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4 octobre 2012 4 04 /10 /octobre /2012 06:12

http://lewebpedagogique.com/asphodele/files/2011/11/hamlet-and-friend1.jpgLes esprits fins et paresseux de nos médias hexagonaux se gargarisent depuis quelques mois de deux mots agréables à leurs glandes salivaires et à leurs oreilles : “ décrypter ”, qu’ils utilisent à contresens, et “ procrastiner ”, qui n’existe pas dans notre langue.

Par l’utilisation de “ décrypter ” ou “ décryptage ”, les neus-neus des médias visent à affirmer leur autorité : « vous lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, vous ne savez pas, vous ne comprenez rien, mais ce n’est pas de votre faute, le réel est tellement complexe ! Nous allons vous aider en “ décryptant ”, c’est-à-dire en expliquant, en faisant de la “ pédagogie ” » (quand j’entends désormais le mot “ pédagogie ”, je sors mon revolver antilibéral). Or décrypter vient de kryptos, qui veut dire “ caché ”. Un palais cryptique est un palais qui se trouve dans des grottes. Datant de 1929, le verbe “ décrypter ” ne signifie rien d’autre que traduire des messages chiffrés dont on ne connaît pas la clé et, par analogie, donner du sens à un texte obscur. Certainement pas expliquer du haut d’une compétence quasi magique.

Quand à “ procrastiner ”, c’est – forcément – de l’anglais en français. Le substantif date de 1548, et le verbe de 1588. La racine de ce vocable est cras, qui signifie  “ demain ” et crastinus, qui signifie “ qui appartient à demain ”. À Rome, in crastinum signifiait “ à demain ”. Parce qu'ils n'aiment pas trop les mots qui leur rappellent l’origine latine ou française de leur langue, surtout quand ils font un peu pédants, les Britanniques n’ont jamais usé couramment de to procrastinate et procrastination. Ces termes sont aujourd’hui quasiment obsolètes. À to procarastinate, les Anglais préfèrent to postpone, to put off ; à la place de procrastination, ils utilisent dilatoriness. C’est dire que, dans leur zèle réducteur et imbécile, nos neus-neus ont ramassé à la petite cuiller un terme complètement dévalorisé pour en faire l’étendard de leur indigence sémantique. D’autant qu’ils utilisent ce terme dans le sens de “ glandouillage ” plutôt que dans celui de “ remettre à demain ”.

De fait, procrastination n’aurait connu aucun succès d’estime outre-Manche sans Shakespeare, plus particulièrement sans sa tragédie Hamlet. Comme j’ai enseigné cette pièce pendant quelques années il y a un quart de siècle, je me permets de raviver ici des souvenirs agréables.

Pourquoi Hamlet repousse-t-il sans arrêt la vengeance qu’il doit à son père, pourquoi repousse-t-il l'échéance fatidique de la vengeance, pourquoi, en langue médiatique, “ procrastine ”-t-il ? Étant un personnage, Hamlet est un être de discours et non pas la représentation d’un réel. Son problème est au service de sa parole théâtrale, et non l’inverse. C’est ce qu’il développe ad libitum, comme dans le célèbre monologue de l’acte III («  Être ou ne pas être… »). Il est par ailleurs prisonnier d’un débat vieux comme le monde, celui des mains sales, quand le sens moral est un frein à l’action. Cet homme de trente ans – un âge respectable pour l’époque – réagit comme un puceau effarouché face aux écarts de conduite de sa mère qui partage désormais la couche de son oncle, assassin de son père. Tuer le traître serait entrer dans l’au-delà par la mauvaise porte, et donc se damner. Il est à un doigt de faire justice lorsqu’il tombe sur un Claudius en prières, conscient de l’ignominie de son acte :

Oh mon crime est puant, il empeste jusqu’au ciel ;

Il porte la plus antique des malédictions,

Le meurtre d’un frère.

 

Tuer Claudius à cet instant précis serait l’envoyer au paradis :

Serai-je donc vengé

Si je le frappe quand il purge son âme

Et qu’il est prêt et mûr pour son passage ?

Non.

Attends, mon épée, tu saisiras un plus affreux moment :

Quand il cuve son vin ou qu’il enrage,

Ou qu’il goûte l’incestueux plaisir de son lit…

En outre, Hamlet se voit avant tout comme un penseur (qu’il est réellement) puisqu’il lit des livres savants. Contrairement à son ami Fortinbras, dont le bras, comme son nom l’indique, est « fort ». Aujourd’hui, on qualifierait peut-être Hamlet de bipolaire, de dépressif. Personne, mieux que lui, ne se dévalorise. Nul besoin d’agence Moodys’s pour le “ dégrader ” (autre anglicisme horrible !) :

Mais quel maraud je fais, quelle vile canaille !

N’est-il pas monstrueux que cet acteur-ci,

Dans une simple fiction, un rêve de passion,

Puisse si bien forcer son âme à son dessein

Qu’elle lui compose ce visage tout blême,

Ces yeux pleins de larmes, cet aspect égaré,

Cette voix brisée et joue de tout son être

À vêtir son dessin ? Et tout cela pour rien !

 

Hamlet est donc une machine à penser, non pas à vide mais, au contraire, une machine qui crée sa propre énergie. La résolution d’un problème appelle un autre problème à résoudre. Un cheveu coupé en quatre donne quatre cheveux à couper à nouveau en quatre. Comme, pour lui, le fortuit, la fortune sont des notions centrales, il attend d’un accident extérieur le moment de ne plus avoir d’excuse pour ne pas agir.

La vengeance d’Hamlet n’est pas qu’un acte personnel. C’est, au sens propre du terme, une affaire d’État. Il faut rétablir le droit et, dans le même temps, réinstaller la transcendance dans le royaume « pourri » (« Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ») puisque la demande du fantôme de son père exprime l’intrusion de l’au-delà, des puissances invisibles dans le monde des humains. Il n’est déjà pas simple d’être le bras armé de la légalité. Être l’agent du destin, de la loi divine, c’est autre chose, c’est servir dieu, pas comme quand on se débarrasse de Kadhafi.

Hamlet cesse de remettre au lendemain, il tue l’usurpateur seulement à l’instant où un enchaînement fatal le dépasse, l’englobe. Lui qui n’aura régné que quelques secondes avant de mourir, il a alors la force de transmettre de manière quelque peu magique le pouvoir à un successeur, antithèse du penseur qu’il est lui-même :

Je fais prophétie que l’élection va échoir

À Fortinbras.

 

(trad. François Maguin).

 

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commentaires

I
Compris !<br /> Sutor ne supra crepidam !
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I
Je me suis intéressée ,il y a quelque temps ,au verbe "procrastiner " sans doute parce que procrastinatrice crasse moi-même, je me sentais fortement concernée et j'ai trouvé cette citation de<br /> Colette :<br /> "Je remercie à présent chacun des contretemps qui m'empêchèrent d'approfondir ma connaissance de la forêt rambolitaine: la paresse, l'âge, le penchant à procrastiner, et aussi le plaisir que j'eus<br /> d'habiter trop peu de temps (...) un de ses sommets (Colette, Pays connu, 1949, p.8)."<br /> Ps : Ravivez , ravivez vos souvenirs agréables , cher Bernard , qu'ils deviennent également chez vos lecteurs d'agréables souvenirs !
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B
<br /> <br /> Je vous croyais plus olé olé. S'intéresser au verbe procrastiner, c'est un peu limite.<br /> <br /> <br /> <br />
B
D'accord pour "décrypter". Mais j'ai trente ans et j'ai toujours connu le mot "procrastination" comme un mot français. D'ailleurs, ce mot n'est pas anglais à proprement parler, mais latin (même si<br /> "néo"-latin). Le français étant une langue latine, il me semble qu'il n'y a aucun problème de légitimité à accueillir un mot qui est en fait d'origine latine.
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