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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 12:03
Dante.jpgPetit quizz fastoche
 
Retrouvez l'original...
THE BALLAD OF DEAD LADIES

Tell me now in what hidden way is
Lady Flora the lovely Roman?
Where's Hipparchia, and where is Thais,
Neither of them the fairer woman?
Where is Echo, beheld of no man,
Only heard on river and mere,-
She whose beauty was more than human?.
But where are the snows of yester-year?

Where's Heloise, the learned nun,
For whose sake Abeillard, I ween,
Lost manhood and put priesthood on?
(From Love he won such a dule and teen!)
And where, I pray you, is the Queen
Who willed that Buridan should steer
Sewed in a sack's mouth down the Seine?.
But where are the snows of yester-year?

White Queen Blanche, like a queen of lilies,
With a voice like any mermaiden,-
Bertha Broadfoot, Beatrice, Alice,
And Ermengarde the lady of Maine,-
And that good Joan whom Englishmen
At Rouen doomed and burned her there,-
Mother of God, where are they then?.
But where are the snows of yester-year?

Nay, never ask this week, fair lord,
Where they are gone, nor yet this year,
Save with thus much for an overword,-
But where are the snows of yester-year?

(Traduction : Dante Gabriel Rossetti)
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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 11:54

vienne.jpg

Johann Strauss rock and roll

 

Tous les ans, le service public nous offre, en direct de Vienne, deux heures de très belle musique et de danse classique autour de Johann Strauss. C'est magnifique et réglé comme du papier ... musique.

Le dernier morceau est, systématiquement, "La marche de Radetzky". Alors là, cela devient hard : à l'invitation du chef d'orchestre, les spectateurs sont invités à taper dans leurs mains. Ils s'en donnent à coeur joie. Mais ils restent tous très, non pas ballet, mais balai dans le cul. Leur componction est une merveille pour les yeux et les oreilles.

Je me dis que ce n'est pas tout à fait par hasard si Freud était viennois.

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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 09:41
Penny Lane et Strawberry Field(s) : lieux réels et fantasmagoriques
(ÉCRIT EN L'HONNEUR D'ANDRÉ CRÉPIN, POUR SES 80 ANS)

strawberry-fields-forever.jpg

LIEUX D’ENFANCE
“ Penny Lane ”, l’Allée Penny, tire son nom de James Penny, notable liverpoolien du XVIIIème siècle, propriétaire de vaisseaux négriers et farouche anti-abolitionniste. Dans une démarche politiquement correcte, la municipalité de Liverpool débaptisa tous les noms de rue rappelant son passé esclavagiste, mais, vu l’importance de la rue rendue célèbre par Paul McCartney dans la culture pop, Penny Lane garda son nom. Ce n’était que justice dans la mesure où, avec “ Penny Lane ” – et “ Strawberry Fields Forever ” –, la pop music parlait pour la première fois d’une ville de province qui n’était pas Memphis ou Kansas City. L’anglicité de ces deux chansons anticiperait des représentations télévisuelles du peuple anglais telles que Brookside (1982-2003), situé dans la banlieue de Liverpool, et Eastenders (1985-), situé dans une banlieue populaire fictive de Londres.

 
“ Strawberry Field ” (sans ‘ s ’), le champ de fraises, était un orphelinat de l’Armée du Salut dans les jardins duquel John Lennon aimait jouer avec ses amis. Abandonné par son père, et ayant perdu sa mère à l’âge de dix-huit ans, John se sentait solidaire des pensionnaires de Strawberry Field, au grand désarroi de sa tante Mimi, sa tutrice. Lorsqu’elle tentait de l’empêcher d’aller grimper dans les arbres, juste derrière l’orphelinat, John lui demandait : « que veux-tu qu’on me fasse, qu’on me pende ? ». D’où, dans la chanson, l’affirmation insolite « nothing to get hung about ».


Bien que plongeant dans les années cinquante, “Penny Lane ” rend parfaitement compte, de l’optimisme, de la joie de vivre, de l’énergie de la seconde moitié des années soixante en Grande-Bretagne. Nous sommes dans un film en couleurs, et en couleurs chatoyantes. Un narrateur adulte se souvient du Penny Lane de son enfance, s’émerveille de la banalité du quotidien, les sens en alerte, heureux d’être en vie, lui qui est né (en 1942) dans une ville où les bombardements ont fait près de trois mille morts et endommagé partiellement ou totalement deux habitations sur trois durant la Deuxième Guerre mondiale.


Ces lieux ont donc très fortement marqué l’enfance de John et de Paul . Un jour qu’il attendait John à l’arrêt de bus de Penny Lane, Paul prit des notes sur ce qu’il voyait, notes qui figureraient dans la chanson : un salon de coiffure avec les photos des clients , une jolie infirmière vendant des coquelicots à l’occasion du Jour du Souvenir, le 11 novembre quand les Britanniques commémorent la fin des deux Guerres mondiales. John Lennon vivait à deux pas de Strawberry Field, dans une coquette maison jumelée, propriété de sa tante, et il aimait vendre de la limonade lorsque la direction de l’établissement y organisait des fêtes. Peu de temps avant son assassinat, Lennon coucherait l’orphelinat sur son testament, à hauteur de soixante-dix mille livres. L’un des bâtiments porterait dès lors son nom : le Lennon Hall. Penny Lane n’a guère changé depuis l’enfance des Beatles, à ceci près que le rond-point de la jolie infirmière a cédé la place à un restaurant. Quant à l’orphelinat de Beaconsfield Road, ouvert en 1936, il a fermé ses portes en 2005.


Les Beatles enregistrèrent “ Strawberry Fields Forever ” (désormais SFF) du 29 novembre au 22 décembre 1966, et “ Penny Lane ” (désormais PL) du 29 décembre 1966 au 17 janvier 1967, en même temps que “ A Day in the Life ” et “ When I’m Sixty-Four ”, deux classiques de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Cette concomitance n’était pas fortuite : les Beatles – John et Paul en particulier – étaient alors au sommet de leur art, dominant ou influençant la pop music, la mode, le cinéma, la publicité. Bizarrement, ces deux chansons qui, en tant que 45 tours, sont certainement leur œuvre le plus remarquable, ne parvinrent pas en tête des hit-parades en Grande-Bretagne.


Poursuivant dans la veine autobiographique ce qu’ils avaient commencé avec “ In My Life ” (la fuite du temps vécue par John) ou “ Eleanor Rigby ” (la solitude des personnes âgées vue par Paul), les Beatles plongent, avec PL et SFF, dans l’espace-temps, dans leur monde intérieur, dans leur imaginaire, avec chez John l’idée que la confusion des sens rend le réel intangible, tandis que, pour Paul, il suffit de recréer l’avant pour qu’il s’impose. Par-delà le thème commun de l’enfance, les deux chansons sont totalement dissemblables .

GENÈSE
John écrivit SFF à un moment charnière de son existence personnelle et professionnelle. Les Beatles avaient décidé de mettre un terme aux tournées, mais ils vivaient leur carrière de manière schizophrène : en studio, ils s’étaient lancés dans des expérimentations révolutionnaires alors que, sur scène, obligés de respecter leurs derniers contrats, ils jouaient leurs œuvres des années 1964-1965, selon eux complètement dépassées. En outre, John venait de déclarer que les Beatles étaient « plus populaires que Jésus » et que le christianisme allait disparaître, des propos surprenants mais loin d’être aberrants vu le contexte de l’époque. Par ailleurs, Paul était manifestement en train de devenir l’élément dominant d’un groupe que John envisageait de quitter. Ajoutons que le couple de John et Cynthia Lennon s’effilochait et que le chanteur se droguait régulièrement au LSD. D’où, sûrement, un retour se voulant curatif vers le passé . Notons incidemment qu’en 1966, de nombreux groupes s’étaient eux aussi lancés dans l’expérimentation : les Beach Boys avec “ Good Vibrations ”, les Byrds avec “ Eight Miles High ”, ou encore les Loving Spoonful avec “ Summer in the City ”. Ces groupes s’influençaient les uns les autres. Bob Dylan avait sorti Blonde on Blonde, considéré par certains comme l’album le plus riche des années soixante, tandis que les Beach Boys avaient produit, en réponse à Rubber Soul des Beatles, Pet Sounds, évalué par Paul McCartney comme le meilleur album du XXème siècle.


SFF n’est sûrement pas la première chanson des Beatles, de Lennon en particulier, qui nous propose une introspection poussée, une exploration de sensations naturelles ou provoquées par des hallucinogènes. Ainsi, dès 1963, Lennon composait “ There’s a Place ”, une œuvre très courte, apparemment inoffensive, où il n’était pas seulement question de rêveries romantiques. La première strophe y installait une thématique du “ high ” et “ low ”, avec une intuition remarquable : chanter de manière euphorique « And it’s my mind », avant le grave et apaisé « And there’s no Time/When I’m alone » :

There’s a place
Where I can go
When I feel low
When I feel blue
And it’s my mind
And there’s no time
When I’m alone

Dans SFF, avec la phrase « Living is easy with eyes closed/Misunderstanding all you see », Lennon nous dit qu’il a toujours été doué d’une perception plus exigeante que la moyenne. Avec « No one I think is in my tree », il proclame sa supériorité, tempérée par un questionnement sur son génie ou sa folie : « I mean it must be high or low ». Bref, grâce à sa perception, à sa vision poétique des choses, Lennon se souvient avoir compulsivement ressenti un réel qui échappait aux autres, avec l’aide, ou sans l’aide, de l’alcool ou de produits hallucinogènes. John a peut-être puisé cette superbe dans sa fréquentation d’artistes maudits, tels Oscar Wilde, Dylan Thomas ou Vincent Van Gogh, dont les destins tragiques ont pu le persuader qu’il n’y a pas de vision artistique originale sans souffrance, sans solitude existentielle et sociale, sans la posture du rebelle contre l’institution, l’orphelinat en étant un exemple très impressionnant aux yeux d’un enfant, même s’il offre la possibilité d’y jouer à cache-cache dans les arbres.


Les arrangements très complexes, le travail de production particulièrement innovant, l’utilisation d’instruments “ rares ”, comme la flûte, le mellotron – jamais utilisé avant les Beatles par un groupe pop – la juxtaposition de tempos différents, font de SFF une œuvre d’avant-garde. Dans le même temps, on observe que cette chanson respecte la tradition de la folksong britannique, de la ballade d’outre-Manche : commençant par le refrain, elle respecte l’alternance refrain/couplet, sans pont ni solo instrumental. La forme reflète le fond d’une chanson où la fausse naïveté de l’enfance (« living is easy with eyes closed ») ne le cède qu’à l’angoisse d’avant l’âge adulte (« it’s getting hard to be someone », même si on est plus populaire que le Christ). Lennon retranscrit ici, en plus atténué, en moins effrayant, le dialogue avec lui-même, au bord de la rupture, commencé dans “ She Said, She Said ” de l’album Revolver : « When I was a boy, everything was right/I know what it’s like to be dead ». Cette division du moi est exprimée par un psychisme disloqué : « I think a no I mean a yes but it’s all wrong, that is I think I disagree ». Lennon a beau se raccrocher à un lieu familier, il a des doutes sur son identité présente. La phrase musicale renforce ce malaise : la ligne mélodique est souvent plate (les mots « no one I think is in my tree » sont chantés sur la même note, comme par une voix d’enfant), et elle revient sans arrêt sur le même thème (« let me take you down ») .


Si « rien n’est réel », si le protagoniste « comprend tout de travers », c’est que les individus sont dans des arbres différents, sans possibilité de « se mettre à l’écoute » de l’autre. La dislocation du monde est également rendue par l’illusion de deux chansons différentes en une seule : on passe d’un morceau à l’instrumentalisation pop classique (guitares, batterie, avec l’ajout du mellotron) à un moment de trompettes nasillardes, de violoncelles discordants, d’une cymbale enregistrée à l’envers et d’un varmandal (sitar). SFF donne à entendre à la fois le monde pop ordinaire et un univers psychédélique, deux espaces d’abord juxtaposés puis qui se fondent sur un axe du temps constitué de va-et-vient débouchant sur l’irréalité (« nothing is real ») et l’infini (« forever »). Comme le haut et le bas sont indéterminés (« It must be high or low »), comme les certitudes culturelles sont ébranlées (« nothing to get hung about »), la vie est « facile », mais à condition de fermer les yeux.

Laisse-moi t’emmener car je vais à Strawberry Fields
Rien n’est réel, et il n’y a rien à quoi se raccrocher
Strawberry Fields pour toujours
Vivre est facile les yeux fermés
En comprenant de travers tout ce qu’on voit
Ça devient difficile d’être quelqu’un
Mais ça finit par marcher
Ça n’a pas grande importance pour moi
Personne je crois n’est dans mon arbre
Je veux dire cela [ou « il »] doit être haut ou bas
À vrai dire tu sais que tu ne peux te mettre à l’écoute
Mais tout va bien
À vrai dire je pense que ça ne va pas trop mal
Toujours non quelquefois je pense qu’il s’agit de moi
Je pense non mais je veux dire oui mais tout est faux
À vrai dire je pense que je ne suis pas d’accord
Strawberry Fields pour toujours
Sauce à la canneberge

Après trois minutes, et après une fausse fin, le mellotron devient fou, la ligne mélodique se résume à quatre notes de guitare identiques, et la chanson s’achève sur un incompréhensible – car survenant de manière incongrue et murmuré de façon quasi inaudible – « cranberry sauce » (sauce à la canneberge), spasme mortifère d’un aboutissement grotesque que, conditionné par la fausse mort de Paul McCartney , le grand public perçut comme « I buried Paul ».


“ Penny Lane ” ne fut pas le résultat d’une création spontanée, sur un coin de table, comme pour tant d’autres chansons des Beatles. Avec l’aide de John, qui fut – semble-t-il – à l’origine du choix de ce lieu, Paul s’est escrimé pendant près de deux ans sur ce titre, après avoir, dans la perspective de la réalisation de l’album Rubber Soul, testé un certain nombre de quartiers et de rues de Liverpool.


Alors que dans SFF rien n’est réel, PL offre une confusion totale, et voulue, entre la représentation et la réalité. Dans un même mouvement, le protagoniste enfant a une conscience phénoménologique de son existence, tandis que le créateur adulte pose que la chanson présente moins le réel que sa représentation. Grand admirateur de Magritte dont il possède des tableaux et le chevalet, Paul McCartney nous dit que « ceci n’est pas Penny Lane », mais « a play », une scène, un jeu :

Dans Penny Lane il y a un barbier qui expose des photos
Des têtes de tous les gens qu’il a eu le plaisir de connaître
Et tous les badauds
Entrent pour dire un petit bonjour

Au coin de la place il y a un banquier et son automobile
Les petits enfants rient de lui dans son dos
Et ce banquier ne porte jamais d’imper
Dans la pluie battante c’est très étrange

Penny Lane est dans mes oreilles et dans mes yeux
Là sous les cieux bleus du faubourg
Je m’assieds et pendant ce temps

Dans Penny Lane il y a un pompier avec un sablier
Dans sa poche il y a un portrait de la Reine
Il aime bien que sa voiture soit toujours propre
C’est une voiture propre

Penny Lane est dans mes oreilles et dans mes yeux
Une portion de bâtonnets de poisson fourrés
En été, tandis que

Derrière l’abri au milieu d’un rond-point
La jolie infirmière vend des coquelicots sur un plateau
Et bien qu’elle ait le sentiment de jouer dans une pièce de théâtre
C’est ce qu’elle fait de toute façon

Dans Penny Lane le barbier rase un autre client
On voit le banquier qui attend pour une coupe d’entretien
Et soudain le pompier déboule pour se protéger
De la pluie battante c’est très étrange

On remarquera le phrasé enfantin de la narration : « In Penny Lane there is », « we see », « and in his pocket », « it’s a clean machine ». Le protagoniste adulte voit avec les yeux d’un enfant capable de fixer une scène par des couleurs primaires, de donner vie, en deux coups de pinceau, à des personnages, peut-être banals, mais ô combien importants pour lui. L’auditeur est, alternativement, confronté à une peinture vive de caractères originaux et de stéréotypes : « a barber showing photographs » (le stéréotype) « of every head he’s had the pleasure to know » (la touche originale d’un coiffeur qui n’affiche pas des photos de coupes de cheveux mais de têtes de gens) ; « a banker with a motorcar » (le stéréotype du banquier qui, dans les années cinquante, a une voiture) « who never wears a mac in the pouring rain » (il est tellement « étrange », dans le regard des enfants, ce banquier à ce point soucieux des apparences, qu’il n’hésite pas à tremper son beau costume) ; « a fireman who likes to keep his fire engine clean » (le stéréotype) « in his pocket is a portrait of the Queen » (le pompier est fétichiste – et on l’imagine votant conservateur en bon deferential worker, tandis que les enfants voient tout, même à l’intérieur des poches) . Paul chante avec amour les gens de Penny Lane, en se moquant gentiment d’eux (« very strange »), en particulier de la « jolie » infirmière (le stéréotype), qui est tout autant dans la réalité de la commémoration du 11 novembre, avec ses coquelicots qui rappellent l’été, que dans le fantasme de la pièce qu’elle joue et qui la joue en faisant d’elle un personnage de fiction. Comme il n’y a aucune cruauté dans le regard de McCartney, l’assimilation à tous ces personnages est aussi facile pour l’auditeur qu’elle l’a été pour le créateur. Malgré le vertigineux parcours que les Beatles ont connu depuis la fin de leur adolescence, nous comprenons qu’ils sont restés au fond du cœur des petits gars de Liverpool. Ce n’est sûrement pas la plaisanterie salace – due, semble-t-il à John – du « four of fish and finger pies » qui pourrait assombrir la peinture en rose de la place chère à Paul.


Dans un univers de la complétude, où le soleil brille avec éclat et où il pleut à seaux, PL n’est donc que vie et allégresse : la basse dont Paul joue au début de la chanson comme s’il s’agissait d’une guitare solo, le piano mécanique, les cinq notes qu’offrent les flûtes traversières, tels des chardonnerets, pour saluer la convivialité de « stop and say hello ». Et puis, bien sûr, le solo de trompette piccolo, qui singularise pour toujours cette chanson, ajouté à la dernière minute après que Paul eut entendu un concerto brandebourgeois à la BBC. Par cet hommage à Bach – après, dans d’autres chansons, des emprunts très discrets à Schubert – McCartney affirmait que tout était possible, que l’on pouvait marier le baroque à la pop music, tout comme le compositeur d’Eisenach avait voulu réaliser, dans ses brandebourgeois, la synthèse des musiques italienne, française et allemande.

MAÎTRES EN LEUR DEMEURE ?
Si Paul et John furent peut-être les rois de Penny Lane et de Strawberry Field, il convient, grâce, ou à cause, de Freud et de Lacan, de tempérer l’emprise extatique de l’inoubliable duo sur leur quartier liverpoolien.


Produit par la langue, l’individu n’est pas le maître des mots qu’il utilise, que ce soit pour transcrire le réel ou pour projeter du fantasmagorique (c’est-à-dire des apparitions qui le font se gourer ) sur l’écran de ses souvenirs. Les réseaux du symbolique sont présents puisque, comme l’a postulé Lacan, le signifiant a le primat sur le signifié. Et ce sont justement ces signifiants qui créent des réseaux relationnels recouvrant le réel. Les arbres de Strawberry Field, le rond-point de Penny Lane procèdent à la fois du réel, de l’imaginaire et du symbolique.


Si « rien n’est réel » pour John, s’il fait printemps en novembre pour Paul, si John ne peut distinguer le haut du bas, si Paul ne voit que lumière et légèreté dans un Lancashire que l’on associe plutôt à la grisaille et aux rudes manières, c’est que, fort heureusement, ces lieux sont sujets au tremblement barthésien, que leur signification est mouvante et libre, qu’elle suit les chemins fantasmagoriques de l’ordre symbolique.


Comment Paul McCartney convainc-t-il de l’étrangeté du réel ? D’abord en assommant l’auditeur de « and » qui ne relient rien, comme si le monde était une addition, une juxtaposition sans hiérarchie, sans paradigme, de saynètes qui se valent toutes, qui sont aussi égalisées que les cheveux du banquier. Puis, en installant le récit dans un monde de hasard et de nécessité : “ Penny Lane ” relate les destins d’un coiffeur, d’un banquier, d’un pompier, d’une infirmière, sous la pluie battante, le ciel bleu et le soleil éclatant. Ces actants étaient là avant nous, tous donnent du sens à l’histoire de manière autonome, contingente et ouvrent les signes à la métaphore par des inversions d’ordre symbolique. Normalement associé au feu, le pompier devient une créature d’eau sous la pluie battante. Symbole de force, figure protectrice, ce pompier n’est qu’enfantillage (le sablier, le portrait de la reine dans la poche), et comme sa sexualité ne renvoie qu’à lui-même (il astique sa machine), il est sans danger pour les enfants. Soucieux de son quant-à-soi, le banquier préfère se mouiller dans son beau costume plutôt que se protéger, comme tout le monde, sous un imperméable. Quant à l’infirmière, elle est réelle puisqu’elle vend des fleurs pour une commémoration bien réelle, mais elle s’imagine en créature de fiction, ce qui tombe bien car c’est ainsi que la voit l’enfant, puis l’adulte qui se remémore. C’est donc parce que la langue permet le passage du réel au symbolique que PL est un objet d’identification qui fige dans le souvenir de l’observateur-narrateur un moment du passé, nourri de nostalgie, lié à des émotions enfantines. Le “ motif dans le tapis ” qui resserre, tel une chaîne, les liens entre les divers protagonistes de la chanson, aimantant à jamais leur destin, n’est rien d’autre – reprise par l’adulte – que la langue de l’enfant au service d’un affect, de la représentation d’une entité commune. Henry James postulait que, parce que l’art était « l’expression refoulée de la vie sociale », il était la vie en ce qu’il réalisait le passage des névroses inconscientes à la conscience esthétique.


Pourquoi donc rien n’est-il réel dans “ Strawberry Fields Forever ”, lieu pourtant on ne peut plus familier ? Pourquoi ne peut-on s’accrocher à rien ? Parce que, pour organiser le fatras de signifiants, le magma originel sonore et visuel où il va baigner, l’enfant doit passer par la médiation du symbolique et de l’imaginaire. Une absence de médiation entraînerait une angoisse inexplicable, une « blessure irréductible », la folie, une « vision délirante du monde où l’autre devient ennemi », comme ces jouets qui, dans certains contes, se rebellent contre leur possesseur et prennent le pouvoir, la nuit, jusqu’à ce que l’enfant s’éveille. SFF est une prise de conscience terrorisante du langage : « I think a no/I mean a yes/But it’s all wrong ». Rarement le sentiment et la réalité de la perte ont été aussi simplement exprimés. Entre ce qui est dit et ce que John veut dire, il y a une béance que le langage ne peut jamais combler mais que lui seul peut suggérer. Loin du discours normatif, John n’a pas craint la mise à l’écart de la logique, affirmant le bégaiement de la pensée, preuve que l’imaginaire simplifie le réel dont il facilite la compréhension. Il abolit le temps, prend des libertés avec la chronologie, use sans vergogne d’amalgames et de stéréotypes. Enfin, il résout les complexités en tranchant par des alternatives.


Dans une lettre à son professeur Georges Izambard, Rimbaud prévenait: « C'est faux de dire : je pense. On devrait dire : on me pense. » Le poète en herbe avait eu l’intuition de l'aliénation par décentrement du sujet. Il signifiait non seulement que tout passe par le langage, mais que tout est dans le langage. Les mots ne nous appartiennent pas parce que nous leur appartenons. On se demandera alors si le “ big bang ” de l’acte de création n’est pas cet instant profondément mystérieux où le dit peut disjoncter du pensé parce que l'énonciateur ne souhaite plus que la pensée puisse être identifiée à son moi.


Pour que les mots ne soient pas aussi pâteux que les choses, il faut grimper dans les arbres, et il est nécessaire, pour « être quelqu’un », d’ouvrir les yeux, sinon on risque de « tout comprendre de travers ». Il faut prendre de la hauteur (« high or low ») pour que la vision de l’enfant ne se heurte pas à la violence du monde, et de la distance (« it doesn’t matter much to me »). L’orphelinat de l’Armée du Salut était un espace clos, mais pas interdit. John pouvait manger des glaces dans ce wonderland de faux gothique, entouré d’une forêt sombre et protectrice. « There are places I’ll remember », avait prévenu John dans “ In My Life ” . Alors, pour se remémorer ses “ champs de fraises ”, John s’enferme dans son esprit et il crée une vision de l’enfance où tout est possible. Mais la lucidité ne lui fait pas défaut : « you know I know when it’s a dream ».


« Why in the world are we here », pourquoi, bon sang, sommes-nous ici, demandera John dans “ Instant Karma ” en 1970 ? Pourquoi doit-on se sentir aussi étranger dans le monde en feignant de croire qu’on y est bien, avant de concéder qu’on n’y est pas trop mal ? John doit se battre contre le langage qui dit le monde et le dit, lui. Si rien n’est réel, c’est, certes, qu’il est capable de distinguer le vrai du faux. Seulement, il trébuche, il tombe symboliquement de l’arbre : « no sometimes think it’s me » , il hésite : « I think a no I mean a yes », mais, malheureusement, « it’s all wrong ». Cette certitude négative et insupportable est tempérée par « That is I think I disagree ». Il n’y a pas d’autre solution que de retourner vers Strawberry Fields (« down » dans la version finale alors que Lennon avait pensé à « back » dans une version préparatoire moins sombre). Lennon renvoie donc en permanence à autre chose que ce qu’il énonce. Il ne peut désigner clairement la réalité car celle-ci est ensevelie sous le réseau du langage. Nous ne sommes plus dans l’assurance de “ Tomorrow Never Knows ” (Revolver, 1966) quand, dans les pas de l’expérience psychédélique de Timothy Leary, il était possible de s’en remettre au vide cosmique, « d’écouter la couleur de [ses] rêves » et de s’adonner jusqu’au bout au « jeu de l’existence ».


« It’s a clean machine ». « J’aime toujours cette expression ; parfois vous avez la chance de forger une petite expression et elle devient plus qu’une expression », expliquait Paul McCartney dans les années quatre-vingt-dix . Ce « plus » est, par l’acte d’introduction du langage dans la vie, la transformation, par le signifiant, de la relation de l’individu à la contiguïté. Dire « it’s a clean machine » pour nommer la sexualité de l’adulte, c’est suggérer le réel en feignant de ne pas dire ce qu’il est. En nommant la chose, tout en étant nommé par elle puisque « clean machine » relève du cliché chez les firemen, Paul, avec cette expression, clive le sujet qui est à la fois « high » et « low », qui dit « oui » quand il pense « non » et qui, comme la « pretty nurse », ressortit à la fois au réel et à la représentation.


“ Penny Lane ” et “ Strawberry Fields Forever ” décrivent les mondes perdus de l’enfance, de la découverte de la sexualité, des univers d’autant plus disparus que, comme le postulait Lacan, le signifiant ne peut jamais tout à fait représenter le signifié. Sans parler du monde perdu de la mère. John et Paul avaient en commun d’avoir été orphelins de mère à, respectivement, dix-huit et quatorze ans. Avec, pour John, une difficulté supplémentaire : complètement abandonné par son père, il fut délaissé par une mère artiste, un peu déjantée, et élevé par la sœur de cette dernière, une personne plutôt rigide et manichéenne. Et c’est précisément au moment où il renouait avec sa mère biologique que celle-ci fut fauchée par un policier alcoolique au volant. Dès lors, on comprend que cette pléthore de mères (sans oublier la figure maternelle de Yoko Ono ) ait pu engendrer quelques confusions dans l’esprit de John. D’où, deux ans après SFF, la composition de “ Julia ”, l’unique chanson que John ait jamais interprétée en s’accompagnant uniquement d’une guitare sèche. Les deux premiers vers de “ Julia ” étaient un emprunt direct à “ Sand and Foam ”, du poète Khalil Gibran :

Half of what I say is meaningless
But I say it just to reach you Julia

(Half of what I say is meaningless ;
But I say it so that the other half may reach you)

Les deux vers suivants renforçaient la confusion vers une sexualité œdipienne, lorsque l’on sait que « ocean child » se dit en japonais Yoko (小野 洋子 (Ono Yōko)) :

Julia, Julia, ocean child, calls me
So I sing a song of love, Julia

On notait également dans cette chanson ¬ ce qui ramène à tous les jeux sémantiques sur la difficulté à comprendre, à communiquer, à évaluer le réel dans SFF ¬ cet autre emprunt quasi direct à Gibran :

When I cannot sing my heart
I can only speak my mind

(When life does not find a singer to sing her heart she produces a philosopher to speak her mind)

Lennon poursuivra dans cette quête œdipienne de la mère avec, en 1970, “ Mother ”, une chanson où la perte et l’abandon seront exprimés crûment :

Mother, you had me but I never had you
I wanted you but you didn’t want me
[…]
Father, you left me but I never left you
I needed you but you didn’t need me

Chez McCartney, le monde matériel est perdu, mais volontairement rejeté au niveau de la fantasmagorie. Il n’existe plus que par « les oreilles et les yeux ». D’où, vraisemblablement, l’absence de figures parentales dans “ Penny Lane ”. La figure de la mère reviendra dans “ Let It Be ”, centrée sur Mary, la mère de Paul, une œuvre où le chanteur parviendra à ouvrir sur un réel où les forces de la vie côtoient celles du malheur et où l’on attend avec sérénité ce qui peut nous arriver de pire :

When I find myself in times of trouble
Mother Mary comes to me
Speaking words of wisdom, let it be.
[…]

And when the broken hearted people
Living in the world agree,
There will be an answer, let it be.
[…]

And when the night is cloudy,
There is still a light that shines on me


Si les Beatles avaient créé des chansons de marins ou des chansons régionales, ils auraient écrit de belles œuvres, mais sans nécessairement de portée universelle , et sans rencontrer le massif et constant succès qui les a accompagnés au long de leur carrière. On n’atteint le général que par le particulier. Bien sûr, PL et SFF sont fortement ancrées dans un même quartier de Liverpool, mais le territoire d’un créateur, dans sa création, est ailleurs que dans le référent : dans ses fantasmes, dont il fait un art, et dans la langue qu’il s’approprie et qu’il remodèle. Les “ Strawbery Fields ” peuvent être d’un faux gothique anglais achevé, la “ pretty nurse ” de “ Penny Lane ” peut être typiquement liverpoolienne, le fireman pleinement anglais. Ils n’ont accédé au sens, donc à l’éternité, que parce que leurs recréateurs les ont élevés au niveau du mythe en les inscrivant dans la scène fantasmagorique – voire primitive – de leurs souvenirs.


« À la différence de tous les objets de l’histoire », dit Pierre Nora, « les lieux de mémoire n’ont pas de référent dans la réalité. Ou plutôt ils sont à eux-mêmes leur propre référent, signe qui ne renvoie qu’à soi, signe à l’état pur . »


Cependant, on n’oubliera pas que les représentations mentales, en ce qu’elles reformulent la réalité, dépendent d’un maillage créé par les systèmes. Ces représentations sont filles de l’univers collectif mental que toute société fabrique en se regardant. Par elles, nous avons accès aux échelles de valeur, aux complexités, aux contradictions, aux déviances. Dans l’art, ces représentations comptent plus que ce à quoi elles renvoient dans la réalité. Cependant les mythes, comme ceux que nous avons évoqués, sont perçus comme du réel dès lors qu’ils sont acceptés comme des faits.



NOTES
Selon Andy Bennett, “ Comparing Representations of Britishness ”, in Ian Inglis (dir.), The Beatles Popular Music and Society, a Thousand Voices, Londres, McMillan, 2000.
Les éléments biographiques sont tirés de Ray Coleman, Lennon – The Definitive Biography, Londres : Pan Books, 2000 et Barry Miles, Paul McCartney — Many Years from Now, Londres : Secker and Warburg, 1997.
C’était le coiffeur de Paul et de son frère Mike à la fin des années quarante et au début des années cinquante.
Si les chansons n’ont pas été reprises dans Sgt Pepper, c’est que les Beatles devaient d’urgence sortir un nouveau 45 tours. Dans les années soixante, sûrement parce que les créateurs avaient beaucoup plus d’inspiration que dans les décennies qui suivirent, les maisons de disques n’extrayaient pas d’un 33 tours deux chansons pour en faire un 45 tours. Elles utilisaient presque systématiquement des œuvres originales. George Martin, le directeur artistique du groupe, regretta par la suite cette contrainte. Il aurait préféré que PL et SFF puissent figurer sur Sgt Pepper. À noter que, dans un premier temps, les Beatles avaient imaginé produire un “ single ” avec SFF et “ When I’m Sixty-Four ”. On trouvera les paroles des chansons aux adresses http://www.stevesbeatles.com/songs/strawberry_fields_forever.asp et http://www.seeklyrics.com/lyrics/Beatles/Penny-Lane.html
Un brouillon de la chanson “ In My Life ”, écrite en 1965 par John, mentionnait Penny Lane.
Du moment où les Beatles ont été connus (en 1963), le duo Lennon/McCartney n’a quasiment plus écrit une seule chanson en commun. Cependant, toutes portèrent la double signature.
Interview accordée à Maureen Cleave : « Christianity will go. […] We are more popular than Jesus now ; I don’t know which will go first – rock and ‘n’ roll or christianity. » Evening Standard, 4 mars 1966.
Chez les Beatles, le passé, jamais vraiment idéalisé, est globalement nostalgique et apaisant (Voir Bernard Gensane, “Le thème de l'enfance chez les Beatles”, Les Langues Modernes, janvier-février 1970).
Le mellotron (MELody et elecTRONics, qui vit le jour en Grande-Bretagne en 1963, n’est pas un instrument de synthèse sonore. Il fonctionne comme un échantillonneur, chaque note du clavier contrôlant directement la lecture d’une petite bande magnétique contenant l’enregistrement à restituer. C’est donc un instrument complètement polyphonique. L’échantillon préenregistré est linéaire (la note n’est pas jouée en boucle), et dure environ huit secondes.
John Lennon hésita longuement quant à la production de SFF, entre une version musicalement très épurée, où il aurait été accompagné d’un ou deux instruments, et la version que nous connaissons, expérimentale, très complexe, mais qui – semble-t-il – ne lui a pas donné entière satisfaction.
« I know what it’s like to be dead » lui a été soufflé par l’acteur Peter Fonda après un mauvais voyage au LSD.
Ou bien « il » (l’arbre).
En 1969, Russell Gibb, un présentateur étatsunien, annonça à l’antenne que Paul avait trouvé la mort dans un accident de voiture en 1966. Quantité de “ preuves ” furent alors découvertes de la mort du chanteur et de son remplacement par un clone (après concours), sur les pochettes des disques du groupe en particulier. Lire à ce sujet : R. Gary Patterson, The Walrus Was Paul – The Great Beatles Death Clue of 1969. Nashville, Dowling Press, 1996.
Voir à ce sujet Ian Mc Donald, Revolution in the Head, the Beatles Records and the Sixties, Londres : Pimlico, 1995, pp. 170-175.
Paul dit avoir créé le personnage du banquier parcequ’il se souvenait d’une banque. La caserne de pompiers n’était pas dans Penny Lane, mais huit cents mètres plus loin. (Miles, op. cit., p. 307)
Plaisanterie à laquelle on peut ajouter celle du pompier qui nettoie obsessionnellement sa machine, avant, peut-être, d’astiquer sa lance.
Selon l’étymologie facétieuse de Pierre Guiraud. Moins savoureusement, “ agorique ” est dérivé d’agorein, parler en public.
Voir Jean Perrot, Henry James, une écriture énigmatique, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 77.
Philippe Grimbert, Chantons sous la psy, Paris, Hachette, 2002, p. 138.
Chanson de l’album Rubber Soul.
La version originale était moins pessimiste : « I mean I think I know a yes » (à vrai dire, je pense connaître un oui).
« I was very pleased with the line “ it’s a clean machine ”. I still like that as a phrase, you occasionally hit a lucky little phrase and it becomes more than a phrase. » (In Miles, op. cit., p. 307)
Il est anecdotique et de peu d’intérêt, pour ce qui nous concerne ici, de rappeler que du fait de leur immense popularité, Lennon et McCartney ne pouvaient plus se rendre incognito dans la ville qui les avait vu grandir.
Voir cette photo extraordinaire de 1970 où John, intégralement nu, est couché en position fœtale sur Yoko, habillée.
Ils l’ont tenté, avec des bonheurs inégaux. Voir la très belle chanson “ écossaise ” “ Mull of Kintyre ”, écrite en 1977 par Paul Mc Cartney avec l’aide généreuse de son guitariste Denny Laine, ou encore la fort justifiée – mais assez médiocre – “ Give Ireland Back to the Irish ” écrite, à chaud, en février 1972, par Paul et sa femme Linda, en réponse au “ Bloody Sunday ” du 30 janvier de la même année.
Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire », in Les lieux de mémoire (1), La République, Paris, Gallimard, 1986, p. 42.

Traductions : Bernard Gensane

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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 09:37

masque.jpgL’internet a libéré la parole des citoyens de base, et plus encore leur écrit. C’est une très bonne chose.

Moi qui, depuis 1969, ai toujours signé mes écrits de mon nom, j’ai constaté avec surprise que la grande majorité des internautes écrivants (mais pas écrivains ou journalistes professionnels) signaient d’un pseudonyme. Ce n’est pas par souci de protection : en trois clics, un policier ou un gendarme un peu branché retrouve le signataire de n’importe quelle note. Alors, pourquoi ?

Il convient de mettre en corrélation l’utilisation massive du pseudo avec la manière dont les internautes échangent entre eux. Je cite Martina Charbonnel car je me retrouve assez bien dans ce qu’elle écrit :

 

« Bien des internautes persistent à me vouvoyer alors qu'ils tutoient facilement les autres blogueurs. Parmi les gens qui me disent « vous », certains estiment, peut-être à juste titre, qu'ils ont eu trop peu d'échanges avec moi pour me dire « tu ».

Je n'idéalise pas, pour autant, le tutoiement. On n'est pas forcément amis parce que l'on se dit « tu ». Bien des coups bas s'échangent avec la caution d'un tutoiement facilement acquis, comme si la familiarité autorisait à chercher des poux dans la tête d'une personne que l'on estime connaître suffisamment pour prendre un malin plaisir à la dénigrer. En un sens, mieux vaut encore me dire « vous » et me respecter que de me tutoyer pour m'adresser des vacheries.

 Les blogs permettent-ils de créer des liens plus authentiques, que ceux de la vie quotidienne ? Sans doute, car entrer dans le vif du sujet d'une note permet d'échapper à la superficialité des échanges sur tout et rien. Cette forme de communication n'abolit pas pour autant la distance entre des mondes qui ont peu de chances de se côtoyer.

Avec tout ça, je n'ai rencontré aucun internaute du nouvel obs. Est-ce si important ? »

Cette collègue ressent, comme bien d’autres, les limites des échanges sur la toile. Je dirai que ces limites sont renforcées par l’utilisation du pseudo. Je n’insisterai pas ici sur les insultes que certains anonymes nous envoient avec le courage que permet un faux nom, simplement pour déplorer que les administrateurs des blogs où l’on se fait insulter ne censurent pas les propos ignobles qui nous visent. L’important est que, de même qu’on « visualise » un interlocuteur au téléphone qu’on ne connaît pas, de même qu’on « voit » dans le filigrane de la page de son roman un romancier qu’on n’a même jamais aperçu en photo, on se crée une image d’un pseudo dès lors qu’on a lu sa prose. Et bien sûr, neuf fois sur dix, on fait erreur. Tenez : un intervenant régulier et fort subtil sur nouvelobs a pris comme pseudo une expression médicale que connaissent bien les cardiologues. Pour je ne sais quelle raison, j’ai assimilé ce pseudo à une correspondante, me trompant lourdement. Ce qui signifie que chaque fois que je le lisais, je le recevais en tant que femme, avec des réflexions aussi pertinentes que : « Elle écrit cela, forcément puisque c’est une femme » (existe-t-il une écriture féminine, qu’est-ce qu’une écriture féminine ?, ces questions relèvent d’un autre débat, passionnant au demeurant). J’avais une petite excuse : lorsque je parle, dans la vraie vie, c’est moi – à quelques nuances près – qui produit mon énoncé. Lorsque j’écris – que ce soit de la fiction ou non – c’est ce que j’ai écrit qui, rétroactivement, me constitue en tant qu’énonciateur, d’autant plus fictif que j’ai utilisé un pseudo.

J’essaierai de suggérer dans ce qui suit que le pseudo est le contraire de la modestie, que c’est une expansion de l’ego.

Qui dit pseudo dit clivage, dédoublement. Le pseudo d’Yves Montand était un hommage indirect à une expression que sa mère serinait. Le romancier Jacques Laurent signait ses livres alimentaires, ceux qui visaient au commercial, “ Cécil Saint-Laurent ” et ses livres “ sérieux ” Jacques Laurent. Quand Jean-Jacques Goldman écrivait pour Patricia Kaas ou Florent Pagny, il signait d’un pseudo. Mais il signait de son nom les textes qu’il chantait lui-même. Gilbert Bécaud prit comme pseudo le nom du compagnon de sa mère, qu’il considérait comme son vrai père ; et il fit de son deuxième prénom le premier.

Chacun de ces exemples montre, à sa manière, que nous sommes dans le manque ou dans l’incomplétude. Il y a en permanence, chez tout individu, une béance à obturer, ce que les lacaniens appellent une fente (défense de rire !). Nous nous ressentons comme finis et nous sommes imparfaits, aux sens de non achevés et de non parfaits. Cette imperfection peut être comblée par ce que Rimbaud appelait « l’autre » (quand j’écris, de mon nom ou d’un autre nom, « “ je ” est un autre »). Il y a alors désir d’une ou de plusieurs identifications successives. Attention, un chauffeur routier de 130 kilos qui signe “ Mirabelles ” n’est pas aliéné comme celui qui se prend pour Napoléon. Il y a simplement reconnaissance d’une part de lui-même (qui peut être alimentée par de l’humour au 17è degré) qui l’augmente en tant que sujet.

Méfions-nous des justifications a posteriori. Lorsque Patrick (ou Maurice, selon les sources) Benguigui disserte de manière un peu désinvolte sur son pseudo “ Bruel ” en demandant « Qui voudrait passer pour le fils de Jean Benguigui ? », il botte en touche. Quand Philippe Fragione explique qu’il comprit très tôt qu’il ne ferait pas carrière dans le rap avec son nom et son prénom, et qu’il prit donc le pseudo d’Akhenaton, il ne nous permet pas d’accéder à son vrai désir. Quand Björk Guðmundsdóttir nous dit que son patronyme était trop compliqué pour être gardé, elle nous cache quelque chose de très profond par rapport à son père (son patronyme signifie “ fille de Guðmunds ”). Le problème est-il de même nature pour Charles Aznavour lorsqu'il supprime le “ ian ” de son nom (“ fils de ” en arménien) ? Lorsque Marie-Hélène Gauthier choisit pour pseudo “ Mylène Farmer ”, ce n’est pas uniquement pour des raisons de commercialisation. Bernard Lavilliers s’appelle Oulion. Bon, d’accord, il y avait urgence, mais pourquoi “ Lavilliers ” ? Lorsque Hervé Forneri choisit le nom de scène “ Dick Rivers ”, sait-il que cela peut signifier “ Rivières à Bites ”, en d'autres termes, l'appel du fantasme américain est-il plus fort que tout ? Et Chantal Goya, qui s’est époumonée pour quatre générations de bambins, qu’aurait-elle fait de son vrai nom Chantal de Guerre ? Cela dit, qu’a-t-elle à voir avec “ Goya ” ?

Pour approfondir mon questionnement, je citerai Victor Hugo et George Orwell. Que nous dit celui qui risqua réellement sa vie pour ses écrits ?

« Il vient une certaine heure dans la vie où, l'horizon s'agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer à parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'incarne. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moi. »

Hugo étant ce qu’il était, on comprend fort bien qu’il se soit senti « trop petit ». Orwell pose le même problème, mais en creux :

« On ne peut écrire quoi que ce soit de valable si on ne gomme pas sa propre personnalité ».

L’auteur de 1984 a dit et répété qu’il avait pris un pseudo pour protéger sa famille, pour lui témoigner des égards et pour atténuer ses rapports contradictoires avec la bourgeoisie. Certes, mais le choix du nom d’une petite rivière du Suffolk et d’un prénom à la fois royal et prolétaire n’explique pas tout car il ne fait que renvoyer à la biographie. Idempour Hergé, le père de Tintin, qui descendait, peut-être par les croisées et non les croisés, d’un aristocrate belge.

Le domaine de la littérature offre de nombreux cas de figure. L'œuvre d'Honoré de Balzac pose un problème passionnant, quasiment énigmatique : on passe sans transition de livres médiocres et insignifiants (que Balzac qualifiait lui-même de « cochonnerie littéraire » et qu'il signa de pseudonymes pseudonymisants, “ Lord R'Hoone ”, par exemple) aux Chouans, chef-d'œuvre qui ne sera suivi exclusivement que de chefs-d'œuvre. Honoré Balzac s’aristocratisa en prenant un pseudo crédible au moment précis où il se mit à écrire de la grande littérature.

Nombre d'écrivains ont choisi de signer leurs œuvres d'un pseudonyme, parfois pour des raisons de sécurité : Jean Bruller avait adopté le nom de “ Vercors ” aux Éditions de Minuit (qu’il fonda en 1941) pendant la Seconde Guerre mondiale, tout comme François Mauriac qui publiait sous le nom de “ Forez ”. Les écrivains résistants prirent souvent des noms de région de France comme pseudonyme. Philippe Joyaux dit avoir signé d’un nom de plume (“ Sollers ”) pour préserver sa famille et marquer sa singularité par rapport aux siens. Parce qu’il était Conseiller d’État, Erik Arnoult devint “ Orsenna ” en écriture pour ne pas impliquer sa charge, mais aussi pour assumer une double personnalité. Après avoir utilisé des pseudos ridicules (“ Louis Alexandre Bombet ”, ou “ Anastase de Serpière ”) Henri Beyle, en haine de son père, signa “ Stendhal ” (du nom d’une ville allemande où il avait connu une folle passion). Ces écrivains échappaient clairement à l’état civil. À l’inverse de la comtesse de Ségur (née Rostopchine), fille de l’incendiaire de Moscou lors de l’entrée des troupes de Napoléon : en signant du nom de son mari volage, elle se donna une identité d’écrivain français, elle qui descendait de Genghis Khan.

Il est des pseudos qui n’en sont plus, s’ils l’ont jamais été. Ainsi “ Saint-John Perse ” pour le diplomate Alexis Léger. Il est des pseudos parfaits, tel celui d’“ Antoine Volodine ”, qui n’est pas plus russe que vous ou moi, dont on ne connaît ni le nom, ni le lieu et la date de naissance (il a également signé “ Elli Kronauer ”, “ Manuela Draeger ” et “Lutz Bassmann ”).

Utiliser un pseudo est un geste esthétique qui crée de l’identité et du mystère. L’auteur nous livre un double qui n’est pas totalement lui-même. René Lodge Brabazon avait un état civil peu banal : un prénom français, alors qu’il n’avait aucune racine française, et un patronyme fleurant au plus haut point l’anglicité. Il ne mit jamais les pieds aux États-Unis, mais écrivit des polars inoubliables sous le nom de James Hadley Chase, un dictionnaire de slangétatsunien sur sa table de travail. Sans parler d’un des plus grands mystères – résolu – de la littérature française d’après-guerre : l’écrivain totalement inconnu “ Émile Ajar ” obtenant le Goncourt en 1975 alors qu’il l’avait déjà obtenu en 1956 sous le pseudonyme de Romain Gary. Le romancier avait fait un pied de nez extraordinaire au petit monde germano-pratin, à commencer par cette journaliste littéraire du Monde qui était allée interviewer “ Ajar ” (en fait, un neveu de l'écrivain) à Copenhague. Et pourtant, la clé du mystère crevait les yeux, Gary et Ajar signifiant respectivement en russe “ brûle ” et “ braise ”. Gary s’était peut-être inspiré de la mystification de Prosper Mérimée qui avait inventé la dramaturge espagnole “ Clara Gazul ” dont il avait écrit les neuf pièces de théâtre. “ Gazul ” et “ Ajar ” avaient une dimension ontologique évidente : ils étaient de grands écrivains, donc ils existaient.

De ce même point de vue ontologique, le cas de George Sand est également intéressant : elle prend un prénom masculin pour faire croire qu’elle est un homme (comme la très grande romancière anglaise George Eliot ou comme Madeleine de Scudéry qui signe sous le nom de son frère Georges qui, lui, fait comme si de rien n’était), mais, surtout, elle s’affuble d’un patronyme roturier alors qu’elle est noble. Inversement, Isidore Ducasse se fera passer pour “ Le comte de Lautréamont ”. Paul-Pierre Roux se sanctifiera sous le nom de “ Saint-Paul Roux ”. Pierre Louÿs (en fait Pierre Félix Louis) changera de sexe en se faisant passer pour une femme de l’antiquité grecque (“ Bilitis ”), tout comme Raymond Queneau qui s’inventera en la romancière irlandaise “ Sally Mara ”. Lesbienne, Lucy Schwob prendra un autre patronyme juif que le sien : “ Cahun ”, et un prénom bisexué : “ Claude ”. Georges-Marie Huysmans laissera entendre qu'il est hollandais (“ Joris-Karl ”). Malade, le Suisse Frédéric-Louis Sauser voudra renaître tel un phénix (“ Blaise Cendras ”). Cet expert en mystifications fera croire à Pierre Lazareff, directeur de France-Soir, qu’il avait effectué un grand reportage (fort bien payé) à travers toute la Sibérie alors qu’il était resté dans sa chambre. Lazareff ayant flairé une possible arnaque, Cendras lui répliquera : « L’important n’est pas que j’y sois allé ou pas, l’important est que tu y aies cru. »

Esthétique, ontologique, le pseudo relève d’une démarche concrète qui suit une prise de conscience. Signer d’un pseudo revient à couper l’auteur, l’instance énonciative du producteur social. C’est poser devant le “ je ” biographique un sujet qui n’existe que par l’énoncé, que dans l’énoncé. Raison pour laquelle certains blogueurs, certains intervenants sur internet, sont amenés à utiliser divers pseudos à mesure qu’ils proposent des productions différentes. Rien ne dit, d’ailleurs, que l'on soit moins personnel lorsqu’on utilise un pseudo que quand on signe de son vrai nom : ce que Frédéric Dard signa “ San Antonio ” était tout aussi authentique que ce qu’il signa Frédéric Dard. Ce que permet le pseudo, c’est d’isoler l’acte d’écrire parmi toutes les propriétés qui font qu’un individu s’assume en tant que personne publique. Lorsque Jean Dupont signe “ Tartempion ”, il donne en fait à lire un “ il ” au second degré, un “ il ” retourné, un “ presque moi ”. Le grand critique et théoricien Jean Starobinski disait que lorsqu’un auteur revêt un pseudo, nous nous sentons « défiés » car l’auteur se « refuse à nous » qui voulons savoir. Prendre un pseudo, c’est se créer une « identité imaginaire » (S. Hynes) à laquelle nous, récipiendaires, ne pouvons pas avoir totalement accès.

 

Le pseudo est un masque. Porter un masque (d’écriture ou non), c’est produire un repoussé que l’on affirme, que l’on martèle du dedans et qui nous aide à créer une persona qui n’est autre que l’enveloppe du discours. Julien Gracq disait que Céline (pseudo, prénom de sa grand-mère et de sa mère, hum-hum !) s’était « mis en marche derrière son clairon en vociférant ». Utiliser un pseudo, c’est se mettre en marche derrière son masque. Roland Barthes expliquait que le masque/pseudo n’avait rien d’original puisque tous les écrivains et écrivants s’affublaient d’un masque, ce qu’il appelait « les différentes pelures d’oignon ». Enlevez un masque chez un auteur et vous tomberez sur un autre masque.

Pourquoi ce problème à l’infini ?

Parce que, lorsque nous écrivons, nous mettons en branle au moins trois strates de nous-même. Il y a l’individu, disons « Jean Dupont », puis l’instance narrative (le “ Jean Dupont ” écrivant, distinct de l’individu : il est gai, mais écrit quelque chose de triste) et l’image que “Jean Dupont” veut donner de lui aux gens qui vont le lire. À l’intérieur de ces strates, il y a forcément des sous-strates, tout cela évoluant avec le vent, la pluie, le contexte, les rages de dents etc.

Prendre un pseudo, c’est aussi déplacer le lieu d’où l’on parle. C’est vouloir – sans y parvenir jamais totalement – effacer ou faire oublier ses goûts, ses conceptions, ses manières, son origine, son éducation. C’est le signe d'une volonté de transformation, plus importante que le jeu de cache-cache.

Pour les linguistes (voir Oswald Ducrot, Le dire et le dit), tout locuteur se dédouble en un locuteur en tant que tel (le locuteur considéré du seul point de vue de son activité énonciative) et un locuteur en tant qu'être au monde, en tant qu’un être du monde. Ces deux instances ne doivent pas se dissocier. L’utilisateur du pseudo souhaite donc, non seulement, que l’individu et le producteur ne fassent qu’un, mais aussi que l’énoncé et l’image de l’énonciateur se confondent.

Ça marche plus ou moins…

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