Par Raphaëlle Gensane, étudiante en droit public, qui a décidé d'aider son vieux père à enrichir et diversifier son blog.
La souveraineté, qui ne peut être que « nationale », selon une décision du Conseil constitutionnel du 30 décembre 1976, est un principe cardinal de la Constitution. Elle est consacrée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en son article 3 : « le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation ». Également, la Constitution de 1958 en rappelle l’importance à travers son article 3 : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants [les membres du parlement participent à la souveraineté nationale, décision du Conseil du 9 octobre 2013] et par la voie du référendum [articles 11, 53, 72-4, 77, 88-5 et 89] ».
La souveraineté est définie, dans le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu, comme le caractère suprême d’une puissance qui n’est soumises à aucune autre. Plus spécifiquement, dans la théorie du régime représentatif, c’est l’attribut d’un être, d’une nation ou d’un peuple, qui fonde l’autorité des organes suprêmes de l’État parce que c’est en son nom qu’est exercée par eux en dernière instance la puissance publique.
La souveraineté nationale, quant à elle, serait, dans la théorie du gouvernement représentatif, le principe selon lequel les organes suprêmes de l’État ne tiennent pas leurs pouvoirs d’un droit propre (contrairement au monarque de l’Ancien Régime) mais l’exercent en qualité de représentants qui peuvent seuls exprimer sa volonté.
La souveraineté nationale est donc inscrite dans la Constitution. Elle en est un principe cardinal. Toutefois, les dispositions contenues dans la Constitution peuvent entraver le respect de la souveraineté nationale. Aujourd’hui, seuls 14% des Français se disent favorables à ce que la Cinquième République soit maintenue en l’état.
En effet, se pose la question de la représentativité. La volonté des représentants du peuple qui, certes, exercent la souveraineté nationale, peut être préférée à celle des citoyens eux-mêmes. Par exemple, bien que le Conseil « [se fût] déclaré incompétent en 1962 pour contrôler les lois votées par le peuple à la suite d’un référendum », formule réitérée en 1992 et 2014, car l’article 61, qui décrit la procédure de contrôle de constitutionnalité des lois, ne visait pas ces dernières, il a toutefois admis en 1976 que le Parlement, à travers une loi (donc, ordinaire), pouvait modifier la partie organique d’une loi référendaire (en l’espèce, celle dont il était question en 1962). Le constitutionnaliste Olivier Beaud se demanda alors s’il ne s’agissait pas d’« un précédent pour justifier l’application du même raisonnement pour une loi portant sur un domaine constitutionnel ». Ainsi, une loi référendaire pouvait être modifiée par une loi ordinaire, ce qui était une autre manière de montrer que le peuple n’était pas souverain.
De plus, depuis la décision Hauchemaille du Conseil constitutionnel en 2003, un contrôle juridictionnel de la recevabilité est possible dorénavant pour les lois de révision constitutionnelle soumises au référendum, alors qu’il ne l’est pas pour celles soumises au Congrès (réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat). Comme l’écrit la juriste Marthe Fatin-Rouge Stéfanini, « en fin de compte, il résulte de la jurisprudence du Conseil que les limites à la révision constitutionnelle peuvent plus facilement être imposées au peuple qu’à ses représentants ».
Olivier Beaud se demande si l’on peut maintenir le principe de souveraineté du peuple dans un système où il existe deux voies de son expression et où l’on pourrait, par la voie indirecte (avec le parlement à travers une loi ordinaire ou avec le Congrès à travers une loi constitutionnelle) remettre en cause la volonté exprimée par le peuple directement à travers le référendum. Olivier Beaud rappelle que les deux modes d’exercice de cette souveraineté sont à égalité, aucun des deux ne prévalant sur l’autre et que, si l’on devait parler de prévalence, la composante démocratique l’emporterait sur la composante représentative, bien que certains juristes puissent penser le contraire. Pour illustrer sa pensée, Olivier Beaud prend l’exemple de la ratification du Traité de Lisbonne en 2007 : « N’est-ce pas d’ailleurs la question qui aurait pu être posée lors de la ratification du Traité de Lisbonne par le Parlement ? français en 2007 ? Dès lors, le Congrès, sollicité par le Président de la République, au titre de l’article 89, pouvait-il revenir sur une décision antérieure prise par le peuple [le référendum de 2005] ? Ou n’aurait-il pas fallu estimer que seul le peuple pouvait se prononcer sur le Traité de Lisbonne ? » En effet, le Congrès (avec la révision constitutionnelle) puis le Parlement (qui a ratifié la révision à travers une loi), en adoptant un traité matériellement fort semblable à celui du projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe, ont remis en cause la décision populaire du 29 mai 2005, où 55% des Français avaient voté contre contre ce projet.
Les révisions constitutionnelles qui ont eu lieu dans une optique de conformité à l’ordre juridique européen de ratification des traités européens successifs ont abouti car le Congrès votait favorablement. Les révisions constitutionnelles concernant les traités européens ne se sont jamais déroulées par voie de référendum. Se pose également le problème de la représentativité : si les citoyens avaient voté directement, et non les parlementaires, ces révisions auraient-elles abouti ?
Le problème de la souveraineté nationale a connu une illustration concrète : en 1981, la peine de mort est abolie en France à travers une loi ordinaire alors qu’une majorité des Français (plus de 60%) étaient contre cette abolition. Bien que la volonté populaire directe n’ait pas été respectée, ce vote était légal et respectait la Constitution puisqu’une majorité de parlementaires avait voté pour. Ensuite, après avoir adhéré au Conseil de l’Europe, la France a signé le protocole n° 6 de 1985 qui pose l’interdiction pour les États membres de recourir à la peine de mort. Comme l’écrit Olivier Beaud dans son article “ Le Conseil constitutionnel sur la souveraineté et ses approximations ”, « La souveraineté de l’État n’est-elle pas remise en cause par un tel acte juridique – une convention internationale – qui empêchera désormais les États signataires de recourir à la peine capitale ? ». Cette interdiction a également été reprise par l’UE. En effet, l’article 2 de la Charte des droits fondamentaux, rédigée lors du Conseil européen de Nice qui s’est tenu en 2000, proclame l’interdiction de la peine de mort. Cette charte a acquis une valeur juridiquement contraignante grâce au Traité de Lisbonne de 2007, ce même traité qui reprenait le projet du Traité établissant une constitution pour l’Europe rejetée par les Français. Pour que la Constitution puisse être conforme, entre autres, aux principes, désormais juridiquement contraignants, énoncés par la charte des droits fondamentaux, une révision constitutionnelle eut lieu en 2007. Le Congrès a constitutionnalisa l’interdiction de la peine de mort en France à travers l’article 66-1 de la Constitution.
Á noter également que la Constitution n’impose pas au président de la République, lorsqu’il organise un référendum et le « perd », de démissionner. Par exemple, le président De Gaulle, en 1969, en considérant que la volonté populaire était contre lui, avait démissionné. En revanche, le président Chirac, en 2005, décida de rester en fonction car, selon sa boutade bien connue, « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent ». Or, ce refus pouvait être vu comme un désaveu populaire de sa politique.
Enfin, un dernier cas montrant que la souveraineté nationale peut voir son expression empêchée par la Constitution est la réforme des retraites. Alors que, selon les sondages, 75% des Français étaient favorables à l’organisation d’un référendum d’initiative partagée, le Conseil constitutionnel estima que les trois conditions pour l’organiser (1/5ème des parlementaires avec 1/10ème des électeurs, les dispositions du RIP non contraires à la Constitution, un texte qui n’ait pas pour objet l’abrogation d’une disposition législative depuis moins d’un an n’étaient pas remplies. Benjamin Morel, maître de conférences à Paris 2, avait écrit que « cette procédure a [avait] été conçue pour ne jamais être utilisée ». En effet, si, en l’espèce, la proposition de RIP était déposée avant le 14 avril 2023, elle portait sur un texte qui n’avait pas encore été voté par le parlement : il n’y avait donc pas de « réforme à contrer ». En revanche, si la proposition de RIP était enregistrée après le 14 avril, elle remettait en cause une réforme promulguée depuis moins d’un an. Ainsi, comme l’avait remarqué le journaliste Franck Lemarc, « ce texte n’avait aucune chance d’être validé par le Conseil constitutionnel ».
Afin que la souveraineté nationale, à travers son expression directe, puisse davantage s’exprimer, la France ne devrait-elle pas prendre exemple sur la Suisse, où le référendum est une pratique beaucoup plus courante ? : Certes mais les traditions, la culture politique ne sont pas les mêmes.
En conclusion, la souveraineté nationale, qu’elle soit sous forme indirecte ou directe, ne doit pas être réprimée par la Constitution elle-même. Le doyen George Vedel disait à cet égard : « gardons-nous que la créature – la Constitution – n’échappe à son créateur, le pouvoir constituant, et que l’exaltation de l’une ne s’accompagne de la mise en cage de l’autre ».