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19 janvier 2019 6 19 /01 /janvier /2019 06:33


Rachid El-Daïf. Qu’elle aille au diable, Meryl Streep !. Traduit de l’arabe par Edgard Weber, Actes Sud 2010.

 

Ce roman a été publié en arabe à Beyrouth en 2001, puis en français en 2004 par Actes Sud, un éditeur qui a peu en commun avec les productions Dorcel. Il ne s’agit en aucun cas d’un roman licencieux ou pornographique. Comptant parmi les auteurs les plus importants du monde arabe, El Daïf est traduit en 16 langues. Un de ses romans figura au programme de l’agrégation d’arabe en 2005.

 

Discret, le tropisme étasunien est omniprésent. L’incipit du texte nous tend la toile de fond politique de l’intrigue : « Non ce n’est pas à l’écran de ma propre télévision que je vis le président américain George Bush annoncer la naissance du nouvel ordre mondial. » Comme bien d’autres pays, le Liban est sous la domination du modèle culturel et des fantasmes des États-Unis (« la mondialisation signifie-t-elle que nous sommes devenus une fraction de l’Amérique ? »). Quant à l’invective contre Meryl Streep, c’est celle d’un narrateur bouleversé par le charme de l’actrice et ne comprenant le désastre de son mariage qu’après avoir vu Kramer contre Kramer.

 

Le mariage du narrateur a été arrangé par sa tante. Son épouse est une inconnue pour lui. Pour la conquérir, il va alterner gestes tendres et brutaux, pensant que tout lui est dû, puisqu’il est l’homme, tandis que son épouse excellera dans les stratégies de ruse et d’évitement. L’auteur décrit, ce faisant, un contexte passablement glauque, sans aucun morceau de bravoure vraiment érotique ou amoureux, et où les axes syntagmatique et paradigmatique se coupent dans ce qui tourmente et détermine tout être normalement sexué au Liban, homme ou femme : la virginité de l’épouse et ses corollaires de défloration et de virginité reconstituée. Pour le narrateur, qui est moins dans la modernité que sa femme, « la chose la plus importante qui puisse arriver à une femme dans sa vie est la perte de sa virginité ». La défloration – brutale et rapide ou lente et délicate – est un droit.

 

Dans cette société, avant le mariage, on parle beaucoup de sexe mais on pratique fort peu. Et quand on pratique – surtout les jeunes filles – on n’en parle guère. Le discours est souvent graveleux ou misérable, y compris chez les femmes, comme celle du narrateur qui compare « la tête de sa bi… » à un soleil et qui lui propose de le « vidanger ». Les trois trous de la femme sont l’objet d’interminables discours médiocres sur la pénétration vaginale, la sodomie et la fellation. Et c’est là que la narrateur, enclin à s’émouvoir de la douceur du sentiment maternel de Meryl Streep, tremble sur ses bases quand il découvre que sa femme en sait largement autant que lui sur la sexualité en général et sur le désir du mâle en particulier. Il n’aurait voulu la voir (et l’avoir) que soumise et humiliée alors qu’elle est parfaitement capable de prendre langue avec un avocat pour entamer, sèchement, une procédure de divorce.

 

Au Liban, hommes et femmes sont dans l’impasse. La virilité, en actes ou en paroles, est un carcan. Les femmes ont beau fumer des Gauloises, comme les militants de gauche des années soixante, elles ont beau bien connaître le pénis, le sperme et la jouissance masculine, une jouissance souvent bien triste, elles restent en état d’infériorité. Elles peuvent, à la limite, braver l’homme frontalement, cela ne mène jamais bien loin.

 

              *                                                                                                                                         *

 

J’ai rédigé une recension de ce roman déjà ancien pour deux raisons. Bien que ne connaissant pas le Liban, j’ai fréquenté de nombreux Libanais durant mon séjour d’une décennie en Côte d’Ivoire et cela m'a fait plaisir de me replonger dans une ambiance levantine. Mais, surtout, ce roman ayant servi de pièce violemment à charge contre un professeur de Lyon 2, « susceptible » d’avoir harcelé sexuellement une de ses étudiantes, j’ai voulu savoir ce qu’il en était de cette « pièce à conviction ». Je n’ai aucune autorité en matière juridique, mais ayant enseigné la littérature pendant quarante ans et ayant publié des milliers de pages sur de nombreux auteurs – et sans parler d’un prix Goncourt récent que j’ai quelque peu contribué à mettre en forme – je peux dire sans forfanterie que je sais lire un roman.

 

L’affaire suit son cours. La plainte déposée par la doctorante (de 35 ans) et le signalement réglementaire de l’université à la Justice ont été classés sans suite le 5 octobre 2018 par le Procureur de la République de Lyon, pour « infraction insuffisamment caractérisée ». L'étudiante n'a pas déposé plainte au pénal « pour se protéger psychologiquement ».  Mais l'universitaire « susceptible » d’avoir harcelé a été condamné par la section disciplinaire de l’université à une année de retenue de salaire et d’interdiction d’enseigner, accompagnée d’une interdiction de pénétrer dans les locaux de l’université. Avant le prononcé de cette condamnation, aucune reconstitution des faits présumés n'avait eu lieu. Á noter, pour ne plus y revenir, que la doctorante a produit comme pièces à « conviction », ce qui est légalement discutable et en tout cas pas très élégant, des enregistrements de conversations téléphoniques entre elle et son professeur. Comparaison n’est pas raison mais, en 2005, Bruno Gollnisch avait été condamné par l’université Lyon 3 pour propos négationnistes sur l’extermination des Juifs à cinq ans d’interdiction d’enseigner, mais à une simple diminution de moitié de son salaire. Mon collègue Alain Morvan, à l’époque recteur de l’université, avait joué un rôle moteur dans cette affaire et avait salué une « sanction inespérée qui rompt avec le passé de Lyon-III , un avertissement pour tous ceux qui seraient tentés par le révisionnisme ou le négationnisme ». Alors, petite question prosaïque : si notre professeur condamné par ses pairs (mais pas par la Justice) avait été célibataire ou veuf, il vivrait comment aujourd'hui ?

 

Le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER) a confirmé la condamnation du professeur incriminé. Celui-ci s’est pourvu en cassation devant le Conseil d’État (qui a bien voulu se saisir du cas, ce qu’il est loin de faire systématiquement) et se réserve le droit d’attaquer au pénal la présidente de l’université, un des vice-présidents et l’étudiante accusatrice. La sanction de Lyon 2 est donc clairement sans proportion avec les accusations portées, même si elles avaient toutes été avérées, ce qui ne semble pas être le cas.

 

Le professeur a été condamné par son université pour quatre motifs : une « susceptibilité » de harcèlement et trois motifs, disons techniques, qu’il réfute, et sur lesquels je n’insisterai pas en détail pour ne pas alourdir le débat. Cela dit, le Conseil d’État se prononcera sur ces trois motifs, mais d'abord sur la demande de sursis à exécution que le CNRS a refusée en juillet.

 

Concomitamment à leur action, les autorités universitaires ont, selon moi, clairement utilisé les médias pour faire pression sur l’opinion publique et sur les instances juridiques. Ce n’est pas un hasard si le rejet à exécution par le CNESER en date du 10 juillet 2018 est intervenu le lendemain de la publication d’un article à charge dans Libération. Cet article citait d’abondance le vice-président « en charge de l’égalité et de la vie citoyenne » (sic) qui n’a jamais pris la peine de rencontrer le professeur condamné. Plusieurs collègues de Lyon 2 ont exprimé leur mécontentement devant la condamnation de « comportements susceptibles de constituer un harcèlement sexuel ».

 

Une des « preuves » de la perversité prétendue du professeur est donc sa suggestion à la doctorante de lire Qu'elle aille au diable Meryl Streep ! du Libanais Rachid El-Daïf. Pour les autorités de Lyon 2 qui, à l’évidence, n’ont pas bien lu ce roman, il s’agit d’un texte érotique. Plus ou moins que L'amant de Lady Chatterley enseigné dans le monde entier depuis des décennies malgré des scènes où une aristocrate accepte sans vergogne d'être sodomisée par un homme du peuple, je ne sais ? Disons que ce livre, qui n’a jamais été interdit ou censuré au Liban, est l’œuvre d’un romancier prolifique que l’on qualifiera pour simplifier d'engagé (pour les Palestiniens, pour les homosexuels, pour les droits des femmes). Il n’est donc pas étonnant qu’ici, comme dans d’autres de ses écrits, il dénonce les violences faites aux femmes au Liban, pays dont la société est fortement inégalitaire.

 

Abordons maintenant le problème du harcèlement proprement dit. Le harcèlement est rigoureusement défini par la loi. Il s’agit « d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui, soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user de toutes formes de pression dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. » Si l’on en croit les dires de l’étudiante, il n’y a eu aucune « répétition », « intimidation », « hostilité », « offense », ni aucune « pression » visant à obtenir un acte de nature sexuelle. Le professeur condamné par ses pairs fait valoir que, dans le dossier, il n’y a pas la moindre invitation de cette étudiante (ne serait-ce que pour prendre un café), la moindre parole sexiste ou dégradante, la moindre pression pour obtenir des faveurs.

 

La doctorante devant se rendre devant un comité de suivi de thèse (une invention récente purement bureaucratique visant à fliquer les directeurs de thèses et à normaliser la recherche), son directeur lui a donné des conseils vestimentaires. Ce que, personnellement je n’ai jamais fait. Mais je sais que, de nos jours, des collègues dont les étudiants se présentent à des concours, à des entretiens de stage ou d’admission à un master, ou encore sont appelés à assurer des vacations à l’université, le font.

 

Revenons au roman libanais, objet capital du délit. Les membres de la section disciplinaire n’ont pas compris, n'ont pas voulu comprendre, que ce texte dénonçait les mentalités masculines dans la région du Levant, ainsi que les violences physiques et psychiques faites aux femmes. Le rite de la défloration est décrit comme un viol conjugal, les poncifs de mentalités archaïques masculines ne manquent pas. La section disciplinaire a néanmoins posé – en se permettant de juger un conseil de lecture que l’étudiante a d'ailleurs refusé – que recommander à la doctorante d’ajouter ce roman à son corpus d’analyse des traductions était une incitation sexuelle. Au fait, pourquoi ce titre ? Parce que le narrateur est fasciné par le personnage joué par Meryl Streep dans Kramer contre Kramer. On se souvient que cette épouse et mère quitte le domicile conjugal, ce que fait également le personnage féminin du roman libanais. Meryl Streep, que le narrateur découvre à la télévision, devient pour lui le symbole d’une modernité féminine inaccessible, qu'il désire et récuse tout à la fois.

 

L’accusation a estimé que le professeur condamné avait « minimisé » les faits et a conclu : « la façon dont Monsieur X persiste à les dénier, alors que leur matérialité est avérée interroge sa capacité à saisir le cadre déontologique auquel il doit s’astreindre en sa qualité de Professeur des Universités et de directeur de thèse. » La déontologie du professeur X est gravement mise en cause, et ce tout au long de sa carrière en tant que professeur. Universitaire durant 33 ans, il a présidé le jury d’agrégation dans sa discipline, des commissions de recrutement de l’enseignement supérieur et a été responsable de relations internationales avec d’autres universités. Le passé du professeur X, un universitaire très en vue car appartenant à une spécialité rare, est donc mis en jugement. Apparemment cela ne suffit pas puisque la présidente de l’université a entamé un procès d’intention quant à l’avenir du professeur au sein de l’institution : dans un texte adressé au CNESER le 2 mai 2018, la présidente affirme que celui qui a failli gravement « ne prend pas la mesure des faits qui lui sont reprochés et s’expose à pouvoir les réitérer en toute impunité. » En d’autres termes, il a harcelé, il harcèlera. La présidente va plus loin encore : le comportement du professeur est « appréhendé, non au regard d’un simple écart de conduite, mais d’un mode global de fonctionnement qui trahit, sans ambages, le rapport qu’il entretient à sa fonction de professeur des universités. » La présidente laisse entendre – sans apporter la moindre preuve –  que le condamné s’est déjà laissé aller à des comportements licencieux et que ce mode de fonctionnement lui est consubstantiel. Il n'est point besoin d'être juriste pour lire de la calomnie dans ces propos, calomnie qui est passible de prison en droit français. Pour nous résumer, le professeur X a, dans le passé, fait preuve de comportements répréhensibles ; dans le présent, il a été accusé d’une attitude « susceptible » d’être assimilée à du harcèlement sexuel ; à l’avenir, il pourrait persévérer car c’est son « mode de fonctionnement ». Bref, la dangerosité perverse est dans ses gênes.

 

Autrefois, du temps où l’université était un havre de liberté et où les professeurs ne s'étaient pas encore laissé infantiliser par leur hiérarchie, l'administration et le ministère, on pouvait utiliser le temps que l’on voulait pour rédiger une thèse. Sous les coups de boutoirs d’universitaires stakhanovistes généralement de gauche, proches de la rue de Solférino, s’est imposée l’idée de rédiger les thèses de lettres en quatre ans. La « gauche américaine » voulait s’inspirer des PhD, moins profonds, moins mûris, plus légers que nos lourdes thèses d'État, et ô combien plus monnayables sur le marché des postes. En quatre ans, la thésarde du professeur X a rédigé 80 pages, ce qui est bien peu. Elle voulait quatre années de plus. Elle les a obtenues. Un collègue du professeur X a accepté – en toute confraternité, cela va sans dire – de la diriger durant cette période. Je leur souhaite à tous les deux bien du plaisir.

 

Pour terminer sur une note plus légère, et pour observer en passant que les fantasmes peuvent se nicher dans des endroits tout à fait inattendus, je rappellerai que, sexuellement parlant, il se passe de drôles de choses à l'Université Lyon 2, où l’usage officiel de l’écriture inclusive est vécu comme une nouvelle Sierra Maestra. Je l’avais brièvement rapporté dans une note de blog de septembre 2016 :

Au palmarès du politiquement correct, l'UFR anthropologie, sociologie et science politique vient de battre tous les records en décidant que le masculin ne serait plus le genre de référence.

Cette (cet ?) UFR est dirigée (dirigé ?) par un directrice : le (la ?) professeur (professeuse ?) des universités (universitées ?) David Garibay.

 Pendant que ces éminences font mumuse, l'université lyonnaise impose depuis des années à ses personnels des conditions de travail uniques dans notre pays, au niveau des obligations d'enseignement en particulier, les universitaires de Lyon 2 acceptant de travailler en gros un tiers de plus que leurs collègues de France. Mais David, qui, sur la photo, a une bonne tête d'homme viril, est directrice. L'honneur est sauf (sauve ?). 

Note de lecture (185), (Balance ton porc à Lyon 2, suite)

Notez également qu'Anne Joëlle Bottemer, responsable des services administratifs et financiers (là où se situe désormais le pouvoir dans les universités depuis Pécresse/Fioraso) est “ cheffe ”. “ Chef ” vient du latin “caput” (capute ?). Son féminin est “chef” (chez les infirmières, les gardiennes de prison en particulier). Depuis 1916, le français connaît “cheftaine” (chez les scouts),  qui vient de l'anglais “chieftain” (chef de clan), qui vient lui-même du vieux français “chevetaine”, féminin de “chevetain”.

 Si les technocrates qui nous gouvernent savaient que nos langues sont nées avant eux et que leur richesse est incommensurable et inépuisable ...

Note de lecture (185), (Balance ton porc à Lyon 2, suite)
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