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3 juin 2023 6 03 /06 /juin /2023 04:54

Lorsque le “ Disque Blanc ” (qui s'appelle officiellement “ The Beatles ”) est sorti en novembre 1968, je fus, comme beaucoup d'autres, perplexe face à un album “ double ” – ce qui n'était pas fréquent à l'époque mais qui aurait pu être triple ou quadruple tellement les Beatles disposaient de matériel apte à être enregistré – qui partait dans tous les sens tel un objet non identifié, mais qui, comme toujours chez ces créateurs hors pair, fourmillait de trouvailles, de nouveautés, de moments familiers ou totalement déconcertants. J'avoue que ma première réaction balança entre deux extrêmes : ils se foutent de nous, ils sont décidément géniaux. Je passais les vacances de Noël dans une famille amie anglaise qui m'aida à décortiquer cette œuvre, et surtout à oublier (provisoirement) l'album concept Sgt Pepper avec sa pochette tellement riche et conçue au millimètre près.

 

J'ai publié ce qui suit dans les Cahiers du Mimmoc en 2006, une revue scientifique des anglicistes de l'université de Poitiers. Je ne l'avais jamais relu depuis. Ce texte contient des imperfections et bien des passages auraient mérité d'être développés. Mais je pense qu'en gros il a bien vieilli et tient toujours la route.

 

Dans « Strawberry Fields Forever » (février 1967), John Lennon prévient, dans une perspective postmoderne, que la représentation artistique est impossible car « nothing is real ». Au même moment, Paul McCartney propose, avec « Penny Lane » (février 1967), une des plus troublantes définitions de ce qu’est la représentation artistique : « And though she feels as if she’s in a play / She is anyway ». Que se passe-t-il, en effet, lorsque l’art est sciemment accepté comme un faux-semblant à la fois par les producteurs, les récepteurs, tandis que les acteurs (ou actants) ont une conscience phénoménologique de leur existence ? Il se passe que, comme le proposait Magritte au bas d’un tableau représentant une pipe, « Ceci n’est pas une pipe » (1). En d'autres termes, la musique ne représente pas le réel car elle ne dit représenter qu’elle-même, ne renvoyer qu’à elle-même. Quelques mois plus tard, les Beatles allaient remettre en cause l’esthétique conventionnelle de la représentation qu’ils avaient exploitée et poussée jusque dans ses derniers retranchements dans leurs quatre 33 tours précédents : Rubber SoulRevolverSgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band et Magical Mystery TourYellow Submarine (1967), le 33 tours qui suivrait celui qui nous intéresse ici, serait d’ailleurs sous-titré « Nothing is real ».

Du brouillage au blanc

A l’époque où il conçoit The Beatles, le groupe a décidé de contrecarrer toutes les attentes. Si rien n’est réel, seule une représentation négative de l’art, un brouillage total des codes et des écoutes, un décalage permanent peuvent faire sens. Seul le blanc de la couverture peut signifier le réel car il donne à voir ce qui est invisible, tout comme la plupart des chansons du disque donnent à entendre ce qui devrait être inaudible, qu’il s’agisse d’œuvres expérimentales, de chansons à priori totalement surannées ou de compositions qui mélangent les genres de manière très inattendue. Cette couverture blanche – que seuls les aveugles peuvent « voir » car le nom du groupe n’apparaît qu’en blanc mais estampé en relief (chaque exemplaire du disque étant numéroté de la même manière) – prend le contre-pied de l’inattendue couverture de Sgt Pepper où les Beatles se mettaient doublement en abyme (le groupe de 1967 côtoyant les statues de cire de Madame Tussaud de 1964 dans un disque où ils étaient censés incarner l’Orchestre du Club des Cœurs Solitaires du Sergent Poivre) au bord d’une tombe et devant une improbable galerie d’une bonne cinquantaine de portraits en pied comptant Marilyn Monroe, W. C. Fields, Karl Marx ou Edgar Allen Poe. La couverture blanche tranchait également avec celle de Magical Mystery Tour, reprenant, sans grande originalité, les recettes de l’esthétique psychédélique de l’époque.

La pochette de The Beatles fut réalisée par Richard Hamilton (2), que la critique considère comme l’inventeur du Pop Art. Hamilton suggéra que la pochette fût blanche et proposa ensuite de réaliser un collage de photos des Beatles, puis d’en faire une affiche à insérer à l’intérieur de l’album, avec en prime les paroles des chansons. La vision éclatée du monde dans The Beatles, la fragmentation de nombreuses chansons se retrouvent dans la pochette du double disque. A l’intérieur de la neutralité du blanc uniforme, quatre photos en noir et blanc des Beatles nous sont offertes. En nous regardant fixement, John, Paul, George et Ringo se donnent à nous. Ce don est redoublé par quatre photos en couleur sur papier glacé que l’on peut ranger dans un album personnel. Mais l’affiche de Hamilton nous présente les membres du groupe de manière totalement anarchique, en compagnie de quelques amis (George Martin, Elizabeth Taylor), sans parler du Premier ministre Harold Wilson. Impossible de donner un sens à ce poster, impossible de le hiérarchiser dans la synchronie ou la diachronie.

Avec « The Beatles », plus connu sous le nom de « White Album », nous sommes, à première vue, en présence d’une table rase où le sens, selon la démarche postmoderne, glisse de l’œuvre aux récepteurs dans la mesure où ce sens est déconstruit par les créateurs avant d’être reconstruit par les consommateurs dès lors que, pour reprendre une formulation de Linda Hutcheon, « le champ d’application du sens […] se déplace vers l’acte d’énonciation dans son ensemble. » (3) Dans cette perspective, The Beatles est un disque à part dans la production du groupe, leurs trois derniers 33 tours ayant été conçus dans une optique très claire d’affirmation d’un sens. Une fois ouvert, l’objet « double album blanc » continue de résister à toute interprétation évidente. L’œuvre offre une succession de styles totalement différents, sa structure est fragmentée, quand ce ne sont pas les chansons elles-mêmes qui présentent ces caractéristiques.

La multiplicité des sens et des interprétations engendrée par ce recours à la fragmentation, au brouillage, aux miroirs externes et internes (l’œuvre reflète la musique populaire des cinquante années précédentes et se reflète elle-même) procède effectivement du postmodernisme : au lieu de signifier le monde, le disque ne renvoie qu’à l’essence et à l’existence de la pop music, et interroge sa place et son rôle dans la société.

Au temps du post-modernisme

Avant de nous demander pourquoi le groupe a produit ce disque-là à ce moment-là, il convient de situer de nouveau la démarche postmoderne dans les années soixante. Le postmodernisme fut une réaction au modernisme, dans le domaine de l’architecture en premier lieu. Furent ensuite concernés les arts graphiques (la pop music est, plus qu’aucune autre musique populaire, une musique qui se voit) et la littérature (ainsi, The Beatles est-il contemporain de La maîtresse du lieutenant français de John Fowles, par exemple). Si l’architecture moderne, avec son béton, ses tubulures et son verre, rejetait la tradition, le postmodernisme affirmait rejeter ce rejet. On verra que de nombreuses chansons de The Beatles s’inscrivent dans cette double négation. La démarche postmoderne retourne vers les styles traditionnels, non dans un élan nostalgique, mais en marquant ses distances, en n’hésitant pas à plagier, à pasticher, à se mirer dans le passé tout en parodiant sa propre démarche narcissique. Le postmodernisme n’interpelle pas les mythes, il re-produit le passé avec ironie, détachement, affection parfois, mais aussi avec un souci calculé de provoquer le choc des moments culturels, des anachronismes. Une structure de verre pourra côtoyer une voûte gothique et des linteaux palladiens. En littérature ou en chanson, le postmodernisme se caractérise par la plurivocité, l’intertextualisation, les sens multiples, la subversion des formes, les méandres, l’erratique, la fragmentation, le non-sens. La subversion des genres implique l’atténuation des barrières entre l’art noble, comme la musique dite « classique » et l’art populaire. Le regard distancié vers le passé n’implique pas la répétition, mais un rétablissement (au sens athlétique du terme) de la mémoire, une anamnèse après analyse, donc un travail en analogie débouchant sur des ana ou métamorphoses. Politiquement parlant, si le postmodernisme peut épouser certaines causes, l’attitude dominante sera celle du désenchantement (et bien des chansons de l’album blanc sont « désenchantées ») par rapport à l’Histoire en ce qu’elle n’offre pas de clés pour la compréhension du présent ou pour la prévision de l’avenir. S’il ne s’agit peut-être pas de la fin des idéologies, on peut observer une pause ou une panne idéologique. Le créateur propose sans finalité. Aucune œuvre ne saurait donner confiance en l’avenir (4). 

En outre, la création postmoderne tente de déstabiliser l’art afin d’établir un nouveau discours sur l’art, une nouvelle relation entre l’œuvre et le récipiendaire. La place vacante laissée par l’absence de sens explicite, l’absence de « message », libère un nouvel espace de réflexion sur la nature de l’art. En tant qu’œuvre postmoderne, l’album blanc marque la volonté des créateurs de problématiser le continuum de la musique populaire. L’assemblage de genres et de styles musicaux, parfois à l’intérieur d’une même chanson, induit une réflexion (y compris au sens optique du terme) de l’œuvre sur elle-même et une réfraction — donc une appréciation, un jugement — de tel genre par rapport à la norme de tel autre.

On connaît ce postulat de Barthes (exactement contemporain de la sortie de The Beatles) selon lequel une création est un espace multidimensionnel dans lequel diverses écritures ou paroles s’interpénètrent quand elles n’entrent pas en contradiction (5). Ainsi le roman réaliste – ou le rock and roll traditionnel pour ne citer que lui – ne sont reconnus qu’à partir du moment où l’horizon d’attente est satisfait. L’œuvre postmoderne refuse ce relatif confort intellectuel quand elle accorde plus d’importance aux trous, aux seuils, aux marges qu’au fond.

Une œuvre kitsch ?

Survenant après Sgt Pepper et son prodigieux foisonnement inventif, l’album blanc, avec son refus (à une ou deux exceptions près que nous évoquerons) de recherches et d’innovations (6), a été taxé par certains contemporains de kitsch (7). Même si John Lennon a pu, après coup, qualifier telle ou telle chanson de « rebut », le terme « kitsch » ne convenait pas. La création kitsch copie avec application des styles convenus, pour ne pas dire usés jusqu’à la corde. Les Beatles parodiaient, mais avec le « distancement » (Barthes) d’une ironie démystificatrice. En feuilletant l’encyclopédie de la musique populaire de manière synchronique et diachronique, le groupe montrait que la pop music ne constitue pas un tout homogène né spontanément. L’univers pop apparaît dans ces plages comme constitué de galaxies fort éloignées les unes des autres, d’ensembles disparates.

Lorsque les Beatles, Paul McCartney en particulier, exhument du passé, à la surprise générale, des styles, des musiques, des manières de chanter inconnus ou oubliés de la jeunesse de l’époque et qu’il les « reformatent » pour une lecture pop, ils exposent les recettes de leur art. Le groupe prévient les auditeurs qu’ils sont bel et bien en train d’écouter des chansons, et que, comme pour toute création artistique, la mimesis est une illusion. En outre, en se replongeant dans le passé, mais sans jamais lui rendre un hommage aveugle, les Beatles questionnent la portée de leur art et de la pop music en général, au risque de sous-évaluer leur propre importance historique. S’il est possible de se moquer des chansons du passé, ils s'interrogent avec modestie sur le caractère audible de la pop music des années soixante quand une ou deux générations auront passé.

L’album des tensions

The Beatles fut l’album des tensions personnelles, au moment où les quatre membres se posaient sérieusement la question de la survie de leur groupe. Les chansons furent pourtant, pour la plupart, écrites en Inde, à l’occasion d’une retraite spirituelle auprès du gourou Maharashi Mahesh Yogi, dans une ambiance très « paix et amour ». Ce séjour, commencé sous les meilleurs auspices, mais qui allait se terminer dans la confusion et de sérieuses prises de bec avec le gourou, se situait, dans la vie du groupe, à un moment privilégié : sorti en 1967, le disque Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band avait fort justement conféré aux Beatles une reconnaissance universelle en matière de création (8), et les quatre jeunes gens avaient fondé, avec Apple, une compagnie dont ils attendaient qu’elle leur donne une autonomie totale en matière de création musicale, picturale et cinématographique. Malheureusement, l’expédition indienne aviva des conflits latents humains et artistiques. Les Beatles n’en revinrent pas moins d’Orient avec une masse impressionnante de chansons originales, fortement marquées par la composition à la guitare sèche, puisqu’ils ne disposaient pas de piano en Inde.

Les Beatles avaient imaginé appeler leur double album « A Doll’s House »Une maison de poupée d’Ibsen exprime, entre autres choses, l’antinomie entre le réel et l’imaginaire, la difficulté de communiquer, le poids du passé sur le présent. Le concept de maison de poupée(s) pouvait convenir à un disque fourre-tout ressemblant à une brocante de souvenirs d’enfance (9), avec des fantasmes, des jardins secrets, de l’onirisme carrollien (10).

Une œuvre du fragment

Le disque sortit en novembre 1968, à un moment où l’influence du groupe était telle que se ses membres (Lennon et McCartney en particulier) étaient très souvent sollicités pour donner leur avis sur la marche du monde : mouvement de jeunes, guerre du Vietnam, guerre civile irlandaise, mouvement des Noirs américains. A sa manière, le double album allait donner une réponse apolitique, en marge d’un bouillonnement comme le monde occidental n’en avait pas connu au cours du siècle.

La fragmentation, l’assemblage, le bricolage font que ce disque rompait avec la production précédente des Beatles. Le caractère accumulateur de différents genres tranchait avec la production pop de l’époque, tournée vers l’élaboration de disques concept, thématiques. Fragmentation dans l’ensemble de l’œuvre induisant une écoute active, mais aussi fragmentation constitutive de certaines chansons, soit parce que ces chansons étaient constituées de fragments (« Happiness is a Warm Gun » ou « Everybody’s Got Something to Hide Except for me and my Monkey »), soit parce qu’elles étaient elles-mêmes des fragments (« Wild Honey Pie » or « Why Don’t We Do it in the Road »). La technique picturale du collage utilisée par Hamilton pour son affiche corroborait la démarche des auteurs compositeurs, eux-mêmes inspirés par le surréalisme ou les romans expérimentaux du style Finegans Wake. Ce double 33 tours ne contient aucun thème fédérateur. Ainsi, la chanson la plus noire, « Happiness Is a Warm Gun » de John Lennon précède-t-elle une pochade légère et farfelue adressée par Paul McCartney à sa chienne, « Martha, my Dear ». La chanson très optimiste « Blackbird » qui, au premier degré, chante la nature et les petits oiseaux, précède « Piggies », caricature sans ambages de l’homo occidentalis. Le fragment absurde et libidineux « Why Don’t We Do it in the Road » est suivi de deux chansons très émouvantes et autobiographiques ou Lennon et McCartney évoquent successivement leur relation douloureuse à leur mère défunte (« I Will » et « Julia »). Le blues suicidaire et « dylanien » de Lennon, « Yer Blues », précède la chanson bucolique et à l’eau de rose « Mother Nature’s Son » de McCartney. L’exceptionnellement violent « Helter Skelter » précède une valse lente et susurrée, « Long, Long, Long ». « Revolution 9 », en tant que musique concrète, ne trouve pas sa place dans l’ensemble, pas plus que la dernière chanson, « Good Night », une berceuse orchestrée avec dix-huit instruments à cordes, inspirée de « True Love » de Cole Porter, qu’on se serait davantage attendu à trouver sur un disque de Bing Crosby.

 

Notes

 

 

1 McCartney était un grand admirateur du peintre belge. Il possédait plusieurs de ses tableaux et avait fait dessiner le logo de la firme des Beatles Apple en plagiant une pomme célèbre de Magritte.

2 On connaît son œuvre culte de 1956 : « Just What It Is That Makes Today’s Homes So Different, So Appealing ? »

3 A Poetics of Postmodernism, p. 86. Citée par Christian Gutleben in Un tout petit monde : le roman universitaire anglais - 1954-1994, Strasbourg, P.U. de Strasbourg, 1996, p. 114.

4 Quelques années plus tard, les punks créeront une rhétorique et une esthétique du refus (voir Claude Chastagner, La loi du rock, Castelnau-le-Lez, Climats, 1998, p. 78).

5 « [Un texte est] un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle. […] L’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres. « La mort de l’auteur », Essais critiques IV : le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 65.

6 Les versions originales de nombreuses chansons sont assez peu différentes des maquettes proposées par l’Anthology III des Beatles.

7 Kitsch vient de l’allemand Kitschen signifiant jeter. Kitsch implique l’idée de production artistique sans grande valeur, jetée au public pour sa consommation.

8 Le disque a fait depuis l'objet d'une étude très savante dans une collection où l'on retrouve la Missa Solemnis de Beethoven ou Oedipus Rex de Stravinski : Alan F. Moore, The Beatles Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band, Londres, Cambridge U.P., 1997.

9 Voir Bernard Gensane, « Le Thème de l’enfance chez les Beatles », Les Langues Modernes, hiver 1970.

10 Il n’est pas exclu qu’ils aient renoncé à ce titre pour la simple raison que le premier album du groupe Family sorti en août 68 s’intitulait Music in a Doll’s House.

Pourquoi le “ Disque Blanc ” des Beatles est-il blanc ? (I)
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