Venons-en maintenant à quelques théoriciens qui, avec infiniment plus de sérieux que moi, se sont posés la question qui nous préoccupe ici.
Pour ne parler que du XXème siècle, je mentionnerai George Orwell, qui tenta de mettre un peu d'ordre dans ses idées mais dont la démarche était malheureusement bien trop empirique pour que ses intuitions parfois fulgurantes puissent déboucher sur des typologies fiables. Un grand écrivain, selon Orwell, était un individu dont la compréhension du monde était “ profonde ”, ce qui lui permettait de faire évoluer ses personnages au fil des récits. Orwell ne refusait rien moins que les personnages statiques, “ finis et parfaits ”. L'auteur de 1984 m’intéresse cependant dans la mesure où sa prédilection pour les “ good-bad writers ” le singularise de la majorité des critiques qui appuient leurs démonstrations plutôt sur des chefs-d'œuvre. Il faut dire qu'Orwell, dont par ailleurs le souci de bien écrire frisait l'obsession, a toujours préféré les chansons à boire aux poèmes raffinés. Pourquoi, se demandait-t-il, les livres de Conan Doyle survivraient-ils à ceux de Virginia Woolf ? L'auteur d'Animal Farm ne répondit pas mais on sentit bien qu'il ne mesurait pas le succès populaire d'un romancier à sa “ facilité ”.
Il me faut également – théoriciens obligent – interroger le domaine des superstructures. L'idéologie étant aussi la manière imaginaire par laquelle les hommes ressentent le monde réel, on dira que la littérature, en ce qu'elle procède de l'idéologie, enrichit notre vision en nous transmettant une expérience de la vie, mais sans que les conditions de l'existence soient jamais vraiment analysées. Seuls les idéalistes croient encore que la parole du romancier peut être dissociée du discours de la société et du pouvoir. Mais le romancier en tant que tel ne fait partie de la société que parce qu'il produit un discours spécifique sur la condition humaine, en reflétant une expérience mais également, et c'est ainsi que le cercle est refermé, en se détachant de l'expérience (plus l'écrivain est “ grand ”, plus il est capable de se détacher) jusqu'à ce qu'apparaissent les substrats idéologiques qui soutiennent la société et conditionnent l'expérience.
On ne saurait évoquer les rapports entre la littérature et l'idéologie sans mentionner l'apport de l'École de Frankfort. Sans elle, nous en saurions moins sur la médiation. Pour Theodor Adorno et les siens, cette médiation n'est pas une déformation ou un déguisement, elle est l'objet lui-même, et par là-même un procès dans la réalité sociale et non un procès ajouté à la réalité par projection ou déguisement, quelque chose qui se trouverait entre l'objet et sa représentation. Même pour un critique littéraire marxiste orthodoxe comme Raymond Williams, le principal danger de la théorie de l'art en tant que reflet est qu'elle finit par ignorer le procès social constitué par l'élaboration de l'œuvre d'art. Serais-je dès lors trop tranchant si, paraphrasant Marguerite Duras, je posais que « le seul sujet » de l'art c'est son élaboration en tant que procès social ?
D'Adorno à Lucien Goldmann, il y a une bonne distance, mais qui n'est pas infranchissable. Pour l'auteur du Dieu Caché, un grand écrivain est celui qui sait aider les hommes à prendre conscience d'eux-mêmes et qui, en même temps, fournit au groupe des satisfactions esthétiques qui peuvent et doivent compenser les frustrations causées par les compromissions et les inconséquences inévitables imposées par la réalité. Pour ce faire, le contenu de l'univers d'un écrivain peut fort bien être différent du contenu de la conscience collective. Seul le groupe peut élaborer, selon les mots de Goldmann, un « ensemble catégorial orienté vers la cohérence ». Mais seul le grand créateur peut, d'une manière spécifique, atteindre un niveau de cohérence plus élevé que celui du groupe. Un grand écrivain « hausse la conscience collective à un degré d'unité vers lequel elle était spontanément orientée mais qu'elle n'aurait peut-être jamais atteint dans la réalité empirique sans l'intervention de l'individualité créatrice ». Pour Goldmann, plus une œuvre s'approche d'une représentation complète et cohérente de la vision du monde qu'a une classe sociale plus cette œuvre est pertinente en tant qu'œuvre d'art. Alors que pour la critique non marxiste et idéaliste le chef d'œuvre est, rappelons-le, une œuvre qui transcende les conditions historiques, qui est hors de son temps, voire hors de l'entendement commun. Pour Georg Lukäcs, l'un des inspirateurs de Goldmann, les plus grands écrivains sont ceux qui, pouvant capter et recréer la vie des hommes selon une totalité harmonieuse, « ressoudent le général et le particulier, le conceptuel et le sensuel, le social et l'individuel ». Ce faisant, ils luttent contre « l'aliénation et la fragmentation de la société capitaliste ». Et ils créent pour nous une image multiforme de la totalité humaine. Ils produisent ce que Lukäcs appelle du “ réalisme ”, que le théoricien hongrois considère non comme un genre mais comme une démarche et que l'on retrouve aussi bien chez les anciens Grecs que chez Shakespeare ou Balzac.
On en terminera avec Pierre Macherey à qui nous sommes redevables du concept de décentrement. On notera tout d'abord que Macherey s'est attaché, ce que je n’ai pas fait ici, à définir ce qu'était un mauvais écrivain. Selon l'auteur de Pour une théorie de la production littéraire, la mauvaise littérature est incapable de trouver en elle-même sa propre vérité et elle « glisse indéfiniment vers autre chose : une tradition, une morale, une idéologie ». Pour Macherey, un grand écrivain fait la part belle à l'implicite, au non-dit qui doit l'emporter sur le dire. Ce qu'il y a d'essentiel à toute parole serait son silence, c'est à dire ce qu'elle amène à taire, comme si le silence était seul capable de manifester l'indicible dont l'écrivain est la proie. Une grande œuvre laisse béer l'écriture et aspire le lecteur. Toute la question est alors de savoir si on peut interroger cette absence de parole qui précède toute parole comme sa condition. L'œuvre naît d'un secret à traduire. Et elle se réalise en révélant son secret. Á l'intérieur de l'œuvre s'institue entre elle-même et son contenu idéologique un « rapport de contestation, et non plus seulement de contiguïté ». C'est en cela que, selon Macherey, la littérature peut être appelée miroir : en déplaçant les choses, elle garde leur reflet, mais un reflet décentré.
Il ne m’est donc pas possible de donner une réponse définitive à la question posée. Si j’obéissais à trois ou quatre intuitions ou préférences personnelles, je rappellerais tout d'abord qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiment (Henri Jeanson, qui ajoutait : « Ainsi la Bible, quel chef-d'œuvre ! »). les œuvres marquantes naissent souvent à contre-cœur. Les grands romanciers savent écrire contre eux-mêmes : dans leurs livres, ils courent après ce qui leur manque, non pas, vulgairement, au sens matériel et compensatoire du terme mais en sachant, en faisant se déployer leurs œuvres en aval de toutes les contraintes, se dépasser dans leurs écrits pour créer des versions supérieures d'eux-mêmes. C'est après avoir été cocufié en coulisses que Molière, sachant tirer un fabuleux parti de sa déveine, osa l'être sur scène. Et ils savent aussi écrire contre les autres : les grandes œuvres donnent souvent l'impression d'être en marge de leur temps, a priori inassimilables, irréductibles à la critique temporelle. C'est alors qu'un grand romancier peut devenir un classique, mais seulement après avoir écrit contre les classiques. Si l'Ulysse de Joyce est immortel c'est parce qu'il nous rend la lecture de Madame Bovary très inconfortable et parce que, au-delà de la provocation, il permet au lecteur bardé de certitudes de s'interroger sur la nature de l'acte créatif et de l'art.
Un grand romancier, disait André Gide, fait ses livres avec ses vies possibles alors qu'un mauvais les fait avec sa vie réelle, parce qu'au lieu de pétrifier la mémoire et le temps il produit des interprétations multiples. Un grand romancier est celui qui retient de la société de référence, des circonstances historiques, celles qui créent pour ses personnages ce que Milan Kundera appelle des « situations existentielles révélatrices ». Je dirai également qu'un grand romancier est celui qui réussit à faire s'identifier le lecteur aux personnages de son choix. Lorsque, le temps d'un récit, un individu peut se prendre pour ce qu'il n'est pas du tout, au niveau conscient tout au moins, on peut dire que le créateur n'a pas perdu son temps. Dans le même ordre d'idées, je dirai que lorsqu'un grand romancier décrit un paysage je le porte en moi jusqu'à la fin de ma vie. Une autre proposition serait qu'un grand écrivain ne produit rien de trop évident, de “ téléphoné ”. Lorsque le lecteur est capable d'anticiper à tout moment ce qui suit, on a forcément affaire à une œuvre facile, intellectuellement et esthétiquement sécurisante et à un créateur médiocre ou paresseux. Le très grand succès populaire de La Bicyclette bleue de Régine Desforges ne s'explique pas autrement. Ma dernière proposition sera inspirée d'une réflexion de Tchékhov qui disait que si à la fin d'une nouvelle racontant une histoire de voleur de chevaux, on était amené à spécifier qu'il est répréhensible de voler des chevaux, c'est parce qu'on avait oublié le plus important en route : comme le soulignait Baudelaire, « une véritable œuvre d'art n'a pas besoin de réquisitoire ». Donnons un exemple entre mille de ce manque de savoir-faire : dans L'Héritage Scarlatti de Robert Ludlum, un homme jeune, distingué et galant fait très habilement parler une vieille milliardaire. Celle-ci comprend un peu tard à quel point elle s'est découverte. Le narrateur observe :
« Elizabeth se leva et passa au salon. Son partenaire au bridge n'était peut-être pas très habile aux cartes mais c'était un fantastique acteur. »
Un véritable artiste considérant ses lecteurs en adultes n'aurait certainement pas eu besoin de souligner aussi grossièrement ce trait de la personnalité du jeune homme. En d'autres termes, un grand écrivain n'a pas besoin d'expliquer ce qu'il fait, de se justifier ou de produire un discours sur son propre discours. Il sait éclairer le monde sans le dépouiller de son mystère. Mais on prendra bien soin de distinguer ici les pré [post]faces d'un Aragon qui sont, dans le cas précis de l'auteur des Cloches de Bâle les rajouts politiques d'un équilibriste de mauvaise foi et les préfaces d'un Defoe qui font partie intégrante de la fiction et du faire croire, du faux-semblant, de l'imaginaire (make-believe), ou encore les citations supra-paginales et les notes de bas de page d'un John Fowles dans La Maîtresse du lieutenant français qui, en brouillant et en éclairant tout à la fois le procès d'énonciation, nous aide à réfléchir, après Fowles lui-même, aux rôles distincts de l'auteur et du narrateur dans une œuvre de fiction.
On peut adopter la démarche du sociologue de la littérature et soutenir, après Henri Zalamanski, qu'on ne saurait appliquer le moindre critère qualitatif à l'étude de la littérature de masse mais que l'évaluation d'une “ grande ” œuvre peut fort bien porter sur les aspects esthétiques. Theodor Adorno demandait à ce que même dans un roman un peu “ faible ” on admette que les aspects idéologiques ou critiques procèdent de la qualité esthétique. Leçon suivie par Umberto Eco dans sa magistrale étude sur les James Bond qui démontrait que, dans ces romans “ populaires ”, les clichés politiques étaient très efficacement structurés par d'habiles stéréotypes narratifs.
Mais, bien sûr, ces propositions sont partiales et partielles. Tout comme celle de Gérard Genette pour qui un grand écrivain est peut-être quelqu'un qui a compris, mieux que les autres, à quel point il est difficile d'écrire et pour qui la plus grande source d'inspiration est justement cette difficulté. Celle-ci résidant peut-être dans le fait que, de même que l'enfant est le père de l'homme, l'écrivain est généré par son œuvre. Qu'il soit, comme disait Jean Rousset, « à demi somnambulique ou pleinement volontaire », le vrai romancier a besoin de son roman pour « savoir ce qu'il voulait dire », puisqu'une idée ne peut jamais tout à fait préexister à une œuvre.
Retrouvons Gide selon qui les œuvres très élaborées, très maîtrisées n'étaient pas faites pour être lues, mais pour être relues. Conseil que donnait également Faulkner à des admirateurs épuisés après trois lectures de Tandis que j'agonise : « relisez-le une quatrième fois ». Il y a là un vieux débat esthétique, mais aussi politique, avec le camp de l'excellence où l'on retrouve sans surprise William Blake pour qui ce qui est « sublime est nécessairement obscure aux faibles d'esprit », et bien sûr Mallarmé qui demandait aux créateurs de ne pas être trop « explicites, de suggérer, car l'art pour tous était une bêtise, du caviar pour le plus grand nombre ». Mais avant eux, Shakespeare avait osé la cause de la simplicité par la bouche de Biron dans la dernière scène de Peines d'amour perdues puisqu'il condamnait les « phrases en taffetas, les compliments en soie, les hyperboles en vrille les maniérismes et pédanteries » pour leur préférer « russet yeas and honest kersay noes » (un simple oui de bure et un honnête non de serge).
Allons-y d'un truisme, chaque époque a du romancier de talent une image façonnée par l'idéologie dominante et aussi par ce qui la contredit. Un des traits par où on reconnaît les grandes œuvres, ou même les œuvres d'une certaine importance, c'est qu'elles se prêtent à être analysées au-delà des genres, sans qu'aucune analyse générique ne suffise à en rendre compte complètement.
« Le romancier, a dit Michel Butor, est celui qui perçoit qu'une structure est en train de s'esquisser dans ce qui l'entoure, et qui va poursuivre cette structure, la faire croître, la perfectionner, l'étudier, jusqu'au moment où elle sera lisible pour tous ». Ce que confirmait Jean Rousset pour qui dans une grande œuvre se lisait « l'épanouissement simultané d'une structure et d'une pensée, d'une forme et d'une expérience ».
On posera peut-être tout simplement qu'un grand romancier est celui qui produit un maximum de sens. Ce sens réside bien sûr, comme le postule Duras, dans l'écriture et, ce que ne contredirait pas Macherey, dans ses béances. Mais on ne saurait considérer l'écrivain, génétiquement parlant, comme le père de son écriture. Tant de phénomènes sont à l'œuvre autour du créateur, le jeu de miroirs est tellement complexe entre lui et le réel que le destin d'un romancier est peut-être, après tout, d'engendrer ou de cultiver l'ambiguïté. Ce qu'a si bien réalisé Kafka, comme l'analysait Umberto Eco dans L'œuvre ouverte : « Elle demeure inépuisable et ouverte parce qu'ambigüe. Elle substitue à un monde ordonné selon des lois universellement reconnues, un monde privé de centres d'orientation, soumis à une perpétuelle remise en question des valeurs et des certitudes ». Lorsque, pour reprendre l'image de Gilles Barbedette, le monde “ brut ” a été sculpté, l'art n'est plus tout à fait « du côté de la vie mais bien de l'autre côté ».
FIN