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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 06:01

Texte écrit en 2006 et publié en 2013 par les Cahiers du Forell (Poitiers)

 

Au-delà du calembour : du vent55 ?

On se permettra d'établir une passerelle entre les faiseurs de calembours et le pétomane de la Belle Époque. On peut en effet considérer que la pétomanie, c'est le calembour poussé à son paroxysme, le contrepet étant une forme qui s'arrêterait à mi-chemin. Il y a d'une part mise en question du goût (bon ou mauvais), de la culture, des institutions, mais nous sommes également en présence d'une mise à nu de l'apparente évidence du langage. Les plus grands auteurs ont parfois succombé aux vertiges de la scatologie calembourdière, tel Corneille qui, dans un de ses poèmes, parle d'« incaguer les beautés56 » et dont chaque élève de seconde, de mon temps, connaissait le célèbre acrostiche SALECUL d'Horace57. Lorsque Coluche se moquait des slogans des manifestations gauchistes des années soixante-dix et qu'il transformait : « À bas la répression, les manifestations policières ! », en « À bas les boutons pressions, vive les fermetures éclair ! », il y avait mise en question des institutions, des comportements sociaux à travers le langage. Mais ces cris se perdaient dans des éclats de rire ou dans l'azur !

 

La parole du calembour fait éclater la frontière entre décrire et dire. Aussitôt, et par le miracle de l'approximation, les sens évidents et premiers sont détournés car ils sont dans le même mouvement éclairés et dévoyés. Le dérèglement peut déboucher sur une déréglementation en ce que la parole n'est plus réglée, mais aussi dans la mesure où elle est à la fois la cause et la conséquence d'un rapport au langage sans règles, sans foi, sans lois. Nous sommes aujourd'hui dans une ère de médiatisation obligatoire, à une époque où il faut penser, parler et réagir le plus rapido possible. Il n'y a plus de discours public sans urgence histrionique à la Antoine de Caunes, sans mépris pour l'approfondissement, sans rélégation aux oubliettes de l'histoire du substrat culturel, sans appel – entre autres par le calembour – aux tendances simplificatrices et démagogiques d'un homo civicus et economicus complètement emprisonné dans la langue des moyens de communication de masse. Insulte raciste, expression à cru de la violence de l'inconscient, le « Durafour crématoire » était aussi un crime contre la pensée lorsque c'est l'Autre anti-sémite qui parlait, non pas contre le locuteur, mais en lui58. À gauche, un journal comme Libération, qui ne s'est jamais tout à fait remis d'une certaine décontraction post-soixante-huitarde, hésite entre la désinvolture de ses calembours de première page et la respectabilité auto-légitimante d'un regard approfondi sur les choses. De Le Pen à July, l'utilisation médiatico-politique du calembour marquant la volonté d'inclure tout dans tout, et vice-versa, est la preuve que tout se vaut et qu'un bon mot qui passe la rampe vaut mieux qu'une réflexion qui prend son temps, Lacan (tonade59 ?) est assurément en partie responsable de la légitimation de l'utilisation intempestive des calembours et, partant, de l'à-peu-près, d'une dérégulation quasi organisée de la syntaxe et de l'orthographe dans les média en général et dans la publicité en particulier. Les décideurs, les accapareurs (spécialistes de la purge : cinq cacas par heure) de paroles nous le disent : la vie ne vaut d'être vécue qu'au niveau de la blague. Mais alors, la France est « gagnée par l'insignifiance60 ».

 

Dans une lettre à son professeur Georges Izambard, Rimbaud prévenait : « C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots61. » On passera pour cette fois sur la première partie de la proposition, sur l'aliénation par décentrement du sujet. Par son allusion au jeu de mots, Rimbaud signifiait non seulement que tout passe par le langage, mais que tout est dans le langage. Les mots ne nous appartiennent pas, parce que nous leur appartenons. On se demandera alors si le « dérèglement » qu'évoquait le poète n'est pas cet instant profondément mystérieux où le dit peut disjoncter du pensé, parce que l'énonciateur ne souhaite plus que la pensée puisse être identifiée à son moi.

NOTES

56 In Poésies diverses, cité par François Vergnaud in Hyppolyte Wouters (et al.), Molière ou l'auteur imaginaire, Bruxelles, Éditions Complexes, 1990.

57 Cet acrostiche (qui n'est pas le seul dans son genre) se situe dans la scène 3 de l'Acte II : « S'attacher au combat (sic) contre un autre soi-même/ Attaquer un parti qui prend pour défenseur/ Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,/ Et rompant tous ces nœuds (sic), s'armer pour la patrie/ Contre un sang qu'on voudroit racheter de sa vie,/ Une telle vertu n'appartenoit qu'à nous ;/ L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux. »

58 Voir Gérard Miller, « L'infamie-réflexe », Libération, 5 septembre 1988.

59 Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 25/9/91.

60 A. J. Greimas, Le Monde, 22/10/91.

61 13 mai 1871.

 

FIN

 

Les frontières royales des calembours bons (III)

PS 1 : Ce matin je suis abordé par un homme jeune qui prend en photo les tours de Lyon.

Je l'informe sur ce que contiennent ces tours. Il me dit qu'il est argentin, architecte, et que dans son pays il n'y a que des tours modernes. “ Nous n'avons pas d'Histoire ”, déplore-t-il.
Pour nous, Gaulois, pour qui 2 000 ans d'histoire sont tenus pour acquis, il est très difficile de concevoir ce qu'est une “ histoire ” de 150 ou 200 ans. Un substrat tellement fragile et aléatoire comparé à notre bloc de granite.
J'accompagne ce touriste argentin pendant 2 ou 300 mètres et nous tombons sur ce camion.
— Voilà pour illustrer notre conversation, dis-je. Une entreprise déménagement veille de 174 ans !
En 1830, les Argentins n'étaient indépendants que depuis vingt ans et le pays était harcelé par des puissances multiples et variés qui ne voulaient même pas qu'il existe.
Les frontières royales des calembours bons (III)

PS 2 : La mort de Michel Jazy, à 87 ans, ça me fait quelque chose.

Gloire du demi-fond français dans les années 60. Détenteur de nombreux records du monde. Son éternel rival français n'était autre que Michel Bernard, le chti d'Anzin. Ils surent, en une occasion, unir leurs efforts pour établir, avec deux autres coureurs, le record du monde du 4X1500 mètres (qui ne doit plus exister aujourd'hui).

Á l'époque, les meilleurs coureurs de demi-fond français étaient Jazy, Jean Wadoux, Gérard Vervoort et Claude Nicolas et Michel Bernard. Quatre gars du Nord sur cinq. Des durs à cuire…

La foulée de Jazy était extraordinaire : il donnait l'impression de ne pas toucher le sol.

Michel Bernard fut longtemps le maire de gauche de sa ville, Anzin. Jazy, de droite, gaulliste, était choyé par les pouvoirs politique et sportif. Ce qui n'enlève rien à son immense talent.

J'en profite pour rappeler qu'à deux ou trois reprises je me suis entraîné avec Michel Bernard, lui sur ses jambes et moi à vélo.

Les frontières royales des calembours bons (III)
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commentaires

A
Franchement ?<br /> Oui franchement <br /> Alors franchement je suis enseveli devant cet Everest d'érudition, submergé que dis-je coulé, immergé, et sans espoir de remonter à la surface, ne sachant quoi dire mais allant le dire quand même. <br /> Le calembour c'est mieux s'il laisse flotter après lui un fumet de poésie. Un rien d'inexprimable. <br /> Pour cette raison le calembour c'est mieux quand il est involontaire comme l'est le mot inconsciemment surréaliste d'un enfant.<br /> Nous avons une amie qui pratique ce genre sans le savoir. Je l'ai déjà raconté. Ainsi elle lâcha dans une conversation " on le met sur un pied d'estrade " ou bien il a la sclérose en plâtre. Expression dite au cours d'un repas et qui a provoqué un éclat de rire, sous le coup de la surprise, de la part de mon épouse et qui a tenté de contrôler ce fou rire compte tenu de la gravité du sujet. Il y a eu aussi " la truite de Joubert". Sans doute un lointain et vague souvenir d'un ancien ministre de Mitterand. Là c'était pas mal car nous étions plusieurs et comme son mot se voulait un trait d'humour nous avons tous ri à sa grande satisfaction mais pas pour les mêmes raisons. Je tiens à préciser : sans une once de moquerie car nous savons ce que ces dérapages doivent au sort.<br /> On remarquera ici et souvent d'ailleurs que l'erreur est quelquefois légitime car après tout " mettre sur une estrade " c'est surélever la personne, quant à la sclérose en plâtre ce n'est pas moins faux car le plâtre appliqué sur une personne en durcissant l'immobiliserait.<br /> Par contre l'emploi pléthorique du calembour comme le pratique Le Canard Enchaîné à un effet bourratif et finalement contre-productif. Pour le dire plus simplement et plus directement je trouve ça un peu con. Il est vrai que ça fait des dizaines d'années que je ne lis plus ce journal : à la fin je trouvais ça lassant comme son esprit en général.<br /> Comme ce texte évoque au passage Jérôme Bosch je me demande si Giuseppe Arcimboldo peut être considéré comme un peintre calembourgeois. Sans doute non car il n'y a pas semble-t-il d'humour volontaire <br /> Un des calembours que j'aime le plus est celui de Coluche : " il est fier comme un bar tabac " car ce calembour est juste. En effet en l'entendant on se retrouve dans les années 60 et avant avec la patronne fière de sa forte poitrine derrière son tiroir-caisse servant des paquets de cigarettes et encaissant le prix du ballon de vin blanc, du petit noir ou du crème que son bonhomme de mari a servi juste à côté sur son zinc.<br /> Et si Artaban pourrait se plaindre de cette entorse faite à sa renommée qu'il lui pardonne car Coluche n'est certainement pas le coupable l'ayant sans doute cueilli dans un des ces bistrots en question.<br /> Enfin le calembour c'est comme toute chose c'est une question de dosage et comme l'humour il a ses limites. Voulant marquer une distance avec le sérieux il finit souvent par rendre dérisoire l'important et délégitimer les sujets qui le sont tout autant.
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