Quand BiBi regarde la télévision, toutes chaines confondues, il a du mal à reconnaître la France dans sa diversité sociale. Les ouvriers sont quasiment absents du petit écran. Lorsqu’ils sont évoqués ou montrés, c’est à la va-vite, à travers une interview-express d’un délégué syndical ou encore à la façon de Jean-Pierre Pernaud qui exalte la veine populiste qu’avant-c-était-mieux et qu’aujourd’hui-tout-fout-le-camp-mon-pauvre-monsieur.
Les Big Boss, eux, toujours mauvaises langues, ont fait une fine glissade sémantique : dans leurs
programmes, bulletins ou projets, ils n’utilisent plus guère le mot « ouvriers » mais plutôt celui d’« opérateurs » avec l’idée qu’en changeant la dénomination, ils pourront effacer un peu
plus l’identité ouvrière. BiBi reconnaît bien là une forme de la violence symbolique qui s’exerce à l’endroit de ces populations.
Lorsqu’ils sont présents sur la scène médiatique, les ouvriers sont perçus le plus souvent à travers le
prisme de manifestations restituées en «marronniers », ce genre de
reportages télévisuels, cycliques, déjà-vus, archi-connus. Avec toujours ce cliché que l’ouvrier est passéiste, encore attaché à de vieux principes, à de vieilles
revendications. Ces reportages retraduisent le souhait de certains politologues et chiens de garde qui déclamaient avec obstination depuis la chute du Mur de Berlin que « la classe ouvrière a disparu ».
On continue à faire l’impasse télévisuelle sur ces 28 pour cent de population active, frange méconnue et
présentée sous des dehors paternalistes. Sur la scène médiatique, peu de recherches mais lorsque celles-ci existent, les ouvriers sont « parlés » plus qu’ils ne parlent. Le téléspectateur
les aperçoit fugitivement quand il y a des fermetures d’entreprises : ils sont derrière leurs pauvres banderoles ou devant un brasero qui fait chaud aux mains et aux cœurs. On donne
surtout l’image d’ouvriers abattus, démobilisés, en voie de disparition. La vision en est le plus souvent négative, dramatique, misérabiliste.
Cette partie de la population qui officie dans la production industrielle est donc ignorée. Lorsque les
rares images nous parviennent, on reste incrédules. Comme King-Kong aux yeux des New-Yorkais. On ignore par exemple – territoires inconnus – les salariés qui opèrent à la chaîne, on tait tout
ce qui concerne la souffrance sociale (maladies professionnelles, rapports hiérarchiques, rythme des cadences, accidents du travail, suicides etc) comme si cela faisait partie d’un Monde d’un
autre temps – celui de Marx et Engels désormais désuets . Et il suffirait de peu pour qu’émerge cette idée que l’ouvrier est congénitalement ignare et ignorant, qu’il n’a pas su s’adapter aux
techniques nouvelles de l’Ere moderne etc.
Quant aux images sur les luttes sociales, sur les actions collectives, elles sont moquées sur un ton
condescendant. Les ouvriers – ombres peu différenciées – sont filmés de façon anonyme et/ou en masses anonymes. Le drame des pertes d’emploi est enseveli sous les chiffres, sous les
courbes des spécialistes. Silence encore plus épais pour expliquer la Mondialisation et la part qu’y prennent les trusts français/européens. France-Info a une rubrique par heure sur les indices
boursiers et le commentateur cite le nom des Entreprises de façon désincarnée. Les hommes et femmes qui y travaillent sont des hommes et des femmes invisibles, inaudibles ou en fond sonore
imperceptible.
La parole ouvrière, hésitante, en recherche, en construction de pensée n’y est jamais aidée ou restituée. Elle est de fait dévalorisée lorsqu’elle vient en écho de la parole construite (objectivité oblige !), sans tâches, sans fautes syntaxiques de l’Expert ou/et des fins lettrés du personnel politique.
Alors que les Français font de plus en plus confiance aux syndicats pour les défendre, les médias ne
cherchent plus à comprendre mais à censurer avec douceur et obstination. Tous les micro-débats, tous les gestes quotidiens militants, toutes les opérations culturelles des nombreuses
associations d’éducation populaire sont ignorées. Du coup, toutes ces initiatives – supposées ne pas entrer dans la Culture savante – n’ont pas droit de cité et n’ont aucune existence
médiatique.
C’est dans ce climat de censure que s’est opéré le transfert massif gauche-droite d’une frange importante
des ouvriers vers le Front National en son temps. Là le discours n’était plus folklorique mais méprisant et accusateur. Face aux mains propres des Intellectuels médiatiques (gauche-caviar y
compris), l’ouvrier y était stigmatisé, lui, l’Ignorant, l’Abruti, l’Habitant résiduel des Temps passéistes. L’ouvrier reste le Dangereux qui ne sait pas ce qu’il fait, qui suit aveuglément
l’Aristocratie ouvrière et qui devient une marionnette dans ses mains.
Et quand on montre des rares images sur ce Monde à peine visible, c’est la plupart du temps sur le mode de
la « Story » individuelle, d’une histoire singulière misérabiliste, du Conte de fées à l’envers, avec comme socle la Psychologisation et la Personnalisation des témoignages.
Et pourtant, malgré ce silence délibéré ou ces reportages bancals, la classe ouvrière cahin-caha se fait
entendre malgré le mépris du Pouvoir médiatico-politico-économique et la surdité de ses anciens porte-paroles politiques.
http://www.pensezbibi.com/pensees-politiques/les-hommes-invisibles-222