En cette fort douloureuse circonstance, j'ai
ressenti, pour la première fois de ma vie, au plus profond de moi-même, que j'étais mortel. Il était temps : j'avais quarante-six ans, tout de même...
Moi, mon côlon...
J’avais quarante-sept ans quand un mal qui, en fait, me rongeait depuis des années sans
que je m’en sois aperçu, me foudroya. Soudain, je ressentis de très violentes douleurs au ventre. Rien ne laissait présager cette crise. Je m’étais toujours senti en forme, je n’avais
jamais eu la moindre maladie – pas même le moindre accès de paludisme en Afrique –, je mangeais sainement, je ne buvais pas, j’avais arrêté de fumer depuis des années et je faisais trois
mille kilomètres de vélo par an. Pour tout dire, j’aurais dû m’inquiéter d’un signe avant-coureur : le soir, vers vingt-deux heures, je m’endormais en une seconde, même si j’étais assis
sur une chaise. Souvent, invité chez des amis, il m’arrivait de m’assoupir au beau milieu d’une phrase de mon voisin de table qui me parlait. Cela faisait très mauvais effet, et ma femme
me disait que je devais faire attention et faire semblant de suivre toute conversation, même si le sujet ne m’intéressait pas. Je répondais, en toute bonne foi, que je ne comprenais pas
ce qui se passait.
Autrement dit, mon corps, épuisé, me lançait des signes qui m'échappaient parce que j’étais, dans ma tête, plein
de tonus. Quelque temps plus tard, une de mes collègues, qui avait trop demandé à son organisme, avait vu ses jambes cesser de la porter pendant deux mois. Aucun médecin n’avait compris ce
qui se passait. En fait, ses jambes avaient dit à sa tête : « ça suffit ! ».
Arriva pour moi le moment où la douleur devint insupportable et où je ne pus plus aller à la selle et où je vomis de la
bile. J’entrai aux urgences du CHU de Poitiers, puis dans le service adéquat où je passai quantité d’examens, tous très douloureux parce que j’étais en occlusion intestinale. On me fit
passer des sondes – littéralement – par tous les trous, je subis une centaine de radios et un scanneur général qui me laissèrent à plat. Les médecins cherchaient un cancer. Ils repérèrent
très vite une tumeur de la taille de deux kiwis dans le côlon, en bas à gauche du ventre, tumeur qui, pour eux, n’étaient rien d’autre qu’un cancer avancé. Le seul point positif est qu’ils
n’avaient rien trouvé au foie. Sinon, il ne me serait resté que quelques semaines à vivre. J’étais sous perfusion depuis déjà trois ou quatre jours, dans un état d’extrême faiblesse,
lorsqu’un matin vers onze heures, le professeur chef de service et toute son équipe entrèrent dans ma chambre, l’air sinistre. Ce professeur, que je connaissais un peu car nous siégions
dans la même instance universitaire, me dit : « Monsieur, vous avez un cancer du côlon ; nous allons essayer de vous sauver. De toute façon, nous allons procéder à l’ablation du rein gauche
; ne vous inquiétez pas, on vit très bien avec un rein. » J’étais abasourdi. Moi qui n’avais eu que des rhumes, je me retrouvais avec un cancer apparemment avancé. J’appréciais à sa juste
valeur la litote « nous allons essayer de vous sauver », qui signifiait, en fait, qu’ils me voyaient condamné. J’eus simplement la force de répondre : « on vit bien avec un seul testicule,
avec un seul œil, alors pourquoi pas avec un seul rein. » Ils m’annoncèrent qu’ils allaient m’opérer dans la demi-heure, sortirent et laissèrent entrer mon épouse et les enfants qu’ils
avaient mis au courant la veille au soir. Ma fille et mon fils étaient anéantis : tout indiquait qu’ils allaient perdre leur père.
J’eus environ trente minutes pour faire le point sur ma vie. Cette demi-heure fut sûrement la plus courte de mon
existence. J’étais persuadé, vu la tête d’enterrement de tous ceux qui m’entouraient, que j’allais mourir avant peu. Je me dis que j’avais eu une belle vie, au sens où j’avais vécu
vingt-quatre ans avec une femme aimée, que j’avais eu deux beaux enfants, et que je m’étais réalisé dans le domaine professionnel. Pour la première fois, j’étais confronté à la mort de
manière concrète. Je la sentais jusque dans mes fibres, et je m’aperçus qu’elle ne me faisait pas peur, que ma vie avait été, certes, un peu courte, mais tellement pleine. En revanche
l’idée de souffrir, plus exactement de me dégrader parce que, à ce moment-là, la douleur était insupportable, me fit horreur. Je me vis totalement diminué, incapable de prendre une
cuillerée de soupe par moi-même. Cette vision m’effraya. Je voulais bien, à l’extrême rigueur, mourir, mais je pensais que je ne supporterais pas de devenir progressivement une épave et ce,
en pure perte. J’eus le temps, durant ces trente minutes où l’on me désinfecta le ventre, où l’on me rasa, où l’on me fit passer une sonde gastrique par le nez, alors qu’on me l’avait
bêtement enlevée la veille (c’est très désagréable), de penser à mon enterrement. Je ne résolus pas la question mais indiquai deux possibilités : un enterrement dans le cimetière de mes
grands-parents, ou la dispersion de mes cendres dans la vallée de la Clarée et au sommet du Janus, dans ces Hautes-Alpes que j’avais tant aimées. Et puis, on m’emmena au bloc opératoire. Je
tendis mes lunettes à mon épouse en lui disant que je n’en aurais pas besoin dans les heures qui venaient et en pensant en moi-même que je n’en aurais peut-être plus jamais l’utilité. J’eus
les honneurs de la grande salle d’opération du CHU. On m’opérait en urgence, et une bonne vingtaine de personnes s’affairaient fébrilement autour de moi. Je remarquai que, comme elles
portaient toutes un masque, je ne pouvais voir le visage de ces médecins et infirmières qui allaient m’ouvrir le ventre sans que, moi, je puisse les connaître. Comme j’avais très froid
(l’extrême fatigue, l’inconnu devaient y être pour quelque chose), on m’enroula dans une couverture chauffante. Tout se passa très vite, chacun sachant très précisément ce qu’il avait à
faire. On me prévint qu’on allait m’endormir, et qu’à « trois », je dormirais. J’entendis « deux » et je sombrai.
Je me réveillai six ou sept heures plus tard, complètement sonné, en découvrant que j’avais des tuyaux partout et le
ventre strié de cicatrices. La cicatrice centrale faisait presque trente centimètres, et les chirurgiens m’avaient ouvert le ventre en trois autres endroits : pour me placer deux sondes
afin d’évacuer le pus éventuel et, pour me coller, à l’endroit où se trouvait la tumeur, une poche en plastique appelée stomie ou encore, plus communément, anus artificiel. Bien sûr,
j’avais été prévenu de cette pose, mais cela me faisait bizarre de penser que, pendant au moins six mois, j’allais déféquer par le ventre. Naturellement, on m’avait posé une perfusion pour
m’alimenter, si bien que, pendant deux semaines, je ne vécus que grâce à ce goutte-à-goutte qui me fit regretter la bonne nourriture bien solide de tous les jours. Je me souviens d’un
après-midi où mon fils était venu me voir et où, pour me faire bisquer, il regarda l’alimentation de la perfusion et dit : « cassoulet et omelette norvégienne ». J’appris donc à poser ma
stomie, à en changer sans m’en mettre partout. Au bout de deux mois, je le faisais les yeux fermés. Un jour, dans le Sud-Ouest, alors que je revenais d’une étape du Tour de France, je me
changeai, pour mettre un peu de piquant à la chose, au sommet d’une meule de foin. Plus sérieusement, les gens de l’hôpital avaient récupéré ma tumeur pour l’analyser, en faire une biopsie.
L’examen devait durer une douzaine de jours. J’avais été rassuré à mon réveil par le chef de service qui, sans reconnaître qu’il s’était trompé, m’avait dit ne pas avoir vu de cancer
généralisé, donc ne pas avoir eu besoin de m’enlever le rein gauche. Peut-être y avait-il un cancer local, simplement au niveau de la tumeur. Il ne me restait plus qu’à attendre. Au bout
d’une semaine, on m’enleva la sonde par laquelle j’urinais. On me l’avait posée alors que j’étais endormi sur la table d’opération. Malheureusement, ma vessie ne redémarra pas. À
l’intérieur du ventre nous avons des organes comme la vessie, les boyaux, sur lesquels nous n’avons aucune prise. Ce qui veut dire que, lorsque, artificiellement, on bloque ces organes, ils
ne peuvent repartir que par eux-mêmes. Et ma vessie bouda. Nous étions un dimanche après-midi et, comme je ne pouvais pas uriner, elle se mit à gonfler, pleine de liquide. Me tordant de
douleur, j’appelai l’infirmière qui arriva au bout d’un quart d’heure. Elle s’enquit d’un interne qui nous rejoignit après une longue heure. Je n’en pouvais plus. Les douleurs dont on
souffre en cette circonstance sont les pires parmi celles que peut ressentir un individu avec, m’a-t-on dit, les coliques néphrétiques et les contractions qui précèdent l’accouchement.
L’interne me posa une sonde urinaire, mais cette fois-ci je n’étais pas anesthésié. La douleur fut terrible, mais moindre que celle que m’occasionnaient les presque deux litres d’urine que
contenait ma vessie, au bord de l’éclatement. Bref, je dus attendre quelques jours supplémentaires pour uriner comme le commun des mortels.
J’attendais les résultats de la biopsie avec impatience. Un jour, une infirmière d’un certain âge, que je n’avais pas
encore vue, entra dans ma chambre pour m’examiner brièvement et me souhaiter bon courage. Elle repéra instantanément une petite pustule sur mon ventre, qu’elle entreprit de percer sans
autre forme de procès avec un scalpel qu’elle avait sous la main. Le pus jaillit – je n’exagère pas – à deux mètres de haut, manquant de peu les yeux de l’infirmière. Je ne pus m’empêcher
de rire, ce qui n’eut pas l’heur de plaire à la dame qui me dit que, si elle s’était pris du pus dans les yeux, cela aurait pu être gênant pour sa vue. Comme il est très difficile, dans les
hôpitaux, de pouvoir dialoguer à fond avec les médecins qui sont débordés et qui, de toute façon, n’aiment pas trop se livrer aux malades, je décidai d’interroger cette infirmière sur mon
cas.
— Que m’est-il arrivé, lui demandai-je ?
— Vous avez trop travaillé dans les années quatre-vingt, me répondit elle. Vous avez accumulé du stress.
Elle avait vu juste. Dans les années quatre-vingt, je n’avais pas compté ma peine. J’avais eu des activités syndicales
importantes et, bien sûr, j’avais élevé des enfants en bas âge. Donc, m’expliqua cette dame, la fatigue s’était accumulée sous forme d’une boule dans mon ventre. Elle m’expliqua que les
cancers (je ne connaissais pas encore le résultat de la biopsie) étaient très souvent dus à des chocs ou des problèmes psychiques : les cancers du sein ou de l’utérus résultaient souvent de
problèmes affectifs, les angoissés se retrouvaient souvent avec des cancers de la gorge ou des poumons, tandis que les individus nerveusement fatigués avaient des cancers au bas-ventre. À
la réflexion, j’avais été trahi par ma bonne santé, par mon organisme robuste qui ne m’avait lancé aucun signal d’alerte. Molière avait raison avec son malade imaginaire : quand on n’est
pas malade, on est quand même peut-être malade, les gens bien portants étant des malades qui s’ignorent !
Le lendemain, le chef de service m’apporta les résultats de la biopsie. Ils étaient négatifs. Vu la taille de la tumeur,
j’avais eu la très grande chance de ne pas avoir développé de cancer. Je lui fis observer que je préférais qu’il se fût trompé dans ce sens-là plutôt que dans l’autre. Lui et moi nous
revîmes à de nombreuses reprises au Conseil Scientifique de l’Université de Poitiers où nous échangions systématiquement les salutations suivantes devant nos collègues, d’abord ébahis, puis
amusés :
— Salut, charlatan !
— Toi, tu devrais être mort à l’heure qu’il est.
Que retenir de cette difficile épreuve ? J’ai eu pour la première fois de ma vie la conscience d’être mortel, de ressentir
au plus profond de moi que, dès notre naissance, nous sommes programmés pour mourir. Un peu comme dans le feuilleton Mission impossible, notre corps est programmé comme la cassette
qui s’autodétruit. D’être passé si près d’une issue fatale m’a fait encore plus aimer la vie, m’a fait encore plus croire en la devise des Romains carpe diem. Je n’oublierai
jamais le premier petit-déjeuner qui me fut servi à l’hôpital après qu’on m’eut enlevé ma perfusion. Il s’agissait pourtant d’un café au lait en poudre, de biscottes banales, de confiture
et de beurre industriels. Ces trois semaines d’hospitalisation me firent également connaître d’un peu plus près la souffrance humaine. Deux de mes voisins de couloir moururent pendant mon
séjour. La veille de leur décès, je m’étais traîné jusqu'à eux, accroché à la potence de ma perfusion, pour discuter un peu. Ils ne se voyaient pas – en tout cas, ils n’en laissaient rien
paraître – morts le lendemain. Je connus également un peu mieux les personnels hospitaliers, dans leur écrasante majorité des gens courageux et dévoués. Quelques mois plus tard, en pleine
convalescence, j’allais grossir le cortège de leurs manifestations, pleinement en phase avec leurs revendications.
Les médecins m’avaient prescrit six semaines de repos après cette première opération. Comme je voulais être en forme pour
la seconde, où l’on m’enlèverait la stomie (j’étais arrivé à la première opération dans un état d’épuisement extrême), je m’appliquais à marcher cinq kilomètres le matin et cinq kilomètres
le soir. Si bien qu’au bout de trois mois, lorsque je revis mon chef de service préféré pour une visite de contrôle, j’avais fait mille kilomètres, ce que je lui annonçai fièrement. Je
refis également des petits parcours d’une dizaine de kilomètres à vélo. Et puis j’appris à vivre avec cette poche, à faire cours avec elle, à aller en course, au cinéma avec elle. Je n’eus
qu’un seul accident, heureusement à la maison. Une nuit consécutive à un repas où j’avais abusé du melon (excellent agrume, mais très laxatif), je dus me lever précipitamment, ma stomie
étant pleine à rabord. Lorsque je l’ôtai dans la salle de bains, des matières fécales très liquides jaillirent de mon ventre et arrosèrent tout le mur en face de moi. « Complètement
moucheté », avait dit Coluche dans un sketch bien connu. Tout cela n’était pas bien agréable, mais me fit comprendre, après Rabelais, que l’être humain n’est qu’une usine de transformation
de nourriture en caca, légèrement améliorée par un cerveau.
Six mois après la première opération, je repassai sur le billard pour qu’on m’enlève la stomie, et pour pouvoir récupérer
mes voies normales. J’étais en pleine forme, très heureux que l’épisode “ anus artificiel ” s’achève. Cette fois-ci, je n’eus droit qu’à une petite salle d’opération. Comme le chirurgien
tardait, je demandai à l’anesthésiste où il pouvait bien être. Au moment où je posai la question, il entra et dit : « quand on parle du loup, on en voit la queue ». Je lui demandai s’il
connaissait l’origine de cette expression. Il me répondit que non. Alors, je le lui expliquai. Bref, j’avais largement détendu l’atmosphère des lieux. C’est alors que le chirurgien me dit :
« bon, ce n’est pas tout, mais j’ai une opération de six heures devant moi. Je vous endors. »
Les deux intestins sont des organes tout bêtes : deux simples tuyaux composés de plusieurs membranes, dont le rôle est de
faire avancer et de transformer ce que nous mangeons. Mais la chirurgie des intestins est de la dentelle. D’où la longueur des opérations. La première intervention avait été d’autant plus
longue (environ six heures) que la tumeur était coincée entre deux membranes, et que les chirurgiens avaient dû m’enlever quarante-cinq centimètres de côlon. La deuxième opération allait
être tout aussi longue, le travail étant très minutieux. Et puis, il fallait bien que les chirurgiens aillent manger ou boire un coup. Je m’imagine le ventre ouvert, seul dans la salle
d’opération, sous la garde d’une infirmière, espérons-le, pendant que l’équipe chirurgicale se tapait une bière six étages plus haut…
Il me reste deux séquelles de ces opérations. Pas bien graves, mais, à leur manière, légèrement handicapantes. Comme j’ai
subi douze à quatorze heures d’anesthésie, les médecins ont dû me faire ingérer de bonnes doses de produits à base d’opium et de curare pour me maintenir endormi. Apparemment, je n’ai pas
rejeté tous ces produits. J’ai donc perdu une bonne partie de la mémoire immédiate. Je dois donc faire très attention où je laisse mes clés, où je gare ma voiture, etc. En outre, l’ablation
de quarante-cinq centimètres du gros intestin, le durcissement des chairs à l’intérieur du ventre ont exercé une traction sur le bassin qui s’est légèrement déplacé vers la gauche par
rapport à son axe droit-gauche, et vers l’avant par rapport à son axe avant-arrière. Cela joue sur la colonne vertébrale et, moi qui souffre de la région lombaire depuis l’âge de dix-sept
ans, je suis bien souvent affecté par des lumbagos.
Mon corps aime ainsi se rappeler à son bon souvenir.