud : les clans familiaux. Le voisinage aussi, avec les solidarités de base : on répare la voiture, on se prend en covoiturage, etc. Mais il ne faut pas idéaliser une fraternité populaire : au début des Gilets jaunes, beaucoup de gens ne se connaissaient pas sur les ronds-points. Or il y a justement eu besoin de faire société, d’exister ensemble, de se rencontrer, chez des gens hétéroclites socialement. Et au moment de la coupe du monde 2018, la même envie, dans les classes populaires : on investit l’espace public, les ronds-points, avec les drapeaux, même besoin très fort de fraternité populaire. En revanche, à Paris je me suis pointé avec mon drapeau, et c’était pas la même histoire.
Fakir : Tu as justement fait beaucoup d’allers-retours entre Paris et les quatre coins du pays, tu as passé du temps dans le Sud, dans le Nord, dans le Grand Est, qu’est-ce qui ressort, sur le plan économique, de cette France qui vote RN ?
Vincent Jarousseau : Qu’en cinquante ans, on a perdu notre appareil productif... Or la question du travail m’est apparue comme centrale. Et Marine Le Pen a compris la déconnexion entre production et travail, la perte de souveraineté dans les anciens bassins industriels, et elle a épousé la religion du XXIe siècle : la consommation. C’est une Michel-Édouard Leclerc identitaire ! Comme tu le dis, je suis allé dans les différentes régions qui votent RN, dans le Sud, dans le Nord, dans le Grand Est. On entend souvent, de manière caricaturale, que le vote RN serait « un vote raciste dans le sud, et social dans le nord ». C’est bien plus subtil que ça. Les causes sont multiples, s’entremêlent, et tu as différentes populations au sein d’un même territoire. Si je prends Hayange, dans le Grand Est, tu as une population qui galère, et une autre population qui passe la frontière pour bosser au Luxembourg : les raisons du vote ne sont pas les mêmes.
Dans les âmes et les urnes. Dix ans à la rencontre de la France qui vote RN. Les Arènes, 256 p., 21 euros.
Fakir : Sur les raisons du vote, les sociologues Benoît Coquard, dans le Grand-Est, et Armèle Cloteau, en Mayenne, insistent sur le rôle sous-estimé des groupes de pairs, de la « réputation ». C’est ce que tu décris à plusieurs reprises dans le livre : le poids du groupe dans le vote RN. Pour faire « comme tout le monde », comme les collègues, comme les voisins, comme les amis. Le vote RN, ça devient un effet de groupe ?
Vincent Jarousseau : Oui, le poids du groupe joue énormément. Je prends l’exemple d’Alex, ouvrier, qui me dit : « autour de moi, tout le monde vote RN, et ça fait ‘‘bien’’ de le dire. » Coquard a raison sur la réputation : il faut une sacrée force de caractère pour réussir à se mettre à l’écart du groupe. Surtout quand il n’y a plus de figure de gauche à plusieurs kilomètres à la ronde. Alex, qui ne vote pas, on l’a traité de « macroniste », juste parce qu’il ne vote pas RN.
Fakir : Sur le poids du racisme dans le vote RN, et plus largement dans le pays, il y a plusieurs écoles. Il y a Vincent Tiberj qui documente le recul du racisme dans le pays depuis 40 ans, notamment à partir des données de la Commission nationale consultative des Droits de l’homme (CNCDH), et la progression du seuil de tolérance. Et il y a Félicien Faury qui, à partir de son terrain, dans le Sud-Est, considère le racisme comme premier déterminant dans le vote RN. Tu témoignes toi aussi dans ton livre de plusieurs comportements racistes d’électeurs RN. Pour toi, c’est une cause déterminante du vote ?
Vincent Jarousseau : La question du racisme est plus complexe qu’on ne le croit. Je suis d’accord avec Vincent Tiberj sur la progression de l’ouverture et de la tolérance. Je suis né en 1973, j’ai vu la société progresser. Tu le retrouves aussi dans l’électorat RN. Par exemple chez Séverine. Elle est aide à domicile, elle bosse à côté de Fourmies, petite commune dans le Nord, que des blancs. Elle s’est remarié avec un ivoirien, Siaka. Elle a été confrontée au racisme de l’administration et de certains de ses voisins. Mais aussi à la tolérance de la plupart de ses patients. De s’être marié avec Siaka, ça ne l’empêche pas de voter RN. Séverine ne considère pas Marine Le Pen comme raciste, contrairement à son père. C’est bien tout le tour de force de la dédiabolisation du RN, d’avoir toiletté le discours, nettoyé la façade, caché le discours identitaire. Mais après dix ans dans les coins où vote RN, la question du travail me semble beaucoup plus centrale.
Fakir : Tu décris justement beaucoup dans le livre « la fierté du travail » chez les électrices et électeurs RN que tu as suivis. En opposition à la figure de « l’assisté », du « cas’ soc’ ». C’est ce qu’on entend partout, nous aussi, en reportage. Est-ce que cette opposition entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas est déterminante ?
Vincent Jarousseau : Oui, la fierté du travail qui a été perdue. On parle du « coût du travail ». On fait face à un sentiment de perte d’utilité. Qu’est-ce que je suis, moi, quand 80 % d’une classe d’âge est arrivée au bac ? Qu’est-ce que je suis, moi, face aux métiers valorisés socialement ? Qu’est-ce que je représente, moi, travailleuse ou travailleur de l’ombre ? Les mots « ceux qui ne sont rien » [prononcés par Emmanuel Macron, ndlr] ont laissé beaucoup de colère. Les promesses sur les « travailleurs essentiels », aussi. Le discours : « mon voisin vit aussi bien que moi en restant chez lui », je l’entends, tous les jours. Cette distinction entre travailleurs et « parasites » est fondamentale. Michel Féher parle d’une opposition contre les « parasites d’en bas, mais aussi les parasites d’en haut, là-haut dans les bureaux, qui ne bossent pas ». Le travail est une valeur qui permet d’être reconnue, valorisé socialement. Elle est même essentielle dans le vote RN. « C’est pas pareil, lui, il travaille. » J’entends souvent du respect, chez les électeurs RN, pour les travailleurs d’origines immigrées qui font les boulots les plus pénibles. Mais avec la concurrence sur le marché du travail, les délocalisations, la directive sur les travailleurs détachés, il y a aussi la peur de l’immigré qui vient piquer son travail. Ça dépend quel travail on fait. Par exemple à Beaucaire, dans le Sud, en Occitanie, il y a plus de mille saisonniers qui sont d’origine équatorienne. Et j’entends ça chez les électeurs RN : « C’est des gros travailleurs, respect, ils ont du courage. C’est pas les Français qui feraient ça. » Autre exemple : j’ai suivi Sabrina pendant près de deux ans, dans ses petits boulots. Au départ, elle avait un discours très raciste. Puis elle a trouvé un boulot pour faire des ménages dans les écoles. Elle a eu des collègues de toutes les origines, elle les a vu bosser, et ça a changé son regard. Aujourd’hui, quand je lui demande si elle relie immigration et insécurité, elle me répond que non. Mais elle vote toujours RN.
Fakir : Si tu devais conseiller, à partir de tes dix années sur le terrain, des pistes pour que la gauche essaie de se reconnecter avec les classes populaires, pour reparler à Séverine et Alex, des pistes pour que la gauche gagne, en somme ?
Vincent Jarousseau : Déjà, il faudrait commencer tout simplement par aller parler aux gens. Non, attends : plus que parler, il faudrait commencer par écouter. Il y a un gouffre sociologique qui est en train de se creuser entre le vote à gauche et le vote RN. J’entends tous les jours « ce qui compte, c’est ce que j’ai dans mon porte-monnaie ». Je pense qu’il faut déconnecter la question de l’immigration du racisme. L’immigration est d’abord vue comme une concurrence sur le travail. Le facteur déterminant dans le vote RN, ça reste le niveau d’études, même s’il y a une généralisation du vote RN qui touche toutes les couches. Mais là où le diplôme est très faible, où le travail est le plus détruit, le moins protégé, le RN fait des scores très fort. La segmentation spatiale est doublée d’une segmentation sociale, avec l’atomisation de la classe ouvrière. On est beaucoup plus seuls. Donc ça passera par retisser les liens. La gauche serait bien inspirée de s’intéresser au monde du travail au sens large, s’intéresser à tout le monde, et arrêter de segmenter l’électorat en part de marché. On a arrêté de penser la question économique et sociale, le changement de nature du capitalisme, de plus en plus financier. Il faut qu’on refasse un peu d’économie. L’espoir pour la gauche, c’est que la fraternité populaire reste super forte.