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19 décembre 2023 2 19 /12 /décembre /2023 06:01
Il y a quelque temps, j'ai été invité par une collègue angliciste à donner une conférence sur George Orwell à des élèves de terminale dans un lycée lyonnais. Ci-dessous, le texte de cette conférence.
 
Quand je dis « je » ; je ne peux pas ne pas parler de moi (Oswald Ducrot). En même temps, « je » est un autre (Rimbaud).
L'écriture, selon Robbe-Grillet, ce n'est pas quelqu'un qui vous explique quelque chose qu'il a compris, c'est quelqu'un qui est à la recherche de quelque chose qu'il ne comprend pas encore.
Orwell est, à mes yeux, le plus grand écrivain politique du XXe siècle. Pas le plus grand romancier ni le plus grand penseur politique, mais c’est bien parce qu’il a parfaitement situé son œuvre à la croisée de deux démarches, à savoir fondre le politique et l’artistique en un (« to fuse politics into an art » ; Godard disait : « je ne fais pas de cinéma politique, je fais politiquement du cinéma ») qu’il n’a pas connu, contrairement à Camus, Sartre ou Malraux, une seule journée de purgatoire.
Dans mes travaux sur Orwell, j’ai essayé de déterminer pourquoi Orwell écrivait – voir “ Why I Write ”, 1945), comment il a laissé en lui se forger un destin parce qu'il se voulait avant tout le défenseur d'un univers moral, sain, amical et sans peur. En tentant de déterminer pourquoi Eric Blair voulut écrire, c'est-à-dire mettre une plume dans la main d'Eric, et écrire quelque chose, c'est à dire devenir Orwell grâce à l'écriture. Orwell n'a jamais consciemment cessé de se narrer en tant qu'acteur et de s'énoncer en tant que narrateur.
Pour Orwell, la littérature était avant tout affaire d'écriture, que l'écriture était création, à partir de matériaux fournis par la mémoire, choisis et travaillés par elle, d'une image du réel dont elle dégage la figure et le sens. En nous tirant vers son monde, Orwell s'est révélé, et plus il est entré en fiction plus il a exprimé son vrai.
S’il fallait donner d’Orwell une seule image, ce serait peut-être celle du jeune policier colonial de “ Shooting an Elephant ”, en Birmanie, à qui une foule excitée demande d’abattre un éléphant enragé pour cause de rut. En tirant, il comprend que c’est une partie de lui-même et de l’Empire qu’il détruit, et que tout système injuste s’aliène à force d’aliéner celui qu’il opprime. Quelques années plus tard, Orwell ne tirera pas sur un franquiste à portée de fusil mais qui était gêné dans sa course par un pantalon sans ceinture : il était allé en Espagne pour tuer des fascistes mais un homme qui perd son pantalon n’est pas un fasciste. Il n’est pas certain que ces deux épisodes aient été vécus tels quels par leur auteur. Moraliste et créateur avant tout, Orwell ne craignait pas de manipuler les faits lorsqu’il poursuivait un but artistique.
Comme de nombreux jeunes de ma génération, j’ai lu 1984 et La Ferme des animaux au lycée. Mais ce n’est pas ainsi que je découvris et que je suis allé vers Orwell. Je me trouvais un jour de 1969 dans une famille de la banlieue résidentielle du sud de Londres, dominée par une grand-mère à la très forte personnalité, membre de l’Independent Labour Party, un petit parti d’extrême gauche dont Orwell avait pris quelque temps la carte, le seul parti où il ait adhéré (ce, pour les conservateurs de tout poil et gens de gauche irréprochables qui veulent le tirer vers la réaction et l'impérialisme étasunien). Elle avait d’ailleurs rencontré l’écrivain à plusieurs reprises. Ayant découvert que j’étais originaire du pays minier du nord de la France, elle me tendit un livre (dans l’édition originale) d’Orwell dont je n’avais jamais entendu parler, The Road to Wigan Pier, en français Le quai de Wigan. Cet ouvrage, qui décrivait par le menu les conditions de vie, de travail et de chômage des ouvriers dans le nord de l’Angleterre dans les années trente, me bouleversa. Ou plutôt, c’est la démarche de l’auteur qui m’enchanta.
J’appréciais énormément qu’un bourgeois anglais aille vivre dans les corons, qu’il descende au fond de la mine, qu’il décrive le travail des mineurs, le corps des mineurs avec la force et la précision d’un Zola. Je savais que tout ce qui était rapporté correspondait parfaitement à la réalité, ayant moi-même vécu au contact des mineurs de charbon français dans les années cinquante, et ayant eu la possibilité de descendre une fois au fond de la mine. En lisant Le Quai de Wigan, je me remémorais ces samedis après-midi de mon enfance, lorsque je voyais des mineurs revenir du travail, noirs de charbon, avant de se laver méthodiquement, méticuleusement, avec une seule bassine d’eau. Il me revint en particulier comment ils se débarrassaient de la crasse sous les ongles, dans l’interstice situé entre l’œil et l’arcade sourcilière. Et puis, sachant que je connaissais (dans le Lot-et-Garonne) des réfugiés républicains espagnols, la vieille dame me tendit Homage to Catalonia, en français Hommage à la Catalogne. Je fus subjugué. Non seulement cet Orwell était descendu au fond de la mine, mais en plus il s’était enrôlé dans des milices anti-franquistes, avait combattu comme simple soldat du rang (et non comme André Malraux en pseudo-officier, ou comme Hemingway, brancardier porté sur le whisky). Il avait même été gravement blessé dans un conflit où il n’avait rien à gagner, avant de dénoncer quelques mois plus tard, ce que personne n’avait osé évoquer avant lui en Grande-Bretagne, la trahison de Staline dans cette guerre civile effroyable où le peuple espagnol s’était retrouvé seul face à la barbarie fasciste.
L’auteur de 1984, l’un des romans politiques les plus sombres du XXème siècle, était un grand optimiste, amoureux de son pays, à l’aise dans son époque, même si, dans ses fantasmes, il aurait préféré vivre au XVIIIème siècle en « joyeux pasteur ». Il conçut son existence comme une œuvre, et son œuvre, d’abord comme la quête d’une écriture (raison pour laquelle j’ai sous-titré mon livre sur Orwell “ vie et écriture ” : (George Orwell, vie et écriture ; une vie pour l’écriture, une écriture pour la vie). Son inclinaison profonde en tant que personnage public ne fut pas la politique mais la morale. Lorsqu’on étudie l’un des aspects de sa pensée, il faut constamment avoir à l’esprit ces paramètres. Nous sommes en présence d’un homme heureux, d’un écrivain poursuivant, à sa manière, un objectif de modernité, d’un citoyen qui attribuait au peuple anglais des vertus cardinales : gentillesse, loyauté, amour de la tradition, decency (décence, politesse, bonne mœurs), et ce don de ne pas se laisser impressionner par les grands hommes, comme Napoléon, Churchill ou Staline.
L’attitude d’Orwell vis-à-vis de sa patrie a évolué au gré des circonstances personnelles et historiques. Ainsi, à l’automne 1940, au début de la guerre, Orwell se demande si le conflit sera purement impérialiste et s’il faudra faire front commun avec la bourgeoisie : « La nuit qui a précédé le Pacte germano-soviétique, j’ai rêvé que la guerre avait commencé. Ce rêve m’a appris que j’étais de tout cœur patriote, que je soutiendrai la guerre et que je combattrai si possible. Tout cela est enfantin, bien sûr, mais je préfère avoir reçu ce type d’éducation que de ressembler aux intellectuels de gauche qui sont tellement ‘ éclairés ’ qu’ils ne peuvent comprendre les émotions les plus ordinaires. »
L’enfance d’Orwell fut marquée par la catastrophe du Titanic. Dans un texte de résistance consensuel, très “ union nationale ” de 1940 (“My Country Right and Left ”, “ Mon pays, “ de droite et de gauche ” ou “ qu’il ait raison ou tort ”), Orwell évoque ce traumatisme. Il laisse entendre que l’attachement à une nation découle plus d’un ressenti charnel à des événements isolés mais marquants qu’à de grandes causes ou à une Histoire qui se fait mais qui n’est pas toujours lisible.
En primaire, Orwell eut beau détester la discipline sadique des écoles primaires privées, les preparatory schools, il n’en admit pas moins, par la suite, que les grandes victoires anglaises (au diable les régiments écossais ou gallois !) furent préparées sur les terrains de cricket des écoles privées, la guerre n’étant qu’une forme suprême du sport où il est impossible de tricher (Orwell fut cependant l’un des premiers à dénoncer la concomitance entre sport et nationalisme dans un article visionnaire de 1945, “ The Sporting Spirit ”). Á Eton, il reçut sa part d'enseignement, de culture militariste. Il sut prendre du recul par rapport à cette vision du monde, ce qui ne l'empêcha pas de s'enrôler au sortir de l'enseignement secondaire, alors que rien ni personne ne l'y contraignait, dans la police impériale en Birmanie. Or c'est bel et bien durant sa plus tendre enfance que le futur écrivain avait été imprégné d'idéologie belliciste, d'une philosophie portant au plus haut niveau les valeurs de défense sacrée de la patrie, avec comme corollaire une dépréciation de l'ennemi.
Orwell va se forger une conscience politique dans les années trente, non sans hésitations et revirements. Contre sa classe d’origine, la bourgeoisie impérialiste, et contre lui-même. Pour ce faire, il lui faudra passer par la France et l’immersion dans des franges défavorisées de la classe ouvrière, le Kent des travailleurs agricoles exploités et le Londres des clochards (voir son premier ouvrage, une biofiction : Down and Out in Paris and London, 1933. En français, Dans la dèche à Paris et à Londres). C’est qu’Orwell est de ces écrivains qui sont allés au-delà de leur monde et qui, de retour, ont adopté le regard du Persan : « Quand vous rentrez en Angleterre après un voyage à l’étranger, vous avez immédiatement la sensation de respirer un air différent […]. La bière est plus amère, les pièces de monnaie sont plus lourdes, l’herbe est plus verte, les publicités sont plus criardes. […] » Orwell avait su observer l'Angleterre à partir de la connaissance qu'il avait de son empire : c'est parce qu'il avait vécu au contact des masses exploitées d’Extrême-Orient qu'il pourrait sympathiser avec le lumpen-proletariat anglais puis avec la classe ouvrière proprement dite, « les victimes symboliques de l’injustice qui jouaient le même rôle en Angleterre que les Birmans en Birmanie » (1936).
 
Orwell, des lycéens et moi
Après la découverte de la condition prolétarienne dans son pays, Orwell part se battre en Espagne, tout simplement parce qu’il faut se dresser contre le fascisme pour laisser une chance au socialisme. Il combat avec courage au sein de la milice internationale du P.O.U.M. (Partido Obrero de Unificación Marxista), d’inspiration trotskiste, et rencontrera des hommes et femmes conscients, fraternels, tendus vers un objectif, bref l’image inversée des futurs proles de 1984. Il perçoit ces citoyens en armes comme un maillon dans l’immense chaîne fraternelle du genre humain, succédant aux soldats de Verdun, de Waterloo, des Thermopyles, souffrant de la même vermine, vivant et mourant sur des champs de bataille où l’on n’entend jamais chanter les oiseaux (Homage to Catalonia, 1938. Version française : La Catalogne libre).
Traumatisé par la défaite des Républicains, par la trahison des staliniens, Orwell va alors traverser une phase de doutes personnels durant laquelle les sentiments pacifistes et internationalistes vont prendre le dessus. D'avoir versé son sang, d'avoir été ainsi “ baptisé ”, autorise un Orwell dégoûté par la guerre à envisager, de 1937 à 1939, un certain cynisme dans la démission face à la menace hitlérienne. Il ne fait aucun doute que les événements d'Espagne contribuèrent puissamment à le pousser dans cette direction qui se voulait à la fois révolutionnaire et pacifique , et il n'est pas étonnant de l'entendre proclamer dans ses écrits son opposition à toute guerre avec l'Allemagne et à la formation d'un Front populaire en Angleterre.
Ainsi, après les années 1936-37 où, choqué par la brutalité de la classe dirigeante, par l’irréalisme des élites de la gauche libérale, il a adopté des comportements extrêmes (vivre dans la crasse chez des logeurs exploiteurs du Lancashire, descendre au fond de la mine, partager le lot des combattants de base en Catalogne), il pressent, vers 1938-1939, que le conflit qui s’annonce sera terrible et il recherche des valeurs modérées. Dans les très nombreuses pages qu'il consacre à l'Angleterre et à son peuple, il offre des images et des concepts de paix, de raison, de stabilité, de juste milieu. Mais pas de médiocrité. Orwell n'aimait pas les comportements petits. Il raille Napoléon se rendant aux Anglais par peur des Prussiens, Ludendorff, le chef des armées allemandes pendant la Première Guerre mondiale, se cachant derrière des lunettes de soleil, ou encore cet empereur romain qui s'était barricadé dans des toilettes (Hassan II, l'ancien roi du Maroc, fit de même). L'idéal d'Orwell à l'époque, c'est un Sancho Pança qui n'aurait pas peur des bombes mais qui ne se planterait pas poitrail nu face à la mitraille : « Une part de nous veut être un héros ou un saint, mais l’autre moitié c’est ce petit homme gras qui voit très clairement l’avantage qu’il y a à rester en vie. C’est notre moi privé, la voix de notre ventre qui proteste contre notre âme. » The belly against the soul.
Progressivement, et cela le mènera jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, il rejette ce qui, au niveau socio-politique, n'est pas, à ses yeux, anglais : le stalinisme, l'internationalisme prolétarien, le fascisme évidemment, mais aussi l'Église Catholique Romaine et tout ce qui s'apparente aux intellectuels de gauche européens. Il moque avec férocité l'îlot de pensée dissidente de ceux qui « vont chercher leurs recettes de cuisine à Paris et leurs idées à Moscou. » Face aux dangers – Hitler, la guerre, le capitalisme sauvage, l'industrialisation débridée – Orwell va donc partir dans une quête de l'anglicité. Sa patrie ne trouvera le salut que dans la réaffirmation de ses valeurs fondamentales. Une transformation de la société anglaise – qu'il appelle de ses vœux – ne se fera que dans le respect des traditions. De 1937 à 1940, le projet d'Orwell est d'établir une continuité entre l'Angleterre du présent et celle du passé.
Plus tard, on verra que le seul moment de vrai bonheur que connaît Winston Smith dans 1984 sont les heures passées avec Julia dans le magasin d'antiquités – lieu ô combien symbolique – qui lui rappelle l'Angleterre d'avant la dictature. Pour Orwell, la lutte de l'homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l'oubli.
Mais contre la plupart des écrivains de son époque, Orwell avait prévu – et cela le chagrinait et le terrorisait même – le retour du référent. Il savait bien que les réalités dont parle la fiction ont un analogon dans la réalité extra-linguistique et donc qu'une création ne peut être purement fictive : une horloge qui sonne treize heures renvoie, quoi qu'on en dise, à une horloge, à toutes les horloges, c'est à dire à une domestication – démocratique ou totalitaire – du temps.
Pour faire politiquement de la littérature, Orwell fut aidé par l'époque fracassante et fracassée qui le vit débuter, les années trente, cette époque de tous les dangers qui vit le triomphe des pulsions sur la raison, la dérive des émotions vers le délire collectif, et durant laquelle la vérité était plus étrange que la fiction, peut-être parce que les consciences étaient, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, saccagées méthodiquement de l'intérieur. Orwell était un moraliste, un créateur dont le souci était plus de restituer les sensations dans leur force que de reconstituer les faits en simple observateur, un satiriste qui ne répugnait pas aux ressources du phantasmagorique ou de la translucidité, mais dont le matériau était avant tout ici et maintenant. Ses préoccupations ne furent pas celles d'un prophète ou d'un théoricien mais celles d'un humaniste, un ami des hommes rencontrés quotidiennement et donc concrètement connus de lui, plus qu'un ami d'une humanité plus ou moins abstraite. S’il fit passer les exigences de l'esthétisme avant ceux de la politique, le souci de justice eut presque toujours le primat sur celui de l'art. « Les scrupules en matière artistique ne suffisent pas », disait-il, mais « la rectitude en matière politique ne suffit pas non plus ». Á l’opposé, totalement irresponsable, un Cocteau osera écrire que « les dictateurs contribuent à promouvoir la protestation dans l'art, sans laquelle celui-ci meurt ».
Il était parfaitement conscient du problème que pose à un écrivain politique la tension entre motivations et exigences politiques, d’une part, et motivations et exigences littéraires, de l’autre. Dans “ Pourquoi j’écris ” (1946), il aborde explicitement cette question dans les termes suivants :
« Cela pose des problèmes de construction et de langage, et cela pose aussi sous un jour nouveau le problème de la vérité. Un simple exemple, assez grossier, vous donnera une idée de la difficulté qui se présente. Mon livre sur la guerre civile espagnole, Hommage à la Catalogne, est, cela va de soi, un livre ouvertement politique. J’ai vraiment fait de mon mieux pour dire la vérité pleine et entière sans rien abdiquer de mes instincts littéraires. Mais l’ouvrage contient notamment un long chapitre truffé d’extraits de presse et autres documents du même ordre, écrit pour défendre les trotskistes accusés de collusion avec Franco. De toute évidence, un tel chapitre qui, au bout d’un an ou deux, perd nécessairement tout intérêt pour le lecteur moyen, est de nature à compromettre la qualité du livre. Un critique, que par ailleurs je respecte, m’a dûment sermonné à ce sujet : Pourquoi, m’a-t-il dit, avoir rajouté tout ce fatras ? Vous avez transformé ce qui aurait pu être un bon livre en banal travail journalistique. Il avait raison, mais je ne pouvais pas faire autrement. Je me trouvais savoir ce que fort peu de gens en Angleterre avaient eu la possibilité de savoir : je savais que des innocents étaient accusés à tort. Si je n’avais pas été indigné par une telle injustice, je n’aurais pas écrit ce livre. »
En tant qu'individu et homme de lettres Orwell il chérissait par-dessus tout ce qu'il appelait l'honnêteté intellectuelle, dont était dépourvus, à ses yeux, bien des membres de l'intelligentsia londonienne. Il fut très conscient de ses préjugés culturels et de classe, n'hésita pas à les projeter en pleine lumière, à en jouer dans ses textes car il pensait que plus on était soucieux de ces manquements intellectuels et moraux plus on pouvait avoir une audience politique sans sacrifier son intégrité esthétique.
Ce créateur connaissait les limites de son intelligence, celle d'un esprit supérieur mais non exceptionnel, ce qui fait que ses textes inspirent au lecteur le sentiment rassurant quoique trompeur que ce qu'Orwell a fait, il aurait pu le faire.
Un magistrat qui arrive le matin dans son cabinet ne doit pas – fort heureusement – réinventer la justice. Ni un professeur la pédagogie. L'écrivain, quant à lui, doit à tout instant inventer la littérature au sens où il doit faire surgir une pratique, une structure, un ordre.
Pour le grand public, les chefs-d’œuvre d’Orwell sont Animal Farm et Nineteen Eighty-Four. Pour moi, le chef d'œuvre d'Orwell c'est Orwell.
Orwell survint à une époque, où l'individu – pour reprendre une image qu'Orwell affectionnait – ressemblait à une guêpe sectionnée en deux dans la mesure ou une bonne part de son moi pensant lui avait échappé. C'est sûrement pourquoi il surmonta ses contradictions politiques et esthétiques en brouillant les cartes, en arpégeant son “ je ”, mentionnant, ou pas, par exemple, ses origines de classe selon les besoins de la démonstration ou de la logique de l'économie du texte, et en jouant très habilement de toutes les strates de la communication entre l'émetteur et le récepteur du discours. Comme l'avoua un peu trivialement Flaubert à propos de Madame Bovary, il « combina ». Derrière son masque d’écriture, en notant cependant que cette technique n'avait rien d'original, puisque tous les écrivains ont un masque, ou ce que Roland Barthes appelait les différentes pelures d'oignon.
Le sentiment de culpabilité d’Orwell, dû à son appartenance à la moyenne bourgeoisie impériale, a entraîné une boulimie de l'écriture. Il a d’abord voulu régler la relation qu’il entretenait avec son propre passé, ce que signifiait, par exemple, le fait d’être élève à Eton, la plus prestigieuse des écoles privées, tout en étant boursier. Être dans un entre-deux social fut, pour de nombreux écrivains, un promontoire idéal pour observer la société d’une manière un peu décalée : Aragon, bâtard mais fils de préfet, Sartre, fils d’une mère issue d’une famille très bourgeoise mais orphelin de père à l’âge de trois ans, Orwell, dont le père était un fonctionnaire de l’administration des Indes, très conservateur et dont le grand-père avait possédé des esclaves dans la Jamaïque, et la mère, d’origine française et internationaliste.
Avec Animal Farm et Nineteen Eighty-Four, Orwell a transformé la vision que nous avons du monde. Et quoi qu'aient pu feindre de penser Madame Thatcher, Monsieur Reagan et quelques théoriciens de la nouvelle droite, son combat fut celui d'un homme très solidement ancré à gauche. Il ne critiqua pas l'univers stalinien pour que tout fût permis aux “ golden boys ”, à Google et à Amazon.
Il faut conclure et, pour cela, comme disait le peintre Delacroix, il faut se faire un cœur d'acier. Mais la bêtise, prévenait Flaubert, c'est justement de conclure. La singularité fondamentale d’Orwell, c'est qu'il a écrit pour son pays, pour les siens, mais contre son époque. Il aimait se faire l'avocat du diable, mais on ne l'aurait jamais vu rejoindre le parti des forces maléfiques. Orwell s'est toujours occupé de la foule, de ce que pensait le “common people ”, mais il n'aurait jamais couru avec la foule parce que la foule courait.
En son hommage, je citerai une réflexion de Schopenhauer, un moraliste chez qui le vouloir-vivre avait fini par l'emporter sur le pessimisme, le tragique et le sentiment de l'absurde, et qu'Orwell aurait pu lui-même signer : « En tout temps la plante verdit et fleurit, l'insecte bourdonne, l'animal et l'homme subsistent dans leur indestructible jeunesse et nous retrouvons chaque été à nouveau les cerises déjà mille fois dégustées ».
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commentaires

P
Excellente analyse. Merci Bernard.
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A
« La nuit qui a précédé le Pacte germano-soviétique, j’ai rêvé que la guerre avait commencé. Ce rêve m’a appris que j’étais de tout cœur patriote, que je soutiendrai la guerre et que je combattrai si possible. "<br /> Il est plus facile aujourd'hui d'écrire ce qui suit, des dizaines d'années après l'événement et en n'ayant donc pas le nez collé dessus mais ce pacte germano-soviétique est pour le régime soviétique semblable au sparadrap du capitaine Haddock <br /> Encore une fois, encore mille fois faudra-t-il rappeler la chronologie des faits, ses conséquences.<br /> Si on veut bien prendre ces faits dans l'ordre où ils se sont produits on consterna que les uns et les autres n'ont pas été soumis aux mêmes impératifs et que par conséquent les hommes politiques qui ont signé un accord avec Hitler n'ont pas les mêmes responsabilités dans ce qui a suivi.<br /> Les accords de Munich 29 septembre 1938<br /> Pacte germano-soviétique 23 août 1939<br /> Dans le 1er cas dixit Wikipédia :<br /> L'Union soviétique réclame la tenue immédiate de négociations militaires entre des représentants des forces soviétiques, françaises et tchécoslovaques et l'inscription de la crise à l'ordre du jour de l'assemblée générale de la Société des Nations. L'ambassadeur soviétique, Ivan Maïski, indique que son pays est disposé à apporter une aide militaire à la Tchécoslovaquie, à condition que la France en fasse autant4.<br /> Entre le 21 et le 23 septembre, l'Armée rouge mobilise et déploie des forces considérables près de Kiev et en Biélorussie : environ 60 divisions d’infanterie, 16 divisions de cavalerie, 6 corps de chars et 17 brigades aériennes. N'ayant pas de frontière avec la Tchécoslovaquie, l'Union soviétique demande à la Pologne et à la Roumanie un accord pour traverser leurs territoires. Si la Roumanie semble accepter, la Pologne refuse, et la France n'intervient pas pour convaincre son alliée. La position polonaise s'explique par sa crainte que l'armée soviétique, une fois en Pologne, s'y installe pour réannexer ce pays, comme la Russie l'avait fait à plusieurs reprises et encore tenté en 19205.<br /> Le ministre britannique des Affaires étrangères, Edward Frederick Lindley Wood, fait savoir à son homologue soviétique, Maxime Litvinov, que sa présence n'est pas souhaitable afin de ne pas « provoquer » Hitler. "<br /> On constate donc que les accords de Munich a été par la lâcheté des français et des britanniques et en raison de leur haine politique pour le régime soviétique le facteur déterminant qui a préparé la suite. L'absence de ces accords aurait-elle évité la guerre ? Sans doute pas mais on peut supposer que la suite aurait pu être différente. Quant au pacte germano-soviétique il est une conséquence du pacte précédent et il permettait à Staline de préparer son pays à une attaque allemande qu'il savait inéluctable. Il a fallu que le pacte soit brisé le 22 juin 1941, par la décision d'Hitler d'attaquer l'URSS en déclenchant l'opération Barbarossa, pour que cela entraîne une alliance soviétique immédiate avec le Royaume-Uni.<br /> C'est ainsi et ça continuera à être ainsi : on ira répétant sans fin " la pacte germano-soviétique " , " le pacte germano-soviétique " rendant par là les conséquences monstrueuses du pacte précédent.<br /> Pour ce qui concerne la guerre d'Espagne, nous ne oublierons jamais tous les récits que nous avons lus à ce sujet et encore moins les images des ces colonnes de réfugiés, hommes, femmes et enfants passant la frontière avec leurs maigres bagages et du sort que leur ont réservé à ce moment-là les autorités françaises.<br /> Pour terminer je dois dire que je suis étonné par le ton général de cet exposé, dans un lycée et que certains pourraient juger orienté à gauche. Le colonialisme, la bourgeoisie qualifiée d'impérialiste, les mineurs, la misère. Tout cela et plus me convient mais j'imaginais la chose était devenue impossible à notre époque.
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