La lettre de Guy Môquet
Depuis que j'ai été censuré par nouvelobs.com, je relis donc certains des centaines
de textes que j'ai publiés sur ce site. Je me dis, de manière immodeste que, sauf exception, ils tiennent la route. Il en est un que je souhaite aujourd'hui soumettre aux lecteurs
d'overblog, concernant la lettre de Guy Môquet. En ces heures de kleinermannisme rageant autant que déclinant, il est bon de se souvenir du désordre communicant, de la propagande ambiante d'il y a trois
ans.
Voilà plusieurs semaines que je tourne autour d’un mot terrible, d’un concept qu’on
ne saurait manipuler à la légère. J’ai testé ce vocable, oralement, sur quelques proches qui n’ont pas paru scandalisés. Mais, jusqu’à ce jour, je n’avais osé l’utiliser dans un
écrit.
Je me lance : je considère que nous vivons aujourd’hui, en France, en dictature. Il ne s’agit pas d’un régime à la
Pinochet, à la Kim Il Sung ou, plus proche de nous, à la Franco, avec son armée, sa Guardia Civil et ses curés. Non, il s’agit d’une dictature de l’argent. Dans le monde entier,
les puissances d’argent, les milieux financiers exercent un pouvoir sans partage. Ils tiennent tout, y compris, bien évidemment, les grands médias. Chez nous, la droite et la gauche
institutionnelles cautionnent, depuis bientôt trente ans, un état de fait où la parole démocratique ne peut pratiquement plus se faire entendre et où les pratiques démocratiques ne sont que
des simulacres. Ce qui se passe avec Sarkozy n’est pas fondamentalement différent de ce qui se passait sous Chirac ou Mitterrand. Disons que nous avons opéré un saut quantitatif et
qualitatif, au sens où tous les espaces publics et privés sont désormais rembougés, farcis par le discours dominant.
C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’initiative de la lecture de la lettre de Guy Môquet. Pour qu’une
idéologie dominante domine parfaitement, il faut qu’elle éradique, qu’elle tue ce qu’il reste de l’idéologie dominée et qu’elle se fasse oublier en tant qu’idéologie. Comme il n’est pas
question, dans une démocratie formelle, de censurer au sens propre du terme, de violenter physiquement les citoyens, il suffit à la classe dominante de déplacer tous les débats politiques
ou, mieux encore, de les vider de leur substance.
C’est ici qu’intervient la communication. Il y a bien longtemps que les entreprises, les stars, mais aussi les
administrations, les pouvoirs publics et, bien souvent, les médias, n’informent plus : ils communiquent. La différence entre l’information et la communication est que cette dernière
substitue la forme au fond. En outre, celui qui informe travaille pour les autres. Celui qui communique travaille pour lui. C'est pourquoi la communication, qu'il s'agisse de publicité ou
de tout autre message, est mensonge. Ainsi, lorsqu’il y a une grève dans les transports publics, l’accent est mis sur le spectaculaire, l’immédiat, c’est-à-dire la « grogne des usagers».
Notez que, dans ce cas précis, la classe dominante redécouvre des usagers qu’elle avait perdus de vue depuis qu’elle a privatisé à tour de bras et qu’elle considère tous les citoyens comme
des clients. Notez également que les usagers, tout comme les travailleurs en lutte d’ailleurs, « grognent ». En d’autres termes, ils n’expriment pas une parole, un dit, mais un bruit de
gorge, le contraire d’un discours élaboré. Pour prendre un autre exemple, très révélateur du simulacre de la vie politique, lorsque le Président de la République se rend dans une usine pour
exprimer sa sympathie aux travailleurs (dans le meilleur des cas), il se contrefiche des accidents du travail, de l’amiante, des horaires insupportables, des données qu’on ne peut traiter
que dans la durée, et politiquement. Il fait semblant, pour un instant fugace, d’être proche des travailleurs. Il n’est intéressé que par l’image que l’on retiendra, tout aussi fugacement,
de sa démarche. Gouverner, pour Sarkozy, c’est imposer l’omniprésence d’une forme. La boîte à images doit être alimentée une ou deux fois par jour. D’où la création, la mise en scène de
pseudo-événements, l’insistance sur la psychologie, l’émotion aux dépens des structures et des superstructures. Pourquoi, aujourd’hui, le public est-il extrêmement maigrelet autour du
tombeau de Lady Di ? Parce que, quelle qu’ait pu être la valeur personnelle de la princesse, elle ne fut qu’image. Et une image disparaît avec son support.
Si Nicolas et Cécilia Sarkozy ont voulu, pendant des années, vivre dans la lumière, ce n’est pas par narcissisme
personnel, mais bien parce que, pour eux et les leurs, il fallait créer en permanence du simulacre. « Gouverner, c’est faire croire », disait Hobbes. Le sarkozysme est une théorie de
l’apparaître, puis du paraître. Le sarkozysme, c’est le déplacement de l’idée hors du temple pour que la frontière entre l’intime et le public soit éradiquée afin que la dépossession soit
confondue avec les passions secrètes des victimes du simulacre et du système. Le sarkozysme, c’est la mécanisation par la simplification de la pensée des individus et des groupes. La
victoire de Sarkozy doit beaucoup à vingt ans de privatisation de TF1, la plus grande entreprise de crétinisation d’Europe, selon l’aveu même de ses dirigeants. Le sarkozysme, c’est un
pouvoir qui existe avant tout par la représentation que l’on en a, quand son héros et sa propre fiction ne font plus qu’un. Le sarkozysme, c’est la perte des repères, avec pour seul motif
le discours clos de sa propre prédication. Sarkozy sur le yacht de Bolloré ou faisant semblant de faire du vélo avec Virenque (il fait semblant, c’est un vrai cycliste qui vous l’affirme),
c’est comme du divin qui serait redescendu sur terre. Le sarkozysme, c’est un ensemble de signes flottants qui, en surface, ne dénotent aucune réalité. La geste sarkozyenne (courir en
compagnie de Kouchner dans un maillot de la police new-yorkaise) est épuisée par son autosuffisance. Lorsque je regarde courir Sarkozy, je regarde – à proprement parler – rien. L’image du
coureur est son propre référent. Nous sommes alors dans un monde dénaturé qui a pris sa revanche contre la Renaissance ou l’esprit des Lumières, là où les sentiments et les instincts (la
chasse aux immigrés) l’emportent sur la raison, là où l’intuition et une présentation des choses binaire, manichéenne remplacent l’argumentaire (« je vais vous débarrasser des racailles »,
« Fadela Amara est remarquable »), là où la prédication remplace la dialectique (« pour moi, il n’y a pas de tabous »).
Quid, me direz-vous, de Guy Môquet ?
Je passerai rapidement sur le choix très habile de ce résistant, cet adolescent qui lançait des tracts alors que la
hiérarchie de son parti politique n’avait pas encore entamé la lutte contre l’occupation nazie, et que le lider maximo de ce même parti avait déserté l’armée française pour aller
se réfugier en URSS (dont il aurait d’ailleurs quelque peine à revenir). Choisir Môquet, c’est donc choisir un communiste pas franchement dans la ligne du moment, et qui renvoie aux
communistes d’aujourd’hui les hésitations (soyons gentil) de leurs aînés.
Pourquoi ce fusillé en particulier ? Pourquoi le choix de la jeunesse et de la pureté (Môquet n’a tué personne,
contrairement aux cinq du Lycée Buffon, beaucoup plus " populaires " dans les années cinquante et soixante) ? Parce que lorsqu’on n’a jamais esquissé le moindre geste de manifestation
soi-même (sauf contre des étudiants grévistes), parce que lorsqu’on appartient à une classe qui a collaboré et s’est enrichie outrageusement au contact intime de l’occupant, quand on a une
flopée d’amis venant de l’extrême droite et qu’on défend depuis dix ans les idées de Le Pen, on a bien des choses à se faire pardonner.
Il existe, depuis des années, des compilations de lettres de fusillés. (Voir, par exemple, La vie à en mourir, Lettres
de fusillés 1941-1944, un ouvrage paru aux éditions Tallandier. Lettres choisies et présentées par Guy Krivopissko, conservateur du Musée de la Résistance nationale). Même si le Parti
Communiste a pu exagérer en se proclamant le « Parti des fusillés » avec ses 75000 victimes, il n’en est pas moins vrai que la grande majorité des fusillés, des résistants qui ont pris les
armes appartenaient à la classe ouvrière et étaient communistes. Ce qui signifie que, dans une France encore très rurale, les paysans, les fonctionnaires, les artisans, les commerçants ont
bien plus fait le dos rond que les ouvriers. Sarkozy ne le dit pas, Guy Môquet ne le disait pas non plus. Mettre en avant la lettre du jeune supplicié sert tout bonnement à masquer la
politique de la classe dirigeante d’aujourd’hui, décrite la bave aux lèvres le 4 octobre dans le magazine économique Challenges par Denis Kessler, ancien bras droit du baron
Sellières à la tête du MEDEF, ami de toujours de Dominique Strauss-Kahn (tout se tient), ce “socialiste” qui pense et déclare que les gens mal informés, les gens qui souffrent ont trop de
pouvoir dans la représentation démocratique.
« À y regarder de plus près, on constate qu'il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. Les réformes à faire ? »,
demande Kessler. « C’est simple. Prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952 [c’est-à-dire à une époque où la classe dirigeante et les ancêtres de l’UMP ont dû payer le prix de
leur collaboration économique et politique avec l’occupant], sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil
National de la Résistance. » Et Kessler d’évoquer : « la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l'importance du secteur public productif et la
consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d'être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de
retraite, etc. » Bref, tout ce qui a rendu la vie à peu près supportable pour 90% de Français pendant cinquante ans.
Sarkozy, comme son très proche collaborateur Guaino, se traînent des valises névrotiques qui pèsent des tonnes. Le
premier, dans sa famille paternelle, a un passé qui ne passe pas, et il n'a découvert qu'adolescent, les origines juives de sa mère. Le second, comme dit pudiquement Wikipedia, n’a pas
connu son père. Tout deux ont toujours eu une revanche à prendre sur la vie. Exalter les mythes fondateurs de la vraie gauche (Jaurès, anticapitaliste et pacifiste, Môquet, résistant
magnifique) permet de faire oublier que, dans les faits, on n'aime les gens de gauche que morts ou traîtres. Faire lire une lettre d’un jeune militant communiste sans référence au contexte,
sans allusion à ses propres engagements, bref une lettre purement humaine, familiale, une lettre d’émotion, quelle belle manœuvre ! Une lettre qui exalte l’abnégation, le sens du sacrifice,
le courage, des valeurs que la classe dominante peut faire siennes sans problèmes dans une perspective de politique-spectacle, d’iconisation, et de pipolisation de l’école. La lettre d’un
fils extraordinairement ému mais pas d’un jeune communiste qui veut organiser la résistance à la base. Pour le ministre Xavier Darcos, l’école doit « renforcer la cohésion nationale autour
d’une histoire ». Il est urgent, en effet, de raconter des histoires (après Môquet, à qui le tour ?) à une société disloquée par la brutalité de sa classe dirigeante. Faites le compte, vous
verrez que, depuis 2002, il ne s’est pas passé une journée sans que les dirigeants n'aient pris une mesure hostile au monde du travail, aux salariés. On en revient à
Pétain – n’est-ce pas Kessler ?, quand l’école du Maréchal était mobilisée pour construire une unité nationale de façade, mais obligatoire, à coups de mythes simplistes (Jeanne
d’Arc, Bara, Bugeaud). Une récupération au profit d’une identité nationale (comme le ministère du même nom) serait censée faire oublier les attaques contre la Sécurité sociale, les services
publics, les retraites.
Non, Môquet n’appartient pas à tout le monde, mais à ceux qui luttent, qui n’acceptent pas le fait accompli, le principe
de réalité. La France rêvée par Guy Môquet est le contraire de la France de Sarkozy, cette France d’avant le 4 Août, d’avant les Lumières, la France du fric étalé sans honte, la France des
casinotiers, la France des beaufs à Rolex©, la France qui se pâme devant Bush.
La mythologie que veut forger Sarkozy, pour le moment du moins (ça lui passera avant que ça me reprenne), évacue de
grandes figures chéries de la droite, comme Jeanne d’Arc ou Napoléon. C’est donc une mythologie sans mauvaise conscience, sans squelettes dans le placard, sans torture en Algérie, sans Mai
68 (en 68, Môquet aurait pendu [métaphoriquement] le père de Sarkozy avec les tripes du père de Kessler !), sans le moindre faux-pas, sans regret ni repentance. Une mythologie
unidimensionnelle, celle d’un pays totalitaire.
PS (1) : un correspondant me signale que Pierre-Louis Basse, auteur de la biographie de Guy Môquet (Guy Môquet, une
enfance assassinée) va publier incessamment un ouvrage au titre prometteur : Guy Môquet au Fouquet's.
PS (2) : sur son blog, Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, justifie la lecture de la lettre. Un
correspondant lui oppose ceci :
Une des raisons qui peuvent rendre suspecte la publication de cette lettre, est qu'un autre texte de Guy Môquet est
occulté : le poème trouvé sur lui le jour de son arrestation et qui joua un grand rôle dans sa mort :
Ce poème est dédié aux 3 communistes du "Commando de Nantes" qui commirent l'un des tous premiers actes de la résistance,
l'assassinat de l'officier allemand Karl Hotz. C'est en représaille à cet assassinat que furent exécutés 48 otages, dont 27 communistes "plutôt que des bons français" à la demande du
ministre de l'intérieur Vichyste Pierre Pucheu, les 27 de Châteaubriant parmi lesquels Guy Môquet :
"Parmi ceux qui sont en prison
Se trouvent nos 3 camarades
Berselli, Planquette et Simon
Qui vont passer des jours maussades
Vous êtes tous trois enfermés
Mais Patience, prenez courage
Vous serez bientôt libérés
Par tous vos frères d’esclavage
Les traïtres de notre pays
Ces agents du capitalisme
Nous les chasserons hors d’ici
Pour instaurer le socialisme
Main dans la main Révolution
Pour que vainque le communisme
Pour vous sortitr de la prison
Pour tuer le capitalisme
Ils se sont sacrifiés pour nous
Par leur action libératrice "
Avoir occulté ce poème montre bien qu'on ne veut récupérer qu'une partie de l'image du jeune martyr et non sa globalité.
C'est une preuve qu'il y'a là manipulation politique et cela me gêne qu'on souille ainsi la mémoire d'un mort.
Ecrit par : Pingouin094 | 22.10.2007