Texte écrit en 2006 et publié en 2013 par les Cahiers du Forell (Poitiers)
Au-delà du calembour : du vent55 ?
On se permettra d'établir une passerelle entre les faiseurs de calembours et le pétomane de la Belle Époque. On peut en effet considérer que la pétomanie, c'est le calembour poussé à son paroxysme, le contrepet étant une forme qui s'arrêterait à mi-chemin. Il y a d'une part mise en question du goût (bon ou mauvais), de la culture, des institutions, mais nous sommes également en présence d'une mise à nu de l'apparente évidence du langage. Les plus grands auteurs ont parfois succombé aux vertiges de la scatologie calembourdière, tel Corneille qui, dans un de ses poèmes, parle d'« incaguer les beautés56 » et dont chaque élève de seconde, de mon temps, connaissait le célèbre acrostiche SALECUL d'Horace57. Lorsque Coluche se moquait des slogans des manifestations gauchistes des années soixante-dix et qu'il transformait : « À bas la répression, les manifestations policières ! », en « À bas les boutons pressions, vive les fermetures éclair ! », il y avait mise en question des institutions, des comportements sociaux à travers le langage. Mais ces cris se perdaient dans des éclats de rire ou dans l'azur !
La parole du calembour fait éclater la frontière entre décrire et dire. Aussitôt, et par le miracle de l'approximation, les sens évidents et premiers sont détournés car ils sont dans le même mouvement éclairés et dévoyés. Le dérèglement peut déboucher sur une déréglementation en ce que la parole n'est plus réglée, mais aussi dans la mesure où elle est à la fois la cause et la conséquence d'un rapport au langage sans règles, sans foi, sans lois. Nous sommes aujourd'hui dans une ère de médiatisation obligatoire, à une époque où il faut penser, parler et réagir le plus rapido possible. Il n'y a plus de discours public sans urgence histrionique à la Antoine de Caunes, sans mépris pour l'approfondissement, sans rélégation aux oubliettes de l'histoire du substrat culturel, sans appel – entre autres par le calembour – aux tendances simplificatrices et démagogiques d'un homo civicus et economicus complètement emprisonné dans la langue des moyens de communication de masse. Insulte raciste, expression à cru de la violence de l'inconscient, le « Durafour crématoire » était aussi un crime contre la pensée lorsque c'est l'Autre anti-sémite qui parlait, non pas contre le locuteur, mais en lui58. À gauche, un journal comme Libération, qui ne s'est jamais tout à fait remis d'une certaine décontraction post-soixante-huitarde, hésite entre la désinvolture de ses calembours de première page et la respectabilité auto-légitimante d'un regard approfondi sur les choses. De Le Pen à July, l'utilisation médiatico-politique du calembour marquant la volonté d'inclure tout dans tout, et vice-versa, est la preuve que tout se vaut et qu'un bon mot qui passe la rampe vaut mieux qu'une réflexion qui prend son temps, Lacan (tonade59 ?) est assurément en partie responsable de la légitimation de l'utilisation intempestive des calembours et, partant, de l'à-peu-près, d'une dérégulation quasi organisée de la syntaxe et de l'orthographe dans les média en général et dans la publicité en particulier. Les décideurs, les accapareurs (spécialistes de la purge : cinq cacas par heure) de paroles nous le disent : la vie ne vaut d'être vécue qu'au niveau de la blague. Mais alors, la France est « gagnée par l'insignifiance60 ».
Dans une lettre à son professeur Georges Izambard, Rimbaud prévenait : « C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots61. » On passera pour cette fois sur la première partie de la proposition, sur l'aliénation par décentrement du sujet. Par son allusion au jeu de mots, Rimbaud signifiait non seulement que tout passe par le langage, mais que tout est dans le langage. Les mots ne nous appartiennent pas, parce que nous leur appartenons. On se demandera alors si le « dérèglement » qu'évoquait le poète n'est pas cet instant profondément mystérieux où le dit peut disjoncter du pensé, parce que l'énonciateur ne souhaite plus que la pensée puisse être identifiée à son moi.
NOTES
56 In Poésies diverses, cité par François Vergnaud in Hyppolyte Wouters (et al.), Molière ou l'auteur imaginaire, Bruxelles, Éditions Complexes, 1990.
57 Cet acrostiche (qui n'est pas le seul dans son genre) se situe dans la scène 3 de l'Acte II : « S'attacher au combat (sic) contre un autre soi-même/ Attaquer un parti qui prend pour défenseur/ Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,/ Et rompant tous ces nœuds (sic), s'armer pour la patrie/ Contre un sang qu'on voudroit racheter de sa vie,/ Une telle vertu n'appartenoit qu'à nous ;/ L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux. »
58 Voir Gérard Miller, « L'infamie-réflexe », Libération, 5 septembre 1988.
59 Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 25/9/91.
60 A. J. Greimas, Le Monde, 22/10/91.
61 13 mai 1871.
FIN
PS 1 : Ce matin je suis abordé par un homme jeune qui prend en photo les tours de Lyon.
PS 2 : La mort de Michel Jazy, à 87 ans, ça me fait quelque chose.
Gloire du demi-fond français dans les années 60. Détenteur de nombreux records du monde. Son éternel rival français n'était autre que Michel Bernard, le chti d'Anzin. Ils surent, en une occasion, unir leurs efforts pour établir, avec deux autres coureurs, le record du monde du 4X1500 mètres (qui ne doit plus exister aujourd'hui).
Á l'époque, les meilleurs coureurs de demi-fond français étaient Jazy, Jean Wadoux, Gérard Vervoort et Claude Nicolas et Michel Bernard. Quatre gars du Nord sur cinq. Des durs à cuire…
La foulée de Jazy était extraordinaire : il donnait l'impression de ne pas toucher le sol.
Michel Bernard fut longtemps le maire de gauche de sa ville, Anzin. Jazy, de droite, gaulliste, était choyé par les pouvoirs politique et sportif. Ce qui n'enlève rien à son immense talent.
J'en profite pour rappeler qu'à deux ou trois reprises je me suis entraîné avec Michel Bernard, lui sur ses jambes et moi à vélo.