II - La relativisation des problèmes engendrés par l’intervention des juridictions suprêmes grâce à la prédominance du Conseil constitutionnel dans la procédure de QPC
La partialité du Conseil d’État et de la Cour de cassation peut entraver le bon déroulement de la QPC (A). Toutefois, la soumission des deux juges suprêmes au juge constitutionnel dans la procédure de QPC permet de compenser, en partie, les problèmes dûs à leur partialité.
A - L’intervention partiale du Conseil d’État et de la Cour de cassation dans le mécanisme de QPC empêchant pour les justiciables le plein accès au juge constitutionnel
L’argument de conventionnalité, qui peut être avancé par les juridictions suprêmes pour ne pas renvoyer la question, pose problème lorsque la conventionnalité n’est pas établie par un juge européen mais par la juridiction suprême elle-même. Un exemple notoire s’illustre dans le refus de la chambre criminelle de la Cour de cassation de renvoyer les dispositions de la loi Gayssot, portant sur le délit de contestation de crimes contre l’humanité, car elle l’avait jugée, par une décision antérieure (6 décembre 1993, n° 93-80. 267), compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme. Il y a donc un risque « d’instrumentalisation du droit européen ».
De plus, la nature du Conseil d’État, à la fois juridiction et conseiller du pouvoir politique, peut entraver son devoir d’impartialité. Il avait, à cet égard, refusé de transmettre une QPC mettant en cause sa propre partialité structurelle au regard de sa double fonction (16 avril 2010, Association Alcaly).
On peut arguer que les cours suprêmes ne sont pas considérées comme des juridictions pleinement impartiales au sens de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme lorsqu’il s’agit de renvoyer une question portant sur leur propre interprétation jurisprudentielle. D’aucuns préconiseraient, si la QPC porte sur leur interprétation, qu’elle soit directement envoyée au Conseil constitutionnel. Toutefois, les deux juridictions suprêmes ont défendu leur place au sein de la QPC : la Cour de cassation, en se fondant sur le Code de l’organisation judiciaire, a rappelé qu’il n’y a qu’une Cour de cassation pour toute la République et donc que les questions posées aux cours « inférieures » de l’ordre judiciaire doivent obligatoirement passer par elle. Le Conseil d’État a rappelé, simplement, les dispositions de l’article 61-1 de la Constitution qui impose le filtrage des juridictions suprêmes, pour affirmer la compatibilité avec le fait de statuer sur le bien-fondé du renvoi d’une question portant sur leur interprétation jurisprudentielle. La Cour européenne des droits de l’homme a elle-même pris parti pour le Conseil d’État et la Cour de cassation dans son arrêt Renard c. France du 25 août 2015 en considérant que le refus d’une Cour suprême de renvoyer au juge constitutionnel une QPC portant sur sa propre jurisprudence fait partie du mécanisme du filtrage des QPC. En effet, l’exigence de motivation que les deux juridictions remplissent empêche selon la Cour européenne la décision d’être arbitraire. Pour la Cour, le contrôle de sa propre jurisprudence est inhérent à la fonction du juge. Toutefois, alors qu’une disposition pourrait potentiellement être censurée par le Conseil constitutionnel, il n’y a aucun moyen pour le justiciable de faire appel du refus, de la part des cours suprêmes, de renvoyer la question. La seule manière pour un justiciable de voir sa question arriver devant le Conseil constitutionnel est qu’un autre justiciable soulève la même question, portant sur la même interprétation jurisprudentielle, dans un autre litige. Les décisions de non-renvoi n’ayant qu’une autorité relative de la chose jugée, la question à nouveau posée pourrait donc être envoyée, cette fois-ci, au Conseil constitutionnel. Par conséquent l’accès au juge constitutionnel pour les justiciables, qui était l’un des objectifs de la réforme de 2008, n’est pas garanti.
La partialité des cours suprêmes quant à leur propre jurisprudence est une conséquence de la doctrine du droit vivant. Cette doctrine, développée par la Cour de cassation italienne à partir des années 1950, a été adoptée par le Conseil d’État dans un arrêt du 15 juillet 2010 Compagnie agricole de la Crau et par la Cour de cassation dans un arrêt rendu par sa troisième chambre civile le 30 novembre 2010 M. Jean-Louis L. Les deux juridictions ont admis à cette occasion, pour la première fois, la transmission d’une QPC portant sur leur propre interprétation d’une disposition législative. Le Conseil constitutionnel a fait application de cette doctrine dans sa décision du 6 octobre 2010 Mmes Isabelle D. et Isabelle B, où il jugeait de la constitutionnalité de l’article 365 du Code civil. Il a estimé « que posant une QPC, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition ».
Le Conseil constitutionnel, bien qu’ayant accepté la doctrine du droit vivant, doit néanmoins veiller à ce que la juridiction suprême n’établisse pas sa propre jurisprudence constitutionnelle. Par exemple, dans un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 27 février 2013 (n° 12-23213), celle-ci avait jugé que le « respect des droits de la défense n’impose pas que le salarié ait accès au dossier avant l’entretien préalable », alors que le Conseil constitutionnel n’avait jamais émis d’avis sur ce point. La jurisprudence du Conseil d’État et de la Cour de cassation prend d’autant plus d’importance qu’il arrive au Conseil constitutionnel de s'appuyer sur leur interprétation pour fonder la norme constitutionnelle. Un exemple notable est celui de l’arrêt Compagnie agricole de la Crau concernant la qualification juridique d’un prélèvement obligatoire, où le Conseil constitutionnel retient, pour déclarer une disposition législative non conforme à la Constitution, la qualification juridique du Conseil d’État, qui se confrontait à l’interprétation du gouvernement. Ainsi, l’interprétation jurisprudentielle a, en l’espèce, été au service du contrôle de constitutionnalité.
L’importance des problèmes engendrés par l’intervention du Conseil d’État et de la Cour de cassation doit être nuancée par le fait que les deux juges n’ont pas le dernier mot dans la procédure, et ce, contrairement au Conseil constitutionnel.
B - La soumission forcée du Conseil d’État et de la Cour de cassation au Conseil constitutionnel dans la procédure de QPC
Alors que l’on pourrait assister à une véritable « guerre des cours » si le Conseil constitutionnel ne retenait pas l’interprétation des juridictions suprêmes et en donnait une autre, il faut toutefois relativiser la potentialité de ce conflit. En effet, bien que le Conseil constitutionnel accorde de l’importance aux interprétations jurisprudentielles des juridictions judiciaire et administrative, il possède les moyens de désavouer leur interprétation.
Tout d’abord, il peut émettre des réserves d’interprétation sur une disposition législative en cause, allant à l’encontre de l’interprétation de la juridiction suprême, ce qui se produisit dans la décision M. Alain G du 20 septembre 2013 (n° 2013-340), où il mit fin à une jurisprudentielle traditionnelle du Conseil d’État. Ceci constitue une différence avec l’étranger : alors que, par exemple, en Italie, la Cour constitutionnelle garde l’interprétation des juridictions constitutionnelles, le juge constitutionnel français ne verra aucun mal à substituer son interprétation dans le contrôle a posteriori.
En outre, le Conseil constitutionnel, « en faisant un usage plus offensif » de la notion de « question nouvelle », pourrait imposer l’obligation aux Cours suprêmes de lui renvoyer la question, et donc les empêcher de « constitutionnaliser » (ce que, dans tous les cas, elles ne peuvent faire que de manière relative) des dispositions.
La prédominance du Conseil constitutionnel dans la procédure de QPC s’illustre dans le fait qu’il a le « monopole du rejet des lois ». C’est la grande limite dans le rôle des juridictions suprêmes : elles ne peuvent juger de la constitutionnalité de la loi que dans un sens positif, lorsqu’elles lui décernent un brevet de constitutionnalité en admettant que la question ne présente pas de caractère sérieux, mais elles ne peuvent pas déclarer inconstitutionnelle la disposition en question. A fortiori, ce brevet de constitutionnalité peut être remis en cause car, comme il a été mentionné auparavant, leurs décisions n’ont qu’une autorité relative de la chose jugée et leurs interprétations pourraient être désavouées si jamais une question similaire finissait par arriver aux Sages. Malgré l’instauration de la QPC et le filtrage, le Conseil constitutionnel perd son rôle principal d’interprète de la loi, mais conserve le monopole de la censure, ses seules décisions étant dotées d’un caractère absolu.