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12 janvier 2012 4 12 /01 /janvier /2012 15:24

http://a21.idata.over-blog.com/3/03/85/41/eva-joly-1962-miss-norvege-jeune.jpgMa récente note sur le portrait d’Eva Joly par Éric-Emmanuel Schmitt (link) a suscité deux réactions très critiques de la part de deux correspondants dont les interventions sur mon blog sont toujours très constructives. Je cite ces deux analyses et j’y apporte une réponse qui aurait mérité d’être plus substantielle mais les journées n’ont que 24 heures.

 

"Je ne trouve pas que les propos d'E.E. Schmidt soient particulièrement admirables. Ils expriment en fait une autre forme de racisme, le racisme social (pour voyager, il faut d'abord en avoir les moyens...).

Ce n'est qu'un exemple de plus de la haine du peuple de la plupart des intellectuels parisiens, d'autant plus insupportable dans ce cas précis que ce monsieur se prétend en position de supériorité morale, on se demande bien pourquoi."

"Oui, certes. Mais l’inverse est vrai aussi. Être polyglotte n’est pas le garant de la qualité humaine. Il se trouve que je connais quelques langues, je suis bilingue depuis l’enfance, mais cela ne m’a rendu ni beau, ni grand, ni fort, ni intelligent, ni riche. Les gens que j’ai pu admirer dans mon enfance, pour leur culture, leur savoir, leur intelligence ou leur humanité, ne connaissaient en général que leur langue maternelle. À l’inverse, on trouvera aisément des gens se «débrouillant» dans telle ou telle langue étrangère, ou dans plusieurs, mais qui sont de parfaits crétins. L’on prête une importance démesurée à la connaissance de langues étrangères, en France en particulier. La croyance qu’apprendre une langue vous hissera aussitôt dans les plus hautes sphères intellectuelles est un fantasme de monolingue. Je m’irrité souvent de l’attitude de certains qui affectent de considérer avec dédain ceux qui «sont nés quelque part», c’est-à-dire la plupart du temps des gens de condition modeste. Avoir une connaissance approfondie de sa propre culture, s’y trouver solidement enraciné, et se sentir en profonde adéquation avec elle, ne me paraît pas moins honorable que d’avoir butiné çà et là, superficiellement, dans d’autres cultures, surtout si c’est pour prendre de petits airs supérieurs ensuite. De sa vie, Kant n’est jamais sorti de son Königsberg natal, et alors?"

Une petite remarque liminaire : quand on ne parle pas pour ne rien dire, quand on écrit un peu longuement, on s’exprime toujours sur soi, par rapport à soi. Ceci est valable même pour ceux qui font une thèse en physique quantique. L’article de Schmitt pour Télérama avait beau être une commande, le dramaturge aux origines multiples a dû apprécier de brosser le portrait d’une personne binationale, biculturelle et bilingue. Il s’est forcément reconnu en elle.

Ceci posé, il faut partir de la différence fondamentale entre les biens matériels et les biens culturels. Pour ce qui est des premiers, c’est simple : ce qui est à moi n’est pas à toi. Tu peux éventuellement me le prendre, ou je peux te le prêter ou te le donner. Mais si tu me prends tout ou partie de mon bien matériel, je ne l’ai plus. En matière de culture ou d’art, la situation est bien différente. Si je joue une sonatine de Clementi, je la prends, mais elle est toujours là. Si je la joue bien, j’apporte quelque chose au patrimoine de l’humanité. Aimer passionnément Vinci ne m’empêche pas d’aimer passionnément Michel-Ange. Au contraire.

Kant est resté dans son village toute sa vie, ce qui, effectivement, ne l’a pas empêché, par exemple, de comprendre magistralement la Révolution française. Seulement Kant était un génie. Il pouvait s’imbiber de tout depuis sa chambre, comme Montaigne. Puisqu’on est dans les génies, restons-y. À huit ans, Mozart avait fait le tour de l’Europe. Il parlait trois langues. Ses voyages n’ont eu aucune incidence sur son génie qui était là avant. Mais parce qu’à huit ans il connaissait toutes les musiques du monde – disons celles qui vont de Londres à Prague – son œuvre a une coloration « universelle » qu’elle n’aurait pas eue s’il était resté dans son gros village de Salzbourg qu’il détestait. De même (partir … revenir), c’est parce qu’il composa les trois quarts de son œuvre en France (dont une bonne partie dans la brousse du Haut-Berry, of all places) que Chopin a construit une œuvre extraordinairement polonaise (mais aussi italienne, française, anglaise etc.).

Venons-en maintenant aux langues. Pourquoi Claude Hagège parle-t-il aussi bien le hongrois (je l’ai vu converser avec des natifs pendant un quart d’heure), une langue qu’il a apprise en huit ou neuvième position ? Justement parce qu’il en parlait magistralement sept autres. Inversement, notre kleiner Mann est nul en anglais parce qu’il ne connaît pas La princesse de Clèves, et vice-versa. Être bi, tri ou quadrilingue ne signifie rien en soi. Lorsque je vivais en Afrique noire, j’étais entouré par des boys ou des nounous qui parlaient quatre ou cinq langues. Mais hormis leur langue maternelle, leur expression était un charabia plus ou moins amélioré. Pourquoi ? Parce que cela leur suffisait. Ils n’utilisaient ces langues que dans des situations de communication minimale.

Tout autre fut le cursus linguistique d’Eva Joly. Totalement biculturelle et bilingue, j’imagine qu’elle parle, comme toute bonne Norvégienne, l’allemand et l’anglais. Elle est une personne qui a choisi, vers l’âge de vingt ans, de s’approprier pleinement notre langue, notre culture et, plus encore, le système complet de notre civilisation. Ce qui lui a permis de devenir la magistrate que l’on sait, en étant capable d’utiliser et aussi de juger notre juridisme à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Par-delà sa personnalité propre – que je ne connais pas – cette distance, ces référents autres, son approche distanciée du discours juridique l’ont aidé à cogner plus dur que la moyenne de la profession.

C’est cela que les crétins dont parlent Éric-Emmanuel Schmitt reprochent à Eva Joly. Comme il leur est difficile d’attaquer sur ce terrain  une magistrate qui a auditionné Dominique Strauss-Kahn, Roland Dumas et quelques huiles de droite, ils s’en prennent à son accent, une fossilisation dont elle ne pourrait se débarrasser que par une cinquantaine de séances d’orthophonie, alors qu’ils trouvent charmant l’accent marseillais de Gaudin.

Allons-y d’une banalité : connaître l’autre, c’est se connaître mieux. Bien connaître une langue étrangère permet de re-connaître sa propre langue, donc de renaître. Je ne sais si, comme le dit Schmitt, la double nationalité est une tendance lourde pour le monde de demain. Mais la double culture est davantage à nos portes. Ce qui permettrait, peut-être, de faire reculer la world – culture, music dont se satisfont les « vrais Français » qui payent leurs impôts en Suisse et se moquent du zézaiement et des fricatives d’Eva Joly.

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