Comprendre le système bancaire est un enjeu politique majeur, surtout si on veut le transformer. Entretien avec Hermès(1), cadre supérieur au sein de la Direction financière
d'une multinationale française.
Comment un cadre à un haut niveau de responsabilité ressent-il la crise financière actuelle ?
Comme la confirmation
qu’une grande partie de "la finance", c'est-à-dire les banques mais aussi les autres acteurs des marchés financiers (fonds d’investissement, fonds de retraite, compagnies d’assurance) ont
aujourd’hui un mode de fonctionnement toxique pour l’humanité.
Nous subissons une maladie récurrente, profonde, dont les crises à répétition persisteront avec des conséquences de plus en plus dramatiques
tant que le système lui-même n’aura pas été reconstruit pour revenir à des bases saines.
Nous ne vivons donc pas
seulement une crise conjoncturelle qui pourrait être résolue seulement par une action politique concertée et davantage de régulation, comme on veut actuellement nous le faire croire. Nous
subissons une maladie récurrente, profonde, dont les crises à répétition persisteront avec des conséquences de plus en plus dramatiques tant que le système lui-même n’aura pas été reconstruit
pour revenir à des bases saines.
Nous ne sommes pas des
experts des questions financières mais nous sommes intéressés par votre vision de spécialiste au cœur du système. Pouvez-vous résumer la situation que nous connaissons ?
Il y a deux problèmes :
une crise de liquidité et une crise de solvabilité. On peut utiliser une image : celle d’un grand malade qui fait un arrêt cardiaque et dont la circulation sanguine s’arrête. Il faut
rétablir immédiatement la circulation sanguine - c’est-à-dire faire face à la crise de liquidité, problème de court terme -, et ensuite traiter la maladie causale - la crise de
solvabilité.
Pour que l’économie
tourne, les banques ont besoin de financement à court terme, permettant que les entreprises et les particuliers puissent obtenir des crédits. Leurs fonds propres et les dépôts de leurs clients
ne fournissant qu’une partie des besoins, elles doivent emprunter auprès d’autres banques ou sur le marché : c’est leur liquidité. Aujourd’hui, compte tenu de la défiance généralisée liée
au risque de faillite, plus personne ne veut prêter aux banques. Les banques centrales (la BCE en Europe, la Réserve fédérale aux États-Unis) ont donc dû leur avancer des fonds sans limites
pour éviter la catastrophe, c’est-à-dire l’arrêt de la circulation sanguine. Malheureusement, l’usage de ces fonds par les banques n’est pas contrôlé. Il peut donc soit être utile (prêts
aux acteurs économiques), soit être néfaste (utilisation comme de nouveaux jetons de casino pour aller spéculer sur les marchés).
Ensuite, il existe un problème de solvabilité de certains emprunteurs, qui n’ont pas les moyens à court terme de rembourser leurs dettes. Mais regardons d’abord d’où provient le problème :
les ménages pauvres américains, potentiellement insolvables, ont contracté ces fameux crédits immobiliers subprimes parce qu’il n’existe quasiment pas de logement social locatif aux États-Unis,
et que l’État s’en désintéresse ; les marchés ont aussi prêté sans limite à la Grèce, alors que ce pays avait des ressources très insuffisantes en raison d’une fraude fiscale massive et
avait investi dans des dépenses militaires exorbitantes ; en Espagne, les banques ont prêté de manière inconsidérée aux promoteurs et aux particuliers, attisant une bulle immobilière
explosive. Et ainsi de suite. On demande ensuite aux États de sauver le système et de garantir les banques pour éviter leur faillite. C’est une double faillite morale : celle des marchés
financiers et des banques qui ont allumé tous ces incendies, celle des gouvernements qui ont laissé faire.
Quelles ont été les
évolutions essentielles du système bancaire et financier au cours des dernières décennies ?
Il faut d’abord rappeler
le contexte initial de cette évolution. Dans les années 80, un courant idéologique de libéralisation totale de l’économie et de défiance envers le rôle de l’État monte aux États-Unis. Le
discours annonçant la "fin de l’histoire " du socialisme s’affirme face au communisme soviétique en décomposition. Ronald Reagan et Margaret Thatcher vont enclencher la révolution
néolibérale, marteler que l’État est hypertrophié, inefficace, les fonctionnaires trop nombreux, l’impôt nocif et stérilisateur de l’initiative individuelle. L’idée domine que les acteurs
économiques "libérés " agiront ensuite naturellement pour le plus grand bien de la société, en créant emplois et richesses. Donc moins d’impôt, moins d’État et surtout moins de
règles, le marché étant supposé contenir en lui-même de fortes capacités de s’auto-réguler de manière optimale.
Cette équation va
progressivement gagner l’ensemble des pays développés, avec en France des relais comme Pierre Bérégovoy, qui va "moderniser" c'est-à-dire libéraliser, la place financière de Paris à partir
de 1985 pour faire en sorte que la France ne soit pas "à la traîne" du monde anglo-saxon.
Les banques et les
autres acteurs des marchés financiers se sont engouffrés dans ce mouvement. Une nouvelle dimension de la finance a été créée, au-delà de ses fonctions historiques "socialement utiles" que sont
la gestion des flux (encaisser, payer des sommes d’argent, gérer des comptes bancaires...), le crédit aux particuliers et aux acteurs économiques, la gestion de l’épargne et des besoins des
entreprises (par exemple immuniser contre le risque de change sur des exportations en autres devises que l’euro, assurer le coût maxi d’une dette à moyen terme, émettre des
garanties).
Nous avons vu alors une
accélération de la vitesse de rotation du capital et de sa rentabilité attendue. Par exemple, la durée moyenne de détention des actions va baisser très vite alors que les actionnaires
étaient censés être des investisseurs à long terme. En fonction des anticipations de résultat des entreprises ou de l’attrait d’autres investissements plus rémunérateurs, les actions vont
s’acheter et se vendre sans cesse, créant une forte volatilité des cours.
De la forme antérieure
du capitalisme, qui reposait sur des actionnaires stables et des taux de rentabilité économiquement réalistes, on glisse alors vers un nouveau capitalisme "financier"», qui va progressivement
exiger une rentabilité de plus en plus élevée et sur des horizons de plus en plus courts. En substance : « Si vous ne me donnez pas
le niveau de profit attendu, je vends ces actions et vais investir ailleurs : en achetant de la dette espagnole, de l’or, du pétrole, de l’immobilier... ».
Les dirigeants des
entreprises cotées en Bourse ont été transformés en exécutants de ces demandes. Pour qu’ils répondent à ces nouvelles exigences, l’essentiel de leurs revenus va être indexé sur le niveau des
bénéfices de l’entreprise et la valeur de son action : stock-options, bonus calculés en fonction des résultats. Il s’ensuit une pression extrême sur le coût du travail : stagnation
des salaires, délocalisations dans des pays low cost, restructurations… En détournant l’antienne répétée depuis des années, je dirais que ce n’est pas le coût du travail qui est trop élevé,
c’est d’abord et avant tout le coût du capital (son exigence de rentabilité) qui est trop élevé. Baissons donc le coût du capital !
Ce sont ces nouveaux
financiers qui vont inventer de nouveaux produits de plus en plus virtuels. Aujourd’hui, par exemple, les marchés de matières premières "papier", sur le pétrole, l’or, le blé, le cuivre..., à
l’origine créés pour les besoins des industriels ou des agriculteurs (garantir un prix de vente ou d’achat à court terme) sont devenus plusieurs fois supérieurs aux volumes physiques échangés
chaque année, parce que la spéculation, la finance de casino y a trouvé un terrain de jeu extraordinaire. C’est ainsi que les bulles spéculatives se sont multipliées.
Enfin, ces mêmes
financiers vont faire crédit à des emprunteurs dont beaucoup savaient qu’ils seraient insolvables à terme : les ménages pauvres américains avec les fameux crédits subprimes, les promoteurs
immobiliers en Espagne, l’État grec... Comme chacun revend sans cesse les dettes des clients insolvables, c’est en principe le dernier qui reçoit la patate chaude qui perd...
Tout cela a permis une
augmentation rapide de la rentabilité des grandes banques d’affaires : ramenée au capital détenu par leurs actionnaires, c’est une multiplication par deux ou trois du niveau des années 80,
mais au prix d’une augmentation colossale des risques, de la création de bulles financières à répétition. Avec maintenant des conséquences dramatiques pour certains peuples. Au dessus d’un
système bancaire classique et de marchés financiers proportionnés à l’économie réelle (la production de biens et services, le commerce), s’est créée une excroissance financière gigantesque,
sans utilité sociale, nocive pour toute la société.
Quel est le rôle des
agences de notation ?
Depuis quelques
décennies les plus gros emprunteurs, c'est-à-dire l’État, une partie des collectivités locales (certaines Régions et Départements) et les grandes entreprises ne se financent plus auprès des
banques ou auprès des particuliers – les Bons du Trésor qu’achetaient nos grands-parents pour placer leurs économies –, mais vont emprunter directement sur les marchés financiers en émettant
des emprunts (des obligations) sur des durées parfois très longues, 20 ans et plus.
Ces obligations sont
achetées par des fonds de retraite, des compagnies d’assurance, des fonds d’investissement (notamment des SICAV), etc. Les investisseurs ont le choix entre un grand nombre d’obligations
différentes. Ils peuvent acheter, par exemple, une dette à dix ans des États français, suédois, brésilien, grec, ou une obligation à cinq ans de Saint-Gobain, de Peugeot ou
Volkswagen.
Pour évaluer la capacité
de l’emprunteur à payer les intérêts et rembourser sa dette à l’échéance, très peu de ces investisseurs ont les moyens d’analyser eux-mêmes la santé financière de l’emprunteur, ses comptes(2).
Ils s’en remettent donc à des organismes spécialisés privés, les agences de notation, qui ont développé ces services d’évaluation de la qualité des emprunteurs et attribuent des "notes",
la meilleure étant le fameux AAA dont bénéficient (encore, mais pour combien de temps ?) la France et l’Allemagne.
Les agences de notation
sont à la fois un thermomètre et un oracle : les marchés financiers sont devenus fous, et la mesure de la température du malade ou le suivi des prédictions de l’oracle sont également devenus
insensés.
En fonction de cette
note, le taux d’intérêt que devra payer chaque emprunteur varie. Le mieux noté, un AAA, paiera un taux d’intérêt bas car le risque anticipé qu’il fasse défaut est faible : par exemple, il
bénéficiera d’un taux de 2 % par an pendant la durée de son obligation. Par contre, un emprunteur à risque anticipé comme supérieur sera A ou BBB et paiera beaucoup plus cher sa dette (3 % ou 4
% par an sur la même durée). De la même manière que le guide Michelin fait et défait la réputation d’un restaurant, les agences de notation font et défont aujourd’hui la réputation d’un
emprunteur, sauf qu’ici aucun investisseur ne va dans un restaurant sans avoir lu tous les guides...
Autre problème, déjà
évoqué précédemment : les dettes se vendent et se revendent sans arrêt sur les marchés financiers, et ceux-ci sont extrêmement moutonniers. Dès qu’existent des rumeurs sur un emprunteur ou
une dégradation de sa note par les agences, les réactions sont très violentes, comme on l’a vu pour la Grèce, mais aussi pour l’Italie et l’Espagne. Les ventes de dette sont alors massives et
le taux d’intérêt demandé pour que ces États émettent de nouvelles dettes est prohibitif, enclenchant une spirale dangereuse de déficit budgétaire.
Les agences de notation
sont à la fois un thermomètre et un oracle : les marchés financiers sont devenus fous, et la mesure de la température du malade ou le suivi des prédictions de l’oracle sont également
devenus insensés.
Les banques d’affaires,
les traders des salles de marché et autres acteurs de la partie toxique de la finance livrent un combat acharné contre toute limitation de leur "liberté " de spéculation. Ils pratiquent une
corruption sophistiquée de la sphère politique.
Ne pensez-vous pas que
la situation actuelle va bien au-delà de la seule dimension économique ?
Oui, bien sûr. Elle
concerne la démocratie, car nous sommes dans une guerre peu visible par le grand public mais d’une très grande violence. Les banques d’affaires, les traders des salles de marché et autres
acteurs de la partie toxique de la finance livrent un combat acharné contre toute limitation de leur pouvoir, de leur "liberté" de spéculation. Ils disposent pour cela de munitions importantes
et de ressources colossales consacrées au lobbying(3). Ils pratiquent une corruption sophistiquée de la sphère politique : recruter d’anciens hauts fonctionnaires pour utiliser leur
entregent sur les politiques et peupler les institutions d’anciens banquiers d’affaires, comme le nouveau président de la BCE, ex-dirigeant de Goldman Sachs(4). Les exemples en France sont
également nombreux de cette porosité entre banques d’affaires et cabinets ministériels voire présidentiels. Il faut acter que nous sommes en guerre et réagir avec le même acharnement, la même
volonté de vaincre.
L’explosion des salaires
dans la finance de marché a eu un ensemble de conséquences néfastes comme celle de mettre au centre de la motivation des individus la cupidité. Cela a contribué à dévaluer la fonction d’utilité
sociale de beaucoup de métiers : enseignants, soignants, travailleurs sociaux...
Cette culture a
également, sur cette période, transformé les motivations des individus. Dans les années 90 et 2000, une partie importante des jeunes diplômés des meilleures universités américaines ou de
certaines grandes écoles françaises (Polytechnique, Centrale) sont partis dans les salles de marché pour inventer et vendre ces produits financiers nocifs. Les salaires offerts étaient là sans
commune mesure avec ce que l’industrie ou la recherche pouvait leur proposer. L’explosion des salaires dans la finance de marché a eu un ensemble de conséquences néfastes comme celle de mettre
au centre de la motivation des individus la cupidité. Gagner le plus d’argent le plus vite possible a contribué à dévaluer la fonction d’utilité sociale de beaucoup de métiers :
enseignants, soignants, travailleurs sociaux... moins bien rémunérés qu’un jeune trader. Cette évolution a été le moteur de l’explosion des inégalités de rémunération depuis trente ans dans les
entreprises(5).
Le niveau de rentabilité
des opérations financières est devenu absurde : on ne peut longtemps rester aussi déconnecté de la capacité de l’économie réelle à créer de la richesse sans provoquer de crise ayant un impact
majeur sur la société.
Enfin, la
financiarisation a nui au bon fonctionnement de l’économie, en limitant les investissements dans l’économie "traditionnelle". Pourquoi aller investir du capital dans une PME qui va rapporter au
mieux quelques pourcents par an, alors que l’on peut espérer gagner 15, 20 % voire davantage en allant spéculer sur les matières premières ? Le capital, les ressources financières sont
attirés par tout ce qui peut permettre d’espérer une rentabilité élevée à court terme, et pas suffisamment par l’investissement productif à long terme dans les infrastructures, les capacités de
production ou la recherche. Ce niveau de rentabilité des opérations financières est devenu absurde : on ne peut longtemps rester aussi déconnecté de la capacité de l’économie réelle à
créer de la richesse, sans provoquer de crise ayant un impact majeur sur la société.
Qu’en est-il de la
capacité du système capitaliste à s’adapter à la conjoncture et à se transformer pour continuer de régner ?
Je n’ai pas de réflexion
théorique pertinente pour répondre à cette question à la fois philosophique et économique. Mais je peux simplement témoigner de l’extrême plasticité du capitalisme financier. C’est un système
parfaitement darwinien qui réussit à s’adapter aux différents gouvernements et environnements dans lesquels il travaille : du Venezuela de Chavez à la Russie de Poutine, avec des
gouvernements de gauche ou de droite, démocratiques ou non, et qui va absorber les évolutions de l’environnement pour les "digérer" à son profit. Et c’est un adversaire redoutable, car il
dispose de fortes capacités de pression sur le politique. Il peut aujourd’hui faire chanter des États en manipulant leur dette sur les marchés.
La plupart des partis
considèrent que la question de la dette doit être au cœur d’une politique économique. Qu’en pensez-vous ?
Je pense qu’il faut
retenir deux angles simples : la question des recettes fiscales et celle du contrôle et de la nature du crédit. La fiscalité d’abord : nous souffrons d’une insuffisance globale
de recettes fiscales : la doctrine néo-libérale de baisse de l’impôt, qui devait permettre d’investir et consommer davantage, créant ainsi de la richesse qui aurait été redistribuée pour
le grand bien de tous, a échoué. Une grande partie du capital se détourne de l’économie traditionnelle pour aller vers la spéculation. Les ménages ont peur du chômage ou pour leur retraite
future et épargnent donc davantage plutôt que de consommer. La croissance économique est ainsi très faible. Les inégalités de revenus et de partage de la richesse ont explosé, car une très
petite frange de la population a capté l’essentiel de la richesse produite. Il faut donc une révolution fiscale.
Ensuite le contrôle du
crédit : chaque bulle sur les marchés est alimentée par une absence d’encadrement du crédit comme le montre l’histoire des subprimes ou les crédits importants accordés par les banques aux
hedges funds(6), qui ne sont que des clubs de joueurs de casino. Les gouvernements peuvent tout à fait décider de contrôler que le crédit n’est pas destiné à alimenter l’incendie spéculatif.
Les banques sont contrôlées par des autorités de régulation et par les banques centrales dans chaque pays. C’est essentiellement une question de volonté politique.
Le gouvernement s’est
fixé comme objectif « à tout prix » (François Fillon) de maintenir la note AAA de la France. Qu’en pensez-vous ?
Cette nouvelle "ligne
Maginot" sera probablement rapidement enfoncée, et il sera amusant de voir alors les justifications du gouvernement pour expliquer que ce n’était pas si important que cela, et que les
États-Unis ont également récemment perdu leur notation AAA. Cette perte attendue du AAA français sera sans aucun doute utilisée pour justifier une nouvelle réduction des dépenses publiques,
alors que la crise actuelle demande des mesures "contra-cycliques" : continuer à investir et soutenir la consommation et l’activité économique en luttant contre le chômage. Pour cela, il
ne faut pas être paralysé par le dogme libéral.
Beaucoup de citoyens ont
le sentiment qu’il est impossible d’avoir prise sur la situation, et en même temps le système bancaire semble être à un carrefour. Est-il envisageable de le transformer, et comment, pour
répondre aux besoins de la société ?
Pour donner de l’espoir
aux citoyens, éviter la désespérance créée par un sentiment d’incompréhension et d’impuissance devant des forces qui les dépassent, je prendrais l’image de la tenaille. Une mâchoire est
l’action politique pour contrôler efficacement les marchés financiers et en supprimer les éléments toxiques(7). Et une autre mâchoire est constituée par l’action citoyenne : aller dans une
banque de dépôts mutualiste ou coopérative en dehors de la Bourse, interroger sa banque, comme le font certaines ONG(8), sur ses pratiques en matière d’opérations spéculatives, de financement
éventuel des hedge funds, d’opérations dans les paradis fiscaux... Je suis convaincu qu’en usant d’un peu de pédagogie les citoyens seraient tout à fait à même de comprendre les grands ressorts
de cette finance de casino et de refuser d’y participer en choisissant leur banque ou en lui demandant des comptes.
Certains proposent de
séparer les banques d’affaires des banques de dépôts, en laissant les premières continuer leur business et leurs activités. Et se mettent à rêver d’un retour au capitalisme de "bon papa"».
Qu’en pensez-vous ?
C’est une piste très
intéressante mais qui suppose plusieurs actions complémentaires radicales. D’abord, il faut définir clairement le périmètre "socialement utile" des activités bancaires. Ensuite, il faut
supprimer le risque "systémique. Ce risque existe lorsqu’une banque d’affaire est devenue trop grosse pour que l’Etat la laisse faire faillite, car alors ses créanciers risqueraient eux-mêmes
d’être en très grande difficulté. C’est ce qui s’est passé pour la banque Dexia que l’État a sauvée. Prévenir ce risque nécessite d’interdire aux banques la spéculation pour leur propre compte
dans leurs salles de marché et le crédit aux hedges funds. On ne pourra pas laisser les banques d’affaires séparées continuer leur activité toxique. Il faut étouffer progressivement cette
culture de casino, en édictant des règles de limitation de leur endettement et en leur imposant un niveau très élevé de fonds propres pour limiter leur rentabilité.
Que pensez-vous de la
nationalisation ou de la socialisation de tout ou partie du secteur bancaire ?
Nationalisation, est-ce
une bonne idée ? Sauf à exproprier leurs actionnaires, c'est-à-dire supprimer de manière révolutionnaire le capitalisme en France, sortir de l’Union européenne et vivre en autarcie économique
et financière, je ne vois pas comment les banques pourraient être nationalisées en France sans racheter leurs actions sur le marché ou indemniser leurs actionnaires, comme les nationalisations
de 1981. Or, ce serait une dépense colossale et stérile…
Pourtant en Angleterre,
en Islande et aux États-Unis, l’idée d’une "nationalisation" des banques n’est pas taboue et on nationalise de fait. Ce n’est donc pas impossible…
Certes, mais cela n’a
été qu’une prise de contrôle temporaire par l’État de la majorité du capital de certaines banques pour éviter leur faillite, avec la volonté affichée dès le départ de revendre ces
participations dès un retour à meilleure fortune. A contrario en France, sous la pression du lobby bancaire, le gouvernement a préféré en 2008 donner des garanties et monter un fonds pour
prêter aux banques en difficulté plutôt que d’en prendre le contrôle.
Par contre, je suis
résolument favorable à une socialisation à travers des banques coopératives et mutualistes sorties de la Bourse. Les grands groupes historiques mutualistes de dépôts que sont les Banques
populaires, les Caisses d’Épargne, les Caisses de Crédit Agricole ou Mutuel ont connu depuis une quinzaine d’années une évolution néfaste vers cette finance de marché. Elles ont introduit en
Bourse une partie de leur activité et surtout elles ont créé ou racheté des banques d’affaires : Calyon (l’ancienne banque d’affaires du Crédit Lyonnais) pour le Crédit Agricole, Natixis pour
le Groupe Banques Populaires / Caisses d’Épargne, qui a d’ailleurs failli disparaître dans la crise de 2008 pour avoir joué avec les subprimes et autres produits toxiques.
Dès qu’une banque est
cotée en Bourse, dans le contexte actuel du capitalisme financier, elle est soumise à une exigence de rentabilité très élevée. Cette exigence la pousse inéluctablement vers la multiplication
des opérations de marché voire la finance de casino, vers la hausse des commissions et des taux de crédit pour ses clients particuliers ou PME. Sans compter la pression commerciale et de
productivité extrême sur le personnel : vendre le plus de "produits" possibles(9). Pour resocialiser cette partie majoritaire de la banque de dépôts en France – plus de la moitié de
la population –, il faut sortir ces réseaux de la Bourse où elles n’ont rien à faire, et remettre leurs clients (qui sont aussi sociétaires ou coopérateurs) au cœur d’un processus citoyen de
contrôle des activités de ces banques.
Votre métier de
financier a une image négative auprès de la population. Est-elle justifiée ?
Je ne dois pas encore
raser les murs ou biaiser quand on m’interroge sur mon travail ! Aujourd’hui, ce sont surtout les banques, les traders, les hedge funds qui sont très critiqués par les citoyens. Cependant,
il ne faut pas oublier qu’au sein du monde économique, les très grandes entreprises participent aussi à ce système néfaste. Elles utilisent des produits financiers bien au-delà des besoins
légitimes liés à leur activité. Elles placent leur trésorerie dans des produits financiers sophistiqués pour essayer d’améliorer son rendement. Elles font de "l’optimisation fiscale" à outrance
pour réduire au maximum le montant de leurs impôts. A l’inverse, une pratique citoyenne de la finance en entreprise doit pouvoir s’imposer.
Quels seraient donc le
profil et les métiers d’un financier de nouvelle génération dans une société post-capitaliste ?
Tout simplement celui
d’une personne revenue aux fondamentaux de la finance et exerçant son métier dans un but d’utilité sociale, mais avec les outils de sa génération. Quel que soit le type de société, les États,
les entreprises, les collectivités locales, les associations, auront besoin des métiers financiers pour gérer leurs recettes et dépenses, élaborer les budgets, prévoir et limiter les risques
pour l’avenir. Mais dans les banques comme dans les autres acteurs des marchés financiers, il faut délégitimer et "socialement criminaliser" toute cette excroissance inutile et toxique
qu’est la finance de casino.
(1) Pour des raisons de confidentialité, le nom et le prénom ont été changés. Hermès, une des divinités de l’Olympe, est considéré comme le dieu du commerce, des voleurs et de la chance.
(2) Comme les banques le
font en direct pour les particuliers et les PME.
(3) Un seul
exemple : aux États-Unis, le coût des campagnes électorales donne le vertige (plus d’un milliard de dollars dépensés par Barack Obama et John Mc Cain pour la campagne présidentielle de
2008 !). Wall Street, c'est-à-dire le monde de la finance, a été l’un des principaux contributeurs.
(4) Je conseille sur ce
sujet la lecture du livre du journaliste Marc Roche : La Banque, Comment
Goldman Sachs dirige le monde, Albin Michel, 2010.
(5) Une enquête
récemment publiée en Grande Bretagne montre qu’entre 1980 et aujourd’hui, le multiple entre le salaire du PDG du pétrolier BP et le salaire moyen dans son groupe est passé de 16 à 63 fois, et
pour celui du PDG de la banque Barclays de 15 à 75 fois. Lire : highpaycommission.co.uk/.
(6) Pour multiplier leur
potentiel de gain, les hedge funds utilisent ce que l’on appelle « l’effet de levier » : emprunter à des banques plusieurs fois le montant de leurs fonds disponibles, afin de
pouvoir spéculer sur des montants très importants. Lorsque le hedge fund fait faillite, cela peut créer des pertes très lourdes dans les banques qui lui ont prêté.
(7) Un bon résumé par
Dominique Plihon, professeur à l’université Paris Nord dans Alternatives
Economiques(déc. 2010) : « La solution est de
considérer tout marché comme une institution sociale dont le fonctionnement doit être étroitement contrôlé par la collectivité. S’agissant des marchés financiers, il faut fixer des règles pour
"désarmer’"leur capacité spéculative, et mettre la finance au service de la société. Ce qui implique de supprimer les marchés pour lesquels ces objectifs ne peuvent être atteints ; il est
ainsi nécessaire de fermer tous les marchés de gré à gré qui ne sont pas régulés, et de ne maintenir que les "marchés organisés" susceptibles d’être contrôlés. Il faut également refuser
l’ouverture de marchés tels que ceux de la "finance carbone", supposés favoriser la réduction des émissions de CO2, mais qui aboutissent à la marchandisation de l’environnement, bien commun de
l’humanité. »
(8) Par exemple ATTAC,
le CCFD, les Amis de la Terre… lire notamment le rapport des Amis de la Terre : Les banques sous pression citoyenne, accessible ici :
(9) Que ce soit dans une
Caisse d’Épargne ou de Crédit Agricole aujourd’hui, les méthodes de vente et l’agressivité commerciale sont les mêmes qu’à la BNP ou à la Société Générale.