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22 novembre 2017 3 22 /11 /novembre /2017 06:46

 

 

Le texte de Marcel Mauss, “ Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ” In Sociologie et Anthropologie, PUF, Collection Quadrige, 1973, pp. 149-279, est l’un de ceux qui m’ont le plus marqué lorsque j’en ai pris connaissance dans les années 80.

 

Avant de découvrir cette étude ovarienne (et non « séminale », soyons féministe), j’avais vécu, à Abidjan où je résidais, une expérience assez singulière. Comme tous les gens gagnant correctement leur vie (Noirs, Blancs et autres), j’avais un boy (par parenthèse, le petit chef-d’œuvre de Ferdinand Oyono de 1956 Une vie de boy n’a rien perdu de son éclat). Comme la plupart des boys exerçant en Côte d’Ivoire, celui-ci était burkinais (de l’ethnie gourounsi). Ce que je ne savais pas, c’est que l’un de ses frères – on l’aurait appelé « demi frère » chez nous car ils n’étaient pas de même mère – était riche comme Crésus. Il s’agissait de l’un des hommes d’affaires les plus fortunés de l’ancienne Haute-Volta qui avait jugé prudent de fuir son pays et de s'installer en Côte d'Ivoire lors de la prise du pouvoir par des militaires progressistes emmenés par Thomas Sankara. Un beau jour, notre homme mourut de manière inattendue, d'une crise cardiaque, si je me souviens bien. Le lendemain matin, mon boy arriva au travail avec un exemplaire du seul (à l’époque) quotidien ivoirien, Fraternité matin. Ce qui me surprit car il ne savait pas lire. Il me montra en première page un article et une photo consacrés à la mort du milliardaire. Il me dit de manière neutre : « C’est mon frère ». Il m’expliqua qu’ils n’étaient pas très liés et qu’il n’avait jamais voulu travailler pour lui. Il me demanda cependant de lui accorder un congé pour l’après-midi et de lui avancer sur sa paye 5 000 francs CFA (l’équivalent de 100 francs de l’époque). Très intrigué, je lui demandai la raison de cet emprunt. Il m’expliqua que lorsque l’on rendait visite à une famille en deuil, la coutume voulait qu’on apportât un peu d’argent. Bien sûr, ces 5 000 francs serait à peine une goutte d’eau dans la fortune immense du frère défunt.

 

Á l’évidence, nous étions en plein échange symbolique. Mais par ce don, outre qu’il respectait une coutume, mon boy marquait sa préséance sur la famille richissime. Dorénavant, ce serait à eux de rendre, de donner, à l’occasion d’une célabration rituelle ou pas.


 

Mon boy, le don et le contre-don

 

Ce qui nous amène à Marcel Mauss. L’anthropologue explique que les individus – mais surtout les groupes – sont reliés par ce qu’il nomme des « prestations totales », au niveau du symbole et non du matériel. Parmi ces prestations, il distingue la politesse, les repas, les fêtes, les marchés (en dehors de la circulation de la richesse). La prise en charge par un oncle de l’éducation de son neveu soude la famille. Le côté du neveu ne peut pas « rendre » car comment évaluer le coût d’une éducation ? Les membres de la famille aidés demeurent obligés, dépendants, endettés. Mais c’est cela qui renforce le lien … et des relations qui peuvent éventuellement s’envenimer.

 

Mauss explique par ailleurs que derrière des « gestes » en apparence généreux, désintéressés, se cachent des codes familiaux ou sociaux en béton armé. Ne pas rendre expose à une rupture des relations. Dans le même esprit, refuser un cadeau, même de peu de valeur vénale, équivaut, dit Mauss à « déclarer la guerre ». Ne pas pouvoir rendre parce qu’on est dans le besoin place définitivement en position d’infériorité. C’est, explique l’anthropologue, « perdre son rang et son prestige ». Tout est subtil, ajoute-t-il, car « le don est à la fois ce qu'il faut faire, ce qu'il faut recevoir et ce qui est cependant dangereux à prendre ».

 

Le paradoxe est qu’en l’absence de relations contractuelles, rien n’oblige à rendre. Mauss a trouvé chez les Maori l’esprit de la règle, qu’ils appellent le « hau » : « Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c'est que la chose reçue n'est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui ». Á titre personnel, j’ai pleinement ressenti cela lorsque, il y a une quinzaine d’années, une collègue me demanda de corriger son document de synthèse de 200 pages en vue de sa soutenance pour une habilitation à diriger les recherches. Ce genre de service peut se rendre dans les milieux universitaires. J’y passais des dizaines d’heures car, autant le fond ne manquait pas de substance, autant la forme était exécrable. J’espérais en retour six bouteilles de bon champagne et surtout la mention de mon nom dans les remerciements. Que dalle. Mais comme j’avais lu Mauss, je lui dis juste après la soutenance : « pour les autres je ne suis rien dans ton travail ; mais pour toi, j’y resterai gravé à jamais. » De même, à la même époque, j’eus la désagréable surprise de voir un ami à qui j’avais quasiment sauvé la vie (par le plus grand des hasards – et en émettant une simple hypothèse – j’avais trouvé de quoi il souffrait), se détourner de moi, alors que, jusque là, il avait été le plus généreux, le plus convivial des compères. Peut-être n'étais-je pas digne d'un don …

 

Selon le sociologue Nicolas Olivier, le principal mérite de l’œuvre de Mauss est d'avoir ouvert « les portes de nouveaux mondes » en sociologie et en anthropologie. « Non seulement, il décrivit les logiques du don dans les sociétés traditionnelles, mais il sut également montrer « la survivance de telles logiques dans les sociétés modernes ».

 

La sociologue du travail Florence Weber considère pour sa part le texte de Mauss comme un « chaînon essentiel dans l'invention d'une sécurité sociale à la française ». Mauss affirme que la société n'est pas quitte envers les travailleurs qui lui ont donné leur vie : elle doit donc leur donner les moyens de vivre décemment en période de vieillesse et de chômage. Weber explique que pour Mauss le travail salarié doit être au centre de la solidarité sociale, « comme un don qui appelle une contrepartie au-delà du seul salaire ». Cette logique a donné naissance au système de Sécurité sociale français.

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commentaires

L
Comme tu le soulignes, dans la notion de don et de contre-don existe celle de l'obligé. C'est à dire qu'il peut arriver que le service que tu rends, que le don que tu fasses excède la capacité de remboursement théorique de ton obligé. Devant cette "dette" insurmontable, ce sentiment d'infériorité ou de vassalité, certains préfèrent couper les ponts. J'ai vécu cette situation quelques fois, en me demandant pourquoi les gens étaient si ingrats. Et j'ai fini par comprendre le poids de la dette induite, du passif éternel. Le fait est qu'effectivement, même si ce n'est que de la reconnaissance, nous attendons toujours quelque chose en retour du bien que l'on fait. Et de la même manière, tout le monde n'est pas en capacité de payer sa part, même en sourires. En fait personne n'aime se sentir TROP redevable.<br /> Du coup, il faut vraiment réussir à penser l'acte totalement gratuit, au-delà de la culture du don. Je dois avouer que très peu de personnes en sont réellement capables. Nous tenons toujours — quelque part — une comptabilité des services gratuits…<br /> <br /> Pour l'instant, je n'ai renoué qu'avec une seule personne de mes "obligés" et pour cela, il m'a fallu effacer de notre mémoire commune cette période où cette personne était terriblement vulnérable, parce que le souvenir de mon aide implique le souvenir de cette faiblesse, insupportable.<br /> <br /> Comme toujours en économie, pour que ça marche, de temps à autre, il faut effacer l'ardoise!
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