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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 12:54

 J'ai publié ce texte dans des Hommages en l'honneur de mon maître André Crépin et dans les Cahiers du MIMMOC, la revue électronique d'un laboratoire de civilisation britannique auquel j'étais affilié (et que j'ai même un temps dirigé), du temps où j'exerçais le beau métier de professeur des universités. 

 

LIEUX D’ENFANCE

“ Penny Lane ”, l’Allée Penny, tire son nom de James Penny, notable liverpoolien du XVIIIème siècle, propriétaire de vaisseaux négriers et farouche anti-abolitionniste[1]. Dans une démarche politiquement correcte, la municipalité de Liverpool débaptisa tous les noms de rue rappelant son passé esclavagiste. Cependant, vu l’importance dans la culture pop de la rue rendue célèbre par Paul McCartney, Penny Lane garda son nom. Ce n’était que justice dans la mesure où, avec “ Penny Lane ” – et “ Strawberry Fields Forever ”, la pop music parlait pour la première fois d’une ville de province qui n’était pas Memphis ou Kansas City. L’anglicité de ces deux chansons anticiperait des représentations télévisuelles du peuple anglais telles que Brookside (1982-2003), situé dans la banlieue de Liverpool, et Eastenders (1985-), situé dans une banlieue populaire fictive de Londres[2].

 

“ Strawberry Field ” (sans ‘ s ’), le champ de fraises, était un orphelinat de l’Armée du Salut dans les jardins duquel John Lennon aimait jouer avec ses amis. Abandonné par son père, et ayant perdu sa mère à l’âge de dix-huit ans, John se sentait solidaire des pensionnaires de Strawberry Field, au grand désarroi de sa tante Mimi, sa tutrice.

 

Bien que plongeant dans les années cinquante, “Penny Lane ” rend parfaitement compte, de l’optimisme, de la joie de vivre, de l’énergie de la seconde moitié des années soixante en Grande-Bretagne. Nous sommes dans un film en couleurs chatoyantes. Un narrateur adulte se souvient du Penny Lane de son enfance, s’émerveille de la banalité du quotidien, les sens en alerte, heureux d’être en vie, lui qui est né (en 1942) dans une ville où les bombardements ont fait près de trois mille victimes et endommagé partiellement ou totalement deux habitations sur trois durant la Deuxième Guerre mondiale.

 

Ces lieux ont donc très fortement marqué l’enfance de John et de Paul[3]. Un jour qu’il attendait John à l’arrêt de bus de Penny Lane, Paul prit des notes sur ce qu’il voyait, notes qui figureraient dans la chanson : un salon de coiffure avec les photos des clients, une jolie infirmière vendant des coquelicots à l’occasion du Jour du Souvenir, le 11 novembre quand les Britanniques commémorent la fin des deux Guerres mondiales. John Lennon vivait à deux pas de Strawberry Field, dans une coquette maison jumelée, propriété de sa tante, et il aimait vendre de la limonade lorsque la direction de l’établissement y organisait des fêtes. Peu de temps avant son assassinat, Lennon coucherait l’orphelinat sur son testament, à hauteur de soixante-dix mille livres. L’un des bâtiments porterait dès lors son nom : le Lennon Hall. Penny Lane n’a guère changé depuis l’enfance des Beatles, à ceci près que le rond-point de la jolie infirmière a cédé la place à un restaurant. Quant à l’orphelinat de Beaconsfield Road, ouvert en 1936, il a fermé ses portes en 2005.

 

Les Beatles enregistrèrent “ Strawberry Fields Forever ” (désormais SFF) du 29 novembre au 22 décembre 1966, et “ Penny Lane ” (désormais PL) du 29 décembre 1966 au 17 janvier 1967[4]. Le groupe était alors au sommet de son art, dominant ou influençant la pop music, la mode, le cinéma, la publicité. Bizarrement, ces deux chansons qui, en tant que 45 tours, sont certainement son œuvre le plus remarquable, ne parvinrent pas en tête des hit-parades en Grande-Bretagne.

 

Poursuivant dans la veine autobiographique ce qu’ils avaient commencé avec “ In My Life ” (la fuite du temps vécue par John) ou “ Eleanor Rigby ” (la solitude des personnes âgées vue par Paul), les Beatles plongent, avec PL et SFF, dans l’espace-temps, dans leur monde intérieur, dans leur imaginaire, avec chez John l’idée que la confusion des sens rend le réel intangible, tandis que, pour Paul, il suffit de recréer l’avant pour qu’il s’impose. Par-delà le thème commun de l’enfance, les deux chansons sont totalement dissemblables.

 

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La banque de Penny Lane

 

Genèse

John écrivit SFF à un moment charnière de son existence personnelle et professionnelle. Les Beatles avaient décidé de mettre un terme aux tournées, mais ils vivaient leur carrière de manière schizophrène : en studio, ils s’étaient lancés dans des expérimentations révolutionnaires alors que, sur scène, obligés de respecter leurs derniers contrats, ils jouaient leurs œuvres des années 1964-1965, selon eux complètement dépassées. En outre, John venait de déclarer[5] que les Beatles étaient « plus populaires que Jésus » et que le christianisme allait disparaître – des propos surprenants mais loin d’être aberrants vu le contexte de l’époque. Par ailleurs, Paul était manifestement en train de devenir l’élément dominant d’un groupe que John envisageait de quitter. Ajoutons que le couple de John et Cynthia Lennon s’effilochait et que le chanteur se droguait régulièrement au LSD. D’où, sûrement, un retour se voulant curatif vers le passé[6].

 

Dans SFF, avec la phrase « Living is easy with eyes closed/Misunderstanding all you see », Lennon nous dit qu’il a toujours été doué d’une perception plus exigeante que la moyenne. Avec « No one I think is in my tree », il proclame sa supériorité, tempérée par un questionnement sur son génie ou sa folie : « I mean it must be high or low ». Bref, grâce à sa perception poétique, Lennon se souvient avoir compulsivement ressenti un réel qui échappait aux autres, avec l’aide, ou sans l’aide, de l’alcool ou de produits hallucinogènes. John a peut-être puisé cette superbe dans sa fréquentation d’artistes maudits, tels Oscar Wilde, Dylan Thomas ou Vincent Van Gogh, dont les destins tragiques ont pu le persuader qu’il n’y a pas de vision artistique originale sans souffrance, sans solitude existentielle et sociale, sans la posture du rebelle contre l’institution, l’orphelinat en étant un exemple très impressionnant aux yeux d’un enfant, même s’il offre la possibilité d’y jouer à cache-cache dans les arbres.

 

Les arrangements très complexes, le travail de production particulièrement innovant, l’utilisation d’instruments “ rares ”, comme la flûte, le mellotron, la juxtaposition de tempos différents, font de SFF une œuvre d’avant-garde. Dans le même temps, on observe que cette chanson respecte la tradition de la folksong britannique, de la ballade d’outre-Manche : commençant par le refrain, elle respecte l’alternance refrain/couplet, sans pont ni solo instrumental. La forme reflète le fond d’une chanson où la fausse naïveté de l’enfance (« living is easy with eyes closed ») ne le cède qu’à l’angoisse d’avant l’âge adulte (« it’s getting hard to be someone », même si on est plus populaire que le Christ). Lennon retranscrit ici, en plus atténué, en moins effrayant, le dialogue avec lui-même, au bord de la rupture, commencé dans “ She Said, She Said ” de l’album Revolver : « When I was a boy, everything was right/I know what it’s like to be dead ». Cette division du moi est exprimée par un psychisme disloqué : « I think a no I mean a yes but it’s all wrong, that is I think I disagree ». Lennon a beau se raccrocher à un lieu familier, il a des doutes sur son identité présente. La phrase musicale renforce ce malaise : la ligne mélodique est souvent plate (les mots « no one I think is in my tree » sont chantés sur la même note, comme par une voix d’enfant), et elle revient sans arrêt sur le même thème (« let me take you down »).

 

Si « rien n’est réel », si le protagoniste « comprend tout de travers », c’est que les individus sont sur des arbres différents, sans possibilité de « se mettre à l’écoute » de l’autre. La dislocation du monde est également rendue par l’illusion de deux chansons différentes en une seule : on passe d’un morceau à l’instrumentalisation pop classique (guitares, batterie, avec l’ajout du mellotron) à un moment de trompettes nasillardes, de violoncelles discordants, d’une cymbale enregistrée à l’envers et d’un varmandal (sitar). SFF donne à entendre à la fois le monde pop ordinaire et un univers psychédélique, deux espaces d’abord juxtaposés puis qui se fondent sur un axe du temps constitué de va-et-vient débouchant sur l’irréalité (« nothing is real ») et l’infini (« forever »). Comme le haut et le bas sont indéterminés (« It must be high or low »), comme les certitudes culturelles sont ébranlées (« nothing to get hung about »), la vie est « facile », mais à condition de fermer les yeux.

 

Après trois minutes, et après une fausse fin, le mellotron devient fou, la ligne mélodique se résume à quatre notes de guitare identiques, et la chanson s’achève sur un incompréhensible « cranberry sauce » (sauce à la canneberge) – survenant de manière incongrue, et murmuré de façon quasi inaudible, spasme mortifère d’un aboutissement grotesque que, conditionné par la fausse mort de Paul McCartney[7], le grand public perçut comme « I buried Paul ».

 

“ Penny Lane ” ne fut pas le résultat d’une création spontanée, sur un coin de table, comme pour tant d’autres chansons des Beatles. Avec l’aide de John, qui fut – semble-t-il – à l’origine du choix de ce lieu, Paul s’est escrimé pendant près de deux ans sur ce titre, après avoir, dans la perspective de la réalisation de l’album Rubber Soul, testé un certain nombre de quartiers et de rues de Liverpool.

 

Alors que dans SFF rien n’est réel, PL offre une confusion totale, et voulue, entre la représentation et la réalité. Dans un même mouvement, le protagoniste enfant a une conscience phénoménologique de son existence, tandis que le créateur adulte pose que la chanson présente moins le réel que sa représentation. Grand admirateur de Magritte dont il possède des tableaux et le chevalet, Paul McCartney nous dit que « ceci n’est pas Penny Lane », mais « a play », une scène, un jeu.

 

On remarquera le phrasé enfantin de la narration : « In Penny Lane there is », « we see », « and in his pocket », « it’s a clean machine ». Le protagoniste adulte voit avec les yeux d’un enfant capable de fixer une scène par des couleurs primaires, de donner vie à des personnages, peut-être banals, mais ô combien importants pour lui. L’auditeur est, alternativement, confronté à une peinture vive de caractères originaux et de stéréotypes : « a barber showing photographs » (le stéréotype) « of every head he’s had the pleasure to know » (la touche originale d’un coiffeur qui n’affiche pas des photos de coupes de cheveux mais de têtes de gens) ; « a banker with a motorcar » (le stéréotype du banquier qui, dans les années cinquante, a une voiture) « who never wears a mac in the pouring rain » (il est tellement « étrange », dans le regard des enfants, ce banquier à ce point soucieux des apparences, qu’il n’hésite pas à tremper son beau costume) ; « a fireman who likes to keep his fire engine clean » (le stéréotype) « in his pocket is a portrait of the Queen » (le pompier est fétichiste – et on l’imagine votant conservateur en bon deferential worker, tandis que les enfants voient tout, même à l’intérieur des poches). Paul chante avec amour les gens de Penny Lane, en se moquant gentiment d’eux (« very strange »), en particulier de la « jolie » infirmière (le stéréotype), qui est tout autant dans la réalité de la commémoration du 11 novembre, avec ses coquelicots qui rappellent l’été, que dans le fantasme de la pièce qu’elle joue et qui la joue en faisant d’elle un personnage de fiction. Comme il n’y a aucune cruauté dans le regard de McCartney, l’assimilation à tous ces personnages est aussi facile pour l’auditeur qu’elle l’a été pour le créateur. Malgré le vertigineux parcours que les Beatles ont connu depuis la fin de leur adolescence, nous comprenons qu’ils sont restés au fond du cœur des petits gars de Liverpool. Ce n’est sûrement pas la plaisanterie salace – due, semble-t-il à John – du « four of fish and finger pies » (une portion de bâtonnets de poisson fourrés) qui pourrait assombrir la peinture en rose de la place chère à Paul.

 

Dans un univers de la complétude, où le soleil brille avec éclat et où il pleut à seaux, PL n’est donc qu’allégresse : la basse dont Paul joue au début de la chanson comme s’il s’agissait d’une guitare solo, le piano mécanique, les cinq notes qu’offrent les flûtes traversières pour saluer la convivialité de « stop and say hello ». Et puis, bien sûr, le solo de trompette piccolo, qui singularise pour toujours cette chanson, ajouté à la dernière minute après que Paul eut entendu un concerto brandebourgeois à la BBC.

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Maîtres en leur demeure

Si John et Paul furent peut-être les rois de Penny Lane et de Strawberry Field, il convient, grâce à – ou à cause de – Freud et de Lacan, de tempérer l’emprise extatique de notre duo sur leur quartier liverpoolien.

 

Produit par la langue, l’individu n’est pas le maître des mots qu’il utilise, que ce soit pour transcrire le réel ou pour projeter du fantasmagorique (c’est-à-dire des apparitions qui le font se gourer[8]) sur l’écran de ses souvenirs. Les réseaux du symbolique sont présents puisque, comme l’a postulé Lacan, le signifiant a le primat sur le signifié. Et ce sont justement ces signifiants qui créent des réseaux relationnels recouvrant le réel. Les arbres de Strawberry Field, le rond-point de Penny Lane procèdent à la fois du réel, de l’imaginaire et du symbolique.

 

Si « rien n’est réel pour John », s’il fait printemps en novembre pour Paul, si John ne peut distinguer le haut du bas, si Paul ne voit que lumière et légèreté dans un Lancashire que l’on associe plutôt à la grisaille et aux rudes manières, c’est que, fort heureusement, ces lieux sont sujets au tremblement barthésien, que leur signification est mouvante et libre, qu’elle suit les chemins fantasmagoriques de l’ordre symbolique.

 

Comment Paul McCartney convainc-t-il de l’étrangeté du réel ? D’abord en assommant l’auditeur de « and » qui ne relient rien, comme si le monde était une addition sans hiérarchie, sans paradigme, de saynètes qui se valent toutes, qui sont aussi égalisées que les cheveux du banquier. Puis, en installant le récit dans un monde de hasard et de nécessité : “ Penny Lane ” relate les destins d’un coiffeur, d’un banquier, d’un pompier, d’une infirmière, sous la pluie battante, le ciel bleu et le soleil éclatant. Ces actants étaient là avant nous, tous donnent du sens à l’histoire de manière autonome, contingente, et ouvrent les signes à la métaphore par des inversions d’ordre symbolique. Normalement associé au feu, le pompier devient une créature d’eau sous la pluie battante. Symbole de force, figure protectrice, ce pompier n’est qu’enfantillage (le sablier, le portrait de la reine dans la poche), et comme sa sexualité ne renvoie qu’à lui-même (il astique sa machine), il est sans danger pour les enfants. Soucieux de son quant-à-soi, le banquier préfère se mouiller dans son beau costume plutôt que se protéger sous un imperméable ; il risque alors de devenir un wetback, un ouvrier agricole, un prolétaire du bas de l’échelle. Quant à l’infirmière, elle est réelle puisqu’elle vend des fleurs pour une commémoration bien réelle, mais elle s’imagine en créature de fiction, ce qui tombe bien car c’est ainsi que la voit l’enfant, puis l’adulte qui se remémorent. C’est donc parce que la langue permet le passage du réel au symbolique que PL est un objet d’identification qui fige dans le souvenir de l’observateur-narrateur un moment du passé, nourri de nostalgie, lié à des émotions enfantines. Le “ motif dans le tapis ” qui resserre, tel une chaîne, les liens entre les divers protagonistes de la chanson, aimantant à jamais leur destin, n’est rien d’autre – reprise par l’adulte – que la langue de l’enfant au service d’un affect, de la représentation d’une entité commune.

 

Pourquoi donc rien n’est-il réel dans “ Strawberry Fields Forever ” ? Pourquoi ne peut-on s’accrocher à rien ? Parce que pour organiser le fatras de signifiants, le magma originel sonore et visuel où il va baigner, l’enfant doit passer par la médiation du symbolique et de l’imaginaire. Une absence de médiation entraînerait une angoisse inexplicable, une « blessure irréductible », la folie, une « vision délirante du monde où l’autre devient ennemi »,[9] comme ces jouets qui, dans certains contes, se rebellent contre leur possesseur et prennent le pouvoir, la nuit, jusqu’à ce que l’enfant s’éveille. SFF est une prise de conscience terrorisante du langage : « I think a no/I mean a yes/But it’s all wrong ». Rarement le sentiment et la réalité de la perte ont été aussi simplement exprimés. Entre ce qui est dit et ce que John veut dire, il y a une béance que le langage ne peut jamais combler, mais que lui seul peut suggérer. Loin du discours normatif, John n’a pas craint la mise à l’écart de la logique, affirmant le bégaiement de la pensée, preuve que l’imaginaire simplifie le réel dont il facilite la compréhension. Il abolit le temps, prend des libertés avec la chronologie, use sans vergogne d’amalgames et de stéréotypes. Enfin, il résout les complexités en tranchant par des alternatives.

 

Pour que les mots ne soient pas aussi pâteux que les choses, il faut grimper dans les arbres, et il est nécessaire, pour « être quelqu’un », d’ouvrir les yeux, sinon on risque de « tout comprendre de travers ». Il faut prendre de la hauteur (« high or low ») pour que la vision de l’enfant ne se heurte pas à la violence du monde, et de la distance (« it doesn’t matter much to me »). L’orphelinat de l’Armée du Salut était un espace clos, mais pas interdit. John pouvait manger des glaces dans ce wonderland de faux gothique, entouré d’une forêt sombre et protectrice. Alors, pour se remémorer ses “ champs de fraises ”, John s’enferme dans son esprit et il crée une vision de l’enfance où tout est possible.

 

Pourquoi doit-on se sentir aussi étranger dans le monde en feignant de croire qu’on y est bien, avant de concéder qu’on n’y est pas trop mal ? John doit se battre contre le langage qui dit le monde et le dit, lui. Si, pour lui, rien n’est réel, c’est, bien sûr, parce qu’il est capable de distinguer le vrai du faux. Seulement, il trébuche, il tombe symboliquement de l’arbre : « no sometimes think it’s me », il hésite : « I think a no I mean a yes », mais, malheureusement, « it’s all wrong ». Cette certitude négative et insupportable est tempérée par « That is I think I disagree ». Il n’y a pas d’autre solution que de retourner vers Strawberry Fields (« down » dans la version finale alors que Lennon avait pensé à « back » dans une version préparatoire moins sombre). Lennon renvoie donc en permanence à autre chose que ce qu’il énonce. Il ne peut désigner clairement la réalité car celle-ci est ensevelie sous le réseau du langage.

 

« It’s a clean machine ». « J’aime toujours cette expression ; parfois vous avez la chance de forger une petite expression et elle devient plus qu’une expression », expliquait Paul McCartney dans les années quatre-vingt-dix[10]. Ce « plus » est, par l’acte d’introduction du langage dans la vie, la transformation, par le signifiant, de la relation de l’individu à la contiguïté. Dire « it’s a clean machine » pour nommer la sexualité de l’adulte, c’est suggérer le réel en feignant de ne pas dire ce qu’il est. En nommant la chose, tout en étant nommé par elle puisque « clean machine » relève du cliché chez les firemen, Paul, avec cette expression, clive le sujet qui est à la fois « high » et « low », qui dit « oui » quand il pense « non » et qui, comme la « pretty nurse », ressort à la fois au réel et à la représentation.

 

“ Penny Lane ” et “ Strawberry Fields Forever ” décrivent les mondes perdus de l’enfance, de la découverte de la sexualité, des univers d’autant plus disparus que, comme le postulait Lacan, le signifiant ne peut jamais tout à fait représenter le signifié. Sans parler du monde perdu de la mère. John et Paul avaient en commun d’avoir été orphelins de mère à, respectivement, dix-huit et quatorze ans. Avec, pour John, une difficulté supplémentaire : complètement abandonné par son père, il fut délaissé par une mère un peu déjantée et élevé par la sœur de cette dernière, une personne plutôt rigide et manichéenne. Et c’est précisément au moment où il renouait avec sa mère biologique que celle-ci fut fauchée par un policier alcoolique au volant. Dès lors, on comprend que cette pléthore de mères (sans oublier la figure maternelle de Yoko Ono[11]) ait pu engendrer quelques confusions dans l’esprit de John.

 

Chez McCartney, le monde matériel est perdu, mais volontairement rejeté au niveau de la fantasmagorie. Il n’existe plus que par « les oreilles et les yeux ». D’où, vraisemblablement, l’absence de figures parentales dans “ Penny Lane ”.

http://www.mathew.st/images/gallery/mystery_tour/large/strawberry_fields_gates.jpg

Les grilles de Strawberry Field (sans "s")

 

Si les Beatles avaient créé des chansons de marins ou des chansons régionales, ils auraient écrit de belles œuvres, mais sans nécessairement de portée universelle[12], et sans rencontrer le succès qui les a accompagnés au long de leur carrière. On n’atteint le général que par le particulier. Bien sûr, PL et SFF sont fortement ancrées dans un même quartier de Liverpool, mais le territoire d’un créateur, dans sa création, est ailleurs que dans le référent : dans ses fantasmes, dont il fait un art, et dans la langue qu’il s’approprie et qu’il remodèle. Les “ Strawbery Fields ” peuvent être d’un faux gothique anglais achevé, la “ pretty nurse ” de “ Penny Lane ” peut être typiquement liverpoolienne, le “ fireman ” pleinement anglais. Ils n’ont accédé au sens, donc à l’éternité, que parce que leurs recréateurs les ont élevés au niveau du mythe en les inscrivant dans la scène fantasmagorique – voire primitive – de leur souvenirs.

 

Cependant, on n’oubliera pas que les représentations mentales, en ce qu’elles reformulent la réalité, dépendent d’un maillage créé par les systèmes. Ces représentations sont filles de l’univers collectif mental que toute société fabrique en se regardant. Par elles, nous avons accès aux échelles de valeur, aux complexités, aux contradictions, aux déviances. Dans l’art, ces représentations comptent plus que ce à quoi elles renvoient dans la réalité. Cependant les mythes, comme ceux que nous avons évoqués, sont perçus comme du réel dès lors qu’ils sont acceptés comme des faits.

 

 

 

 

[1] Écrit en souvenir d’un après-midi de 1969, au 18 de la rue Saint-Simon, à Amiens, durant lequel André Crépin et moi-même avons écouté l’album Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band.

[2] Selon Andy Bennett, “ Comparing Representations of Britishness  ”, in Ian Inglis (dir.), The Beatles Popular Music and Society, a Thousand Voices, Londres, McMillan, 2000.

[3]Les éléments biographiques sont tirés de Ray Coleman, Lennon – The Definitive Biography, Londres : Pan Books, 2000 et Barry Miles, Paul McCartney — Many Years from Now, Londres : Secker and Warburg, 1997.

[4] On trouvera les paroles des chansons sur les sites http://www.stevesbeatles.com/songs/strawberry_fields_forever.asp et http://www.seeklyrics.com/lyrics/Beatles/Penny-Lane.html

[5] Interview accordée à Maureen Cleave : « Christianity will go. […] We are more popular than Jesus now ; I don’t know which will go first – rock ‘n’ roll or christianity. » Evening Standard, 4 mars 1966.

[6]  Chez les Beatles, le passé, jamais vraiment idéalisé, est globalement nostalgique et apaisant (Voir Bernard Gensane, “Le thème de l'enfance chez les Beatles”, Les Langues Modernes, janvier-février 1970).

[7] En 1969, Russell Gibb, un présentateur étatsunien, annonça à l’antenne que Paul avait trouvé la mort dans un accident de voiture en 1966. Quantité de “ preuves ” furent alors découvertes de la mort du chanteur et de son remplacement par un clone (après concours), sur les pochettes des disques du groupe en particulier.

[8] Selon l’étymologie fécétieuse de Pierre Guiraud. Moins savoureusement, “ agorique ” est dérivé d’agorein, “ parler en public ”.

[9] Philippe Grimbert, Chantons sous la psy, Paris, Hachette, 2002, p. 138.

[10] « I was very pleased with the line “ it’s a clean machine ”. I still like that as a phrase, you occasionally hit a lucky little phrase and it becomes more than a phrase. » (In Miles, op. cit., p. 307)

[11] Voir cette photo extraordinaire de 1970 où John, intégralement nu, est couché en position fœtale sur Yoko, habillée.

[12] Ils l’ont tenté, avec des bonheurs inégaux. Voir la très belle chanson “ écossaise ” “ Mull of Kintyre ”, écrite en 1977 par Paul McCartney avec l’aide généreuse de son guitariste Denny Laine, ou encore la fort justifiée — mais assez médiocre — “ Give Ireland Back to the Irish ” écrite, à chaud, en février 1972, par Paul et sa femme Linda, en réponse au “ Bloody Sunday ” du 30 janvier de la même année.

 

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