Le roman de Joyce Ulysses fut publié à Paris en 1922
par Sylvia Beach et sa librairie, désormais mythique, Shakespeare and Company. Auparavant, Joyce avait publié quelques extraits de son roman aux États-Unis dans la Little Review. Cette
prépublication avait suscité un procès rendant quasiment impossible la sortie de ce roman dans un pays de langue anglaise, alors que l'ouvrage était loin d'être achevé. Les diverses censures
avaient été effrayées par les attaques contre l'Église catholique et les institutions étatiques. Il n'est pas exclu que la perspective de ne jamais pouvoir éditer son livre libéra Joyce et le
poussa à radicaliser son projet esthétique.
A noter que Mein Kampf, publié en version abrégée en Angleterre en 1931 dans la traduction d'un juge de
paix, puis dans sa version intégrale en 1939 par un ancien prêtre, ne fut jamais inquiété.
En 1933, George Orwell écrivit une longue lettre à une amie pour lui expliquer en quoi, selon lui,
Ulysse était un chef-d'oeuvre. Je retiendrai simplement ici que le futur auteur de 1984 fut frappé par le fait que Joyce était parvenu à décrire la vie comme elle était vécue.
Orwell voyait dans Lepold Bloom, le personnage principal directement inspiré par une relation de Joyce, un homme ordinaire, sans culture, décrit à la fois de l'intérieur et de
l'extérieur.
Dès 1924, Stefan Zweig, qui fut un immense critique littéraire, écrivit une note éblouie de quelques pages
sur Ulysse. J'en propose ici le début, qui montre à quel point, pour l'écrivain de Salzbourg, ce roman allait s'avérer inépuisable :
Genre : un roman ? Nullement : un sabbat de l'esprit, un gigantesque capriccio, une phénoménale nuit de Walpurgis (fête du
printemps célébrée encore de nos jours dans les pays nordiques) cérébrale. Un film de situations psychiques, ébluoissant, trépidant, se déroulant à l'allure vertigineuse d'un express au
milieu d'un paysage psychologique plein de détails ingénieux et géniaux. Un dédoublement, un détriplement de la pensée, un chevauchement, un entremêlement, une juxtaposition désordonnée de tous
les sentiments, une orgie psycholigique vue à travers une loupe à scruter le temps ultra perfectionnée qui désintègre chaque mouvement, chaque vibration. Une tarentelle de l'inconscient, une
fuite désordonnée et tumultueuse des idées, entraîant indistinctement dans son tourbillon tout ce qui se trouve sur son chemin, ce qu'il y a de plus subtil et de plus banal, de plus fantastique
et de plus freudien, théologie et pornographie, lyrisme et trivialité de portefaix : un chaos en somme, non point issu de confuses visions enfantées par le cerveau ivre d'un Rimbaud, embrumé par
le démon de l'alcool, mais orchéstré hardiment en connaissance de cause, par un intellectuel à l'esprit perçant, ironique, cynique. On crie de ravissement, oin rage, on se lasse, puis l'intérêt
stimule encore une fois votre attention, on finit par avoir le vertige comme si l'on avait tourné dix heures de suite sur un manège ou écouté une musique interminable, une musique tantôt
fascinante, aux sonorités flûtées, tantôt brutale, tapageuse, barbare comme du jazz, mais toujours d'un modernisme voulu, qui s'exprime ici dans une débauche de vocables, la plus raffinée à
laquelle se soit jamais livrée aucune langue. Il y a dans ce livre quelque chose d'héroïque et en même temps d'une parodie lyrique de l'art : bref c'est bel et bien un sabbat de sorcières, une
messe noire dans laquelle le diable mime et singe l'esprit saint de la façon la plus osée, la plus irritante. Mais c'est unique, inimitable, nouveau.
Traduction Halzir Hella
(Dans une prochaine note, Zweig et Dante)
J'en profite pour reprendre une note de lecture, paru dans mon blog censuré, sur un très
beau livre consacré à Zweig :
Laurent Seksik. Les derniers jours de Stefan Zweig.
Paris : Flammarion, 2010
Je ne connais pas les autres livres de Laurent Seksik, mais je me dis toujours, quand j’aborde la lecture d’un ouvrage
consacré à Stefan Zweig, que l’intelligence étant contagieuse, je vais me régaler.
En tant que biographie romancée, ces Derniers jours… sont un vibrant hommage à ce
grand Autrichien, à cet homme-littérature, et donc à ses propres biographies (Tolstoï, Marie-Antoinette, Joseph Fouché etc.).
Lorsque les Nazis brûlent ses livres en 1933 à Berlin, Zweig est l’auteur vivant le plus lu au monde, le plus traduit,
davantage encore que Thomas Mann qu’il considérait comme son modèle indépassable. Pas une ligne de lui n’est médiocre ou insignifiante. Même si, nous dit Seksik, il se sentait incapable d’une
grande œuvre comme La Montagne magique, « n’ayant pas le courage de forer dans les abysses de ses personnages. »
Dans un court récit de George Orwell que je lis et relis depuis quarante ans (“ Une Pendaison ”), le narrateur nous
livre ce que signifie l’exécution d’un être humain : « Lui et nous nous formions un groupe d’hommes qui marchaient ensemble, voyaient, entendaient, ressentaient, comprenaient le
même monde ; et d’ici deux minutes, d’un coup sec, l’un de nous aurait disparu – un esprit de moins, un univers de moins. » La mort volontaire de Zweig a effectivement
signifié un grand esprit de moins, une vision exceptionnelle de notre monde en moins.
Comme Walter Benjamin, plusieurs intellectuels et créateurs juifs allemands ou autrichiens se suicidèrent juste avant que la
Gestapo ne frappe à leur porte. Zweig se supprima, en compagnie de sa seconde épouse, au Brésil, loin de tout danger immédiat. Un peu comme si, la terre étant plate, il s’était trouvé au bout du
monde, n’ayant plus qu’un seul pas à franchir pour basculer dans l’abîme. Bizarrement, cette immense intelligence, cette conscience qui se voulait universelle n’avaient pas compris, n’avait pas
voulu comprendre en temps opportun la volonté meurtrière implacable du nazisme. La longue et riche amitié qui le lia vingt-cinq ans durant à Romain Rolland s’était délitée lorsque l’auteur de
Jean-Christophe, pourtant pacifiste, n’avait plus supporté l’aveuglement de Zweig face au totalitarisme, ses espoirs béats en des lendemains
meilleurs : « Il est trop clair que nos chemins se sont séparés. Il ménage étrangement le fascisme hitlérien qui cependant ne le ménagera pas », avait écrit Rolland.
Malheureusement, il s’était tellement assimilé à ce monde viennois, cette bourgeoisie cultivée, ces artistes et hommes de culture brillants, ces Juifs pleinement germanisés, en un mot à la
défunte MittelEuropa, qu’en détruisant tout cela, les nazis l’avaient brisé.
Et pourtant, le génie de l’artiste avait inconsciemment prévu le sort funeste que le bourgeois privilégié connaîtrait. Dans
un court essai sur Montaigne où il affirmait qu’il fallait « refuser de plonger au milieu des possédés et créer sa propre patrie, son propre monde, au-delà du temps », Zweig établissait
un parallèle entre sa fuite de Salzbourg et celle de l’auteur des Essais, qui avait fui la peste. L’arrière petit-fils de Moshe Paçagon, nous rappelle
Seksik, « avait erré de ville en ville, rejeté, incompris, revendiquant sa crainte de la mort, sa peur de la peste, répétant qu’il voulait vivre, se préserver. »
Stefan Zweig n’avait pas dit la prière des morts pour sa mère, lui qui avait prononcé tant d’oraisons funèbres pour tant
d’êtres chers, de Rilke à Freud. Mais il ne savait pas prier en hébreu. Ses parents n’avaient pas souhaité lui apprendre la langue de ses ancêtres. Être Juif, à l’époque, qui s’en souciait à
Vienne ? Et pourtant, dès 1916, dans sa pièce Jérémie, Zweig avait placé dans la bouche de ses personnages cette lugubre
prémonition : « […] au long de l’infini des routes de souffrance, nous sommes éternellement les éternels vaincus, esclaves du foyer dont nous sommes les hôtes. » Comment
avait-il pu écrire cela en 1916, interroge Seksik ? Comment en effet, cet athée – à tout le moins agnostique – cet homme totalement étranger à la synagogue, cet
Autrichien qui, contrairement à son ami Einstein, n’avait que faire du sionisme et de la création d’un État juif, avait-il écrit, vingt ans avant la politique d’anéantissement des Juifs, sa
compassion pour les malheurs à venir d’un peuple dont il ne s’estimait en conscience nullement partie prenante ?
Mieux encore : à vingt ans, en 1901, il publie son premier texte (Dans la neige) dans la revue Die Welt, dirigée, comme par hasard, par Théodore Herzl. Il relate l’histoire d’un ghetto allemand, au
Moyen Âge, proche de la frontière polonaise. Les Juifs sont pillés, massacrés par des “ Flagellants ” (sorte de cosaques). La peur de la mort se transforme en une résignation
désespérée. Pour Seksik, la prescience du jeune Zweig est inouïe : « L’immense cercueil de glace de Pologne. Plus grand tombeau de l’univers. Voilà sa première œuvre, le froid
linceul d’Israël. »
Mieux encore, et là nous abordons son destin personnel, celui d’un être qui, sa vie durant, a préparé son suicide sans le
savoir. En 1937, Zweig rédige son essai Le Combat avec le démon, consacré à Hölderlin, entouré de morts durant ses années de formation, Nietzsche, mort
après dix ans de démence végétative, et Kleist qui se suicida à trente-quatre ans après avoir tué sa seconde femme Henriette, atteinte d’un cancer. Seksik le souligne fortement : c’est
peu dire que « son propre esprit entra en résonance avec ces âmes folles. » Dans cet essai, il fait l’éloge du suicide de Kleist, il fait de sa mort un chef-d’œuvre, lui qui emmena dans
l’au-delà sa seconde femme qui souffrait de crises d’asthme très aiguës.
C’est pourquoi, quelques semaines avant de mourir, serein, il put écrire ces quelques vers :
Jamais la vue n’est plus étincelante et libre
Qu’à la lumière du couchant,
Jamais on n’aime plus sincèrement la vie
Qu’à l’ombre du renoncement