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6 juin 2023 2 06 /06 /juin /2023 04:58

Le cas de “ Happiness is a Warm Gun ”

Cette chanson est à ce point complexe, sa structure musicale tellement irrégulière qu’elle nécessita quatre-vingt-quinze prises. Elle commence comme une folk song en mineur (« She’s not a girl who misses much […] »), se poursuit sur le mode d’un blues éthéré (« I need a fix ’cause I’m going down »), puisse passe à un rythme de rock lent (« Mother Superior jump the gun »), avant de s’achever en majeur, John chantant « Happiness is a warm gun », accompagné par ses deux camarades qui, tels les Platters dans les années cinquante, le soutiennent avec des « Bang bang, shoot, shoot ». Le style Platters s’accommode de paroles surréalistes (« She’s well acquainted with the touch of the velvet hand like a lizard on a window pane » et d’une prise de position très nette sur la prolifération des armes à feu aux États-Unis (« Happiness is a warm gun »). Lennon a trouvé le titre de sa chanson dans une affiche publicitaire pour la America’s National Rifle Association (24). A contrario, une phrase telle « A soap impression of his wife which he ate and donated to the National Trust » est du pur esprit Goon Show. Lennon détourna le slogan publicitaire en lui faisant faire un petit détour par la drogue et le sexe. Les initiés savaient que le « gun » en question était une seringue. La phrase « I need a fix ’cause I'm going down, down to the bits that I left uptown » était tellement explicite que la chanson fut interdite sur toutes les ondes. Accessoirement, le « gun » figurait l'attribut viril, en érection (« warm ») du chanteur. D'où le vers « Mother Superior jump the gun ». Mother Superior était le surnom que John donnait affectueusement à sa compagne Yoko Ono. Mais il pouvait aussi s'entendre – Lennon était décidément très en verve – comme le sexe de la femme : « Happiness is a warm gun/cunt ». Une chanson aux paroles aussi ambiguës, aux images aussi décalées méritait bien cinq changements de clé en 2 minutes 43. En si peu de temps, le chanteur alternait déprime, ironie, désespoir, angoisse et espoir. En alliant certains maniérismes du rock innocent des années cinquante à une critique féroce de la violence de la société américaine, Lennon se moquait de la légèreté de la musique populaire de la décennie précédente et jetait un regard ironique sur les chansons à message de la deuxième moitié des années soixante. Mais on peut se demander si la forme ne l’emportait pas sur le fond, si le message ultime de la chanson n’était pas que la fragmentation est inhérente au monde, donc aux discours, en d’autres termes qu’une vision cohérente, englobante de la société est utopique.

Le refus de l’engagement

Aucune de ces chansons n’avait pour but de proposer une vision globalisante du monde, de critiquer ou d’adhérer. Il s’agissait plutôt de proposer un regard détaché sur le monde, où l’engagement et la sympathie laissent la place à l’ironie et la distance. Les auteurs s’en tenaient à la surface des choses, à une nostalgie amusée (25). La chanson « Revolution 1 » est très caractéristique de cette attitude et de ce positionnement :

« But when you talk about destruction
Don’t you know that you can count me out
[…] 
You say you’ll change the constitution
Well you know
We all want to change your head
[…] But if you go carrying pictures of Chairman Mao
You ain’t gonna make with any one anyhow »

L’enregistrement de cette chanson se déroula du 30 mai au 21 juin 1968. Vraisemblablement influencé par sa nouvelle compagne Yoko Ono, Lennon propose dans cette chanson très attendue (qu’avaient les Beatles à dire sur l’agitation sociopolitique des années soixante ?) une philosophie comportementale et individualiste. La chanson est une réponse dionysiaque provisoire – car Lennon et Ono changeront par la suite d’avis – à l’action gauchiste (en particulier maoïste) dans le mouvement étudiant dans les pays occidentaux. Lennon est en symbiose avec le « Why Don’t We Do it in the Road » de McCartney, le « it » renvoyant à l’amour et à la « fumette », et non aux combats de rue de « Street Fighting Man » des Rolling Stones. Bien sûr, le contexte référentiel immédiat de la chanson se trouve dans les « événements » de mai 68 à Paris et à Londres. « Revolution 1 » fut enregistrée au moment où le pouvoir politique vacillait en France, alors que le Général De Gaulle se voyait contraint de dissoudre l’Assemblée Nationale. La vague estudiantine n’avait cessé de déferler depuis février, en fait depuis l’offensive du Têt au Vietnam. L’appel sous les drapeaux des fils de la bourgeoisie blanche américaine allait occasionner d’imposantes manifestations à Washington, à Paris et à Londres dans le quartier cossu de Grovesnor Square où se trouvait l’ambassade des États-Unis. L’assassinat de Martin Luther King, à la même époque, radicalisa davantage le mouvement. Le jour même où les Beatles enregistraient « Revolution 1 », des étudiants du Hornsey College of Art proclamaient un « état d’anarchie » pour soutenir les étudiants de la Sorbonne et de la London School of Economics.

En juillet, le groupe enregistra une seconde mouture de la chanson qui serait commercialisée au mois d’août (sous le titre de « Revolution »), comme la face B de « Hey Jude ». Entre temps, le mouvement protestataire avait subi une répression particulièrement violente de la part du maire de Chicago Richard Daley lors de la convention du Parti Démocrate. Tout en proposant de la chanson une interprétation plus violente, avec des accords de guitare saturés, Lennon ne dépassait pas, au contraire, les hésitations et les limites de son engagement politique, se contentant de modifier le vers capital, « Don’t you know that you can count me out » en « Don’t you know that you can count me out … in ». Ceci fut vécu comme une véritable trahison dans les milieux d’extrême gauche. Les trois autres membres du groupe, qui avaient toujours voulu se maintenir à l’écart des débats les plus sensibles ne furent pas rassurés par la proclamation « Peace and Love » de Lennon annonçant à ses admirateurs qu’il n’irait sur des barricades qu’avec des fleurs, peu de temps avant d’adopter les signes distinctifs du gauchisme américain : le béret noir du Black Power et un portrait de Mao Tse Toung à la boutonnière.

Lennon et Yoko Ono créèrent « Revolution 9 », une troisième version de la chanson, totalement expérimentale cette fois-ci, et sans l’assentiment des autres membres du groupe et du directeur artistique. Il s’agissait d’un montage totalement aléatoire et dont le sens ne se laissait pas deviner facilement, réalisé dans l’optique de la musique concrète de Varese ou de Stockhausen. Lennon pensait que pour composer dans le futur il ne serait plus nécessaire de connaître la musique. Cette chanson se voulait un reflet, à l’état brut, du fragmentaire, du discontinu de la vie moderne. En 1971, dans un entretien avec le leader trotskiste anglais Tarik Ali, Lennon donnerait une interprétation politiquement désenchantée de son œuvre : « I thought I was painting in sound a picture of revolution — but I made a mistake. The mistake was that it was anti-revolution26. » Le musicien était alors dans une phase maoïste qu’il renierait peu de temps après. Disons qu’au moment où ils concevaient « Revolution 9 », Lennon et Ono critiquaient le capitalisme dans ses manifestations les plus dures (guerre du Vietnam, Convention de Chicago du mois d’août 1968), mais également la réaction gauchiste — à leurs yeux négative — du mouvement de mai en France, en Allemagne ou en Italie. En matière d’introduction à la chanson, les Beatles insérèrent un fragment fredonné de McCartney : « Can you take me back ? », une supplique pour un retour, une révolution vers le confort sécurisant de l’enfance, et on note que « Revolution 9 » est suivie par « Good Night », la dernière plage du disque, une berceuse écrite par Lennon et chantée par Ringo Starr accompagné d’une vingtaine d’instruments à cordes. Une fois encore, le brouillage était ravageur.

On remarquera pour conclure que les Beatles, dans le double album blanc, ont, à plusieurs reprises remis en cause la manière traditionnelle dont les chansons se terminent. Ainsi, « Helter Skelter » donne l’impression de se terminer à deux reprises, par une disparition graduelle du son, mais ne s’achève réellement qu’à la troisième tentative sur un cri du batteur Ringo Starr, épuisé par cette séance d’enregistrement : « J’ai des ampoules aux doigts ». A une époque où les chansons — pour des raisons de passages en radio, donc commerciales — dépassaient rarement trois minutes, les Beatles montraient par l’exemple que terminer une chanson était un exercice de style conventionnel et contraint (27). Le double album est donc une œuvre sans fin, où l’instabilité ne disparaît jamais. Il nous fait penser à un big-bang à l’envers dans la mesure où les créateurs se refusent à accepter la fin d’un monde dont on ne parlerait plus. The Beatles implique donc fortement l’auditeur, contraint à réorganiser l’œuvre sans fin, soit en se tournant vers des modèles passés, soit en imaginant des formes nouvelles. Le disque est contemporain d’objets littéraires non identifiés, comme le roman de B.S. Johnson The Unfortunates(1969), ouvrage livré sans reliure, sans pagination, où l'auteur a décidé qu'il pouvait se passer de progression narrative comme modus vivendi et de clôture comme objectif. Estimant que la forme romanesque du XIXème siècle était « épuisée », B.S. Johnson postulait que les créateurs devaient accepter le chaos et le changement pour en tirer profit. En déconstruisant la pop music, les Beatles ont créé un album qui ne signifiait à proprement parler rien, mais qui obligeait les fans à donner leur sens à l’œuvre, à replacer la pop music dans l’histoire de la musique et à réfléchir sur la fonction de la culture populaire.

 

Notes

24 « Happiness is a warm gun in your hand ». Réaction de Lennon à cette publicité : « I thought, what a fantastic, insane thing to say. A warm gun means you’ve just shot something. » (« J’ai pensé, quelle folie incroyable de dire une chose pareille. Une arme à feu encore chaude veut dire que vous venez de tirer sur quelque chose. »)

25 Selon Sam Kene, Fire in the BellyNew York, Bantam, 1991, p. 110.

26 Red Mole, 8 mars 1971.

27 En 1968, les Beatles battaient le record de durée d’une chanson pour 45 tours avec « Hey Jude » (7 mn 7 secondes).

 

Pourquoi le “ Disque blanc ” des Beatles est-il blanc ? (III)
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commentaires

A
Sans doute est-ce parce que je ne comprends pas l'anglais que je n'arrive pas à participer à cette admiration que je trouve démesurée pour Les Beatles. <br /> On me dira qu' à la limite la langue importe peu puisque nous aimons tant d'autres qui chantent dans des langues tout aussi incompréhensibles pour nous. Et c'est vrai car la voix est alors perçue comme un instrument supplémentaire, les mots devenant alors des notes . <br /> Cette admiration unanime agit sur moi comme un anticorps. Est-ce l'effet d'une réaction personnelle instinctive et peut être vaniteuse à résister à un engouement lorsque celui-ci est partagé par un très grand nombre de personnes ? <br /> Après tout on pourrait dire tout autant de Mozart et pour l'unanimité et pour la langue ici italienne ou allemande. Je n'ai pas d'argument. <br /> Sauf que je ne peux pas me départir d'y voir ici une forme séduisante d'une colonisation intellectuelle, sociale et sociétale : René Clair a eu raison de montrer le diable sous les traits de Gérard Philippe et non sous ceux de Michel Simon. L'inverse aurait été un contresens. <br /> Cependant mon point de vue n'ira pas jusqu'à la détestation qu'éprouve une amie de Dunkerque pour les anglais et leur langue. C' en est tellement excessif que ça en devient drôle. <br /> Je mesure cette colonisation des esprits au comportement de ma fille vis à vis de la langue anglaise. Elle a fait son année d'Erasmus à Bristol. Dans son métier elle est appelée à s'exprimer dans cette langue souvent et en espagnol un peu plus. Ses goûts musicaux sont essentiellement anglais : en voiture nous y avons droit et elle se gave de séries anglo-saxonnes qu'elle écoute en VO bien entendu, forçant son fils à faire de même sous prétexte que cela améliorera son vocabulaire et son accent. Ce qui est incontestable. Cerise sur le gâteau il en est de même pour son compagnon.<br /> Alors en retour j'ai l'impression d'être l'Axterix ridicule du coin et qui regarde impuissant passer le rouleau compresseur. Un engin qui écrase les diversités devant lui et qui tire derrière lui une idéologie remplaçante.<br /> Sinon j' aime bien les Beatles sans comprendre d'ailleurs les raisons pour lesquelles ce sont des génies. J'aime tout autant par exemple John lee Hooker <br /> Maintenant faut bien avouer qu'il y a tellement d'œuvres littéraires, cinématographiques ou musicales qui sont unanimement considérées comme des chefs d'œuvre et pour lesquelles je n'éprouve aucun intérêt que cela relativise sans doute mon appréciation nuancée sur les Beatles. Par exemple je n'ai jamais vu en entier West Side Story. J'ai décroché à chaque tentative. La musique bien que de Leonard Bernstein ne me fait pas vibrer plus que ça et je trouve certaines scènes ridicules même si je sais que c'est la règle du genre.<br /> Je me suis rendu compte depuis longtemps que lorsque j'aime quelque chose ou quelqu'un je suis capable de lister, jusqu'à épuisement des arguments, toutes les raisons qui légitiment, objectivement bien évidemment, mes choix. Tout y passe même des détails qui hors contexte ou dans un autre contexte sont extrêmement communs.<br /> Des fois je me dis que j'exagère.
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