Paris : Gallimard 2024
Un ouvrage très critiqué et controversé mais, je vous préviens tout de suite, j’y ai trouvé mon content.
Depuis des décennies, Todd a l’art de poser de bonnes questions sur des sujets inattendus. Cette fois-ci, il part de la guerre Russie-Ukraine, sans cacher qu’il soutient globalement la Russie, ce qui, dans le contexte actuel, est plutôt courageux, et il expose d’emblée les « dix surprises » que cette guerre a occasionnées, fracassant nos certitudes et notre assoupissement intellectuel.
- Première surprise : l’irruption de la guerre en Europe
- Deuxième surprise : l’adversaire des Etats-Unis n’est plus la Chine mais la Russie
- Troisième surprise : la résistance militaire de l’Ukraine
- Quatrième surprise : la résistance économique de la Russie
- Cinquième surprise : l’effondrement de toute volonté européenne
- Sixième surprise : lé surgissement du Royaume-Uni en roquet antirusse
- Septième surprise : le bellicisme de la Scandinavie dans son ensemble
- Huitième surprise : la déficience de l’industrie militaire étasunienne
- Neuvième surprise ; la solitude idéologique de l’Occident
- Dixième surprise : la défaite de l’Occident
Dans cet Occident défait, toutes nos réflexions ont été chamboulées tandis que notre puissance de réaction était anesthésiée. Quelques exemples parmi cent autres donnés par Todd : l’Allemagne n’a pas bronché lorsque les EU ont saboté ses gazoducs Nord Stream qui l’approvisionnaient pour partie en énergie, ce qui a considérablement renchéri son approvisionnement, ainsi que celui de toute l’Europe de l’Ouest. L’Inde qui a refusé de prendre partie alors qu’elle aurait dû spontanément soutenir le camp des « démocraties libérales ». La Turquie membre de l’OTAN qui s’est singulièrement rapprochée de la Russie de Poutine, entraînant dans son sillage d’autres pays musulmans.
Une des thèses importantes de ce livre est que les Etats-Unis ne sont plus dirigés par les WASPS, ces Blancs anglo-saxons protestants mais, selon l’auteur, « par un groupe sans culture (au sens anthropologique) qui n’a plus comme valeurs fondamentales que la puissance et la violence. En posant le problème en ces termes, Todd fait peut-être dans l’idéalisme mais cela me plaît bien car c’est productif.
Les âneries proférées par notre Nono de Bercy à propos d’une Russie en perdition économique, par sa seule grâce à lui (« nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe ») ont volé en éclats devant la réalité des faits. La Russie a atteint l’autosuffisance alimentaire et elle exporte plus que jamais des produits agricoles (elle est pour la première fois de son histoire exportatrice nette dans ce domaine : 37 millions de tonnes de blé en 2012, 80 millions en 2022 ). Elle est par ailleurs la première exportatrice de centrales nucléaires, loin devant la France. Le solde commercial de la zone euro est passé d’une valeur positive de 116 milliards en 2021 à une valeur négative de 400 milliards en 2022. Mais la vraie honte est que la Russie est devenue plus « capitaliste » que les EU : les 1 % des plus riches des Russes possèdent 24 % des revenus alors que les 1 % des plus riches Zuniens n’en possèdent que 19 %.
L’apport le plus original d’Emmanuel Todd est que ce politologue réfléchit en anthropologue en articulant en permanence l’état des lieux politique à la culture, à la religion, aux langues, aux groupes sociaux et ethniques. Il note ainsi que les classes dirigeantes occidentales se soucient bien davantage des minorités ethniques ou sexuelles que du monde ouvrier et salarié alors que dans la Russie de Poutine ni les homosexuels ni les oligarques ne sont protégés. D’où cette petite digression sur les cas français, allemand et étasunien : « il est sociologiquement normal que les partis qui représentent les milieux ouvriers ou les petits-bourgeois dominés (en France le RN et LFI, an Allemagne l’AfD), aux Etats-Unis Donald Trump, soient soupçonnés de sympathies pour Poutine. La classe dirigeante et ses médias ont désormais le monopole de la gestion économique et de la répartition de la richesse. D’où « l’hystérisation » des problèmes raciaux ou ethniques et les bavardages stériles à n’en plus finir sur des sujets pourtant sérieux : l’écologie, le statut des femmes, le réchauffement climatique.
Todd lance alors un fort lourd pavé dans la mare : « si le mariage entre personnes de même sexe est considéré comme équivalent au mariage entre des personnes de sexes différents, alors la société a atteint un état zéro de la religion.