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26 mars 2024 2 26 /03 /mars /2024 05:47

Dictionnaire amoureux et néanmoins critique de l’université. 59320 Hallènes-lez-Haubourdin.

 

Un très joli petit objet de 140 pages. Un travail collectif par ce que l’université française a de meilleur. Profitons-en : ça ne va pas durer.

 

Âgé de 76 ans, j’appartiens à la dernière génération d’universitaires qui ont pu travailler, en tant qu’enseignant et en tant que chercheur, dans la liberté. Je l’affirme tout de go : si les conditions de travail se sont dégradées de manière inouïe depuis une vingtaine d’années, si l’Alma Mater n’est plus dans l’Alma Mater, la faute en revient assurément aux politiques. Mais les principaux responsables sont pour moi les universitaires eux-mêmes qui ont offert aux coups de boutoir quasi quotidiens du “ système ” un pitoyable ventre mou, une résistance dérisoire face à l’encerclement et au rouleau compresseur des relais de la mondialisation libérale.

 

Qui dirige l’université, les universités françaises aujourd’hui ? Tout simplement l’administration qui ne se cache même plus derrière une poignée d’enseignants qui n’enseignent pratiquement plus et qui managent l’institution selon les règles de l’entreprise privée. Au détriment de la masse des enseignants et des étudiants.

 

La situation n’est pas grave : elle est désespérée. D’où ce cri du cœur collectif d’une trentaine d’universitaires de tous âges, adressé à une institution qui a sacrifié sa vocation de service public pour se mettre au service de la compétition et des classements internationaux. Connaissez-vous un seul universitaire capable de vous expliquer à brûle-pourpoint – mais en détail – comment est élaboré le classement de Shanghai, où j’ai découvert, fortuitement, que l’université de Poitiers, où j’ai passé vingt heureuses années de ma vie, avait réintégré le “ Top 100 ” (bonjour la langue française) alors que celle de Tours venait d’en disparaître ?

 

Il est peu de professions, ce me semble, où la perte de sens a été aussi forte. La numérisation, le “ mail ”, ont été les outils, les agents de la destruction des valeurs. Ce qui était censé faciliter la “ communication ” l’a anéanti : les universitaires se parlent par écran d’ordinateur interposé, dans un silence qui a recouvert le dialogue, l’interlocution, le langage. La “ paperasse ” a cédé la place à ce que Florence Maraninchi (« enseignante-chercheuse multi-casquette depuis 33 ans ») appelle la “ numérasse ” ou la “ digitalasse ” qui permet « la croissance incontrôlée de la bureaucratie ». L'universitaire commence sa journée par la lecture de 20 à 50 courriels, dont les trois-quarts ne lui servent à rien, en a attendant ceux qui tomberont dans la journée.

 

Les universitaires ne font plus de recherche : ils répondent à des AAP. Ils courent dans les couloirs et sur internet pour trouver des Appels à projet, constituer des équipes éphémères, élaborer (ou se soumettre à) des cahiers des charges, se voir renvoyés dans les cordes sans explication, recommencer ad nauseam. Pour, peut-être, réussir en respectant un calendrier serré et en n’oubliant pas de dresser un bilan – en respectant un formatage de plus en plus convenu – de ce qui les aura monopolisés  pendant 6 à 36 mois.

 

En 2013, j’écrivis pour mon maître André Crépin l’hommage suivant : « On ne devient pas une autorité mondiale en anglais médiéval sur un simple claquement de doigts. Il faut énormément travailler, mais aussi douter et réfléchir, bifurquer, se tromper éventuellement, revenir en arrière, rebondir. En la matière – combien coûtent et valent Beowulf et Chaucer ? – le temps n’est pas de l’argent, mais de l’intelligence, et parfois de la beauté. […] Né en 1928, André Crépin a publié son premier article de niveau universitaire en 1961, donc à 33 ans. Son intérêt le poussait vers la linguistique et le vieil anglais, deux disciplines pas même balbutiantes. Il lui fallut ouvrir son propre chemin dans et contre l’institution. Á part sa thèse d’État soutenue en 1970 à l’âge de 42 ans, ce qui était relativement jeune pour l’époque, il ne publia, pendant une dizaine d’années, qu’une poignée d’articles scientifiques, tous innovants et de grande qualité. » Comment Crépin serait-il “ évalué ” aujourd’hui ? Comme tout le monde : pas selon la qualité mais selon la quantité. A priori, en fonction de son impact factor (horrible expression zunienne) éventuel à court terme, et non plus a posteriori, en fonction de l’impact réel de la production scientifique, ce qui peut prendre des années.

 

Oui, mais aujourd’hui les concepts de démocratisation, d’épanouissement personnel et collectif disparaissent. Plus on rogne les budgets, plus on invoque “ l’excellence ” : « initiatives d’excellence », « laboratoires d’excellence », « équipements d’excellence », « filières d’excellence », « stages d’excellence ». C’est peut-être la raison pour laquelle l’outil d’écriture et d'élaboration de programmes favoris des universitaires (enseignants et administratifs) est – je ne l’ai pas fait exprès – Excel ! On gère – pardon : on manage – et on ne trouve plus grand-chose. Et l’on récompense ceux qui inscrivent leur performance dans une stratégie et qui travaillent 18 heures sur 24 pour le moloch en parvenant, éventuellement, à se libérer une dizaine de jours en août pour … lire en paix.

 

Mais pour l’heure, l’université est sous le regard menaçant des forces de la répression, comme le murmure et le chante Suzon, « effrayée de voir la glissade illibérale renverser si facilement » les franchises datant du moyen âge. Le système est prêt à toutes les éventualités :

 

Et

Quand les BRAV-M

Viendront cogner

Tout près de nous

Nous rendre fous

Seras-tu là ?

 

Quand les préfets

Riront en cour,

Quand les faubourgs

Seront blessés

Seras-tu là ?

 

Lors de la lecture de ce bel ouvrage, mes yeux ont été striés par une mode qui sévit massivement dans l’université : l’écriture inclusive. Icare, “ enseignant-chercheur en sciences sociales ”, donc un homme, s’exprime de la sorte : « Vais-je être […] questionné.e, […] vais-je rester assigné.e ? » Lauranne se décrit comme « un.e enseignant.e chercheur.e ». Quand les universitaires comprendront-ils que, plus ils utilisent l’écriture inclusive, plus ils s’enfoncent, victimes d’une technique, d’une doctrine qu’ils n’ont pas élaborées mais qui mutilent le seul outil qui leur reste : la langue ? Chers collègues, votre Sierra Maestra fait pleurer et est à pleurer. L’écriture inclusive est une manifestation violente et agressive de la lutte des classes. Elle provient d’une partie de la bourgeoisie éduquée, influencée par l’idéologie prétendument progressiste étasunienne, qui se reconnaît dans les chercheures (sic) de haut niveau mais pas dans les fraiseuses, les shampooineuses et autres boxeuses ou tapineuses. Je me permets de renvoyer à un texte publié dans ce blog le 21 juin 2023 qui comporte une analyse remarquable du linguiste Frank Neveu qui pensait en priorité aux ravages de cette écriture chez les enfants.

Note de lecture 215
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