Je reprends ce texte non sans quelque appréhension. Lorsque je l'ai publié sur mon ancien
blog et sur le site du Grand Soir, il m'a valu, non pas une volée de bois vert, ce qui aurait été bien modéré, mais un torrent d'injures, presque toutes anonymes. J'étais
bien sûr un affreux colon. Un raciste patenté. Je mentais car je n'avais nullement assisté à ce que je décrivais. J'étais un dandy uniquement préoccupé de sa personne. Complètement hystérique,
une historienne universitaire démontra, sur son propre blog, à neuf heures du soir, que les faits narrés n'avaient jamais existé, avant de se rétracter à une heure du matin: effectivement, il y
avait eu des problèmes entre les communautés que je décrivais. Avant cela, certains internautes, méfiants, avaient conseillé : attention, Gensane est un universitaire qui vérifie tout ce qu'il
écrit ; il dit peut-être la vérité ! Des fous furieux me dirent que j'aurais dû défendre l'enfant égorgé. Bien sûr, c'est ce qu'ils auraient fait, eux, et en chantant L'Internationale ! “ Tu n'es qu'un lâche! ”,
proclamèrent-ils. L'anonyme a le tutoiement et le courage faciles, à 5000 kilomètres de distance et vingt ans après les faits.
Cela a été dit avant moi mais je le répète : la meilleure dénonciation du colonialisme de
la littérature française est le fait de Céline, le pire raciste d'extrême droite que nous ayons connu. Je renvoie au tiers du Voyage au bout de la nuit consacré à l'Afrique.
Lorsque tout a été dit, force est de reconnaître que ce haut fait littéraire nous expose une seule chose : les gens du Nord ont volé leur continent aux gens du Sud, et ils s'y sont
perdus.
Lorsque l'on séjourne, ce qui fut mon cas des années durant, dans nos anciennes colonies,
cette réalité ne nous revient en pleine figure qu'en temps de graves difficultés. Aujourd'hui, je pense bien sûr aux Français et autres expatriés qui résident en Côte d'Ivoire. Cela fait quinze
ans maintenant que ce pays est en crise plus ou moins violente, après trente ans d'éteignoir et d'étouffoir imposés par le très habile autocrate Houphouët-Boigny. Je lis sur le visage de ces
Européens et autres Libanais, protégés dans leur intégrité physique par les soldats du 43e Bataillon d'infanterie de marine stationné en permanence à Port-Bouët (accords militaires bilatéraux obligent), juste à côte de l'aéroport, l'acceptation plus ou moins
confuse d'une réalité toute simple : par-delà leur attachement à ce pays attachant, par-delà leur engagement authentique dans la vie de ce pays, les dés étaient pipés.
Il y a cinquante ans, juste après les indépendances, le Sénégalais Cheikh Hamidou Kane
publiait L'Aventure ambiguë. Ce
roman séminal racontait le passage d'un jeune homme de l'école coranique à l'école des Blancs, des “ toubabs ”, là ou l'on apprend la dialectique et son côté obscur, la mauvaise foi (dans les
deux sens du terme). Un séjour en Europe le fera douter de son dieu. Depuis que les Européens se sont partagé l'Afrique lors de la Conférence de Berlin en 1885, ce qu'on appellera, sous tous les
présidents de la République française, la Françafrique, est totalement conditionnée par l'ambiguïté de cette aventure commune. Les gens du Nord ont déterminé le regard que les gens du Sud portent
sur eux-mêmes. Mais le regard que ceux du Sud leur ont renvoyé les a empêchés de se voir tels qu'ils sont et de comprendre l'ambiguïté existentielle de leur situation sous les
tropiques.
En cette circonstance dramatique, j'avais enfin compris cela. Dans mes
fibres.
Un enfant
égorgé
En 1988, j’ai passé quelques mois à Dakar, où j’ai donné des cours à l’Université Cheikh Anta Diop.
Le soir, j’aimais beaucoup descendre et remonter la rue principale du Plateau, m’arrêter à une terrasse de café (un établissement géré par une Française qui possédait un basset aussi laid que
raciste : il aboyait après tout mendiant noir s’approchant à moins de cinq mètres des lieux) pour siroter une bière et croquer des arachides. Parfois, rarement, quand le cinéma offrait autre
chose qu’un navet, je m’offrais un billet pour la séance de dix-huit heures.
Un soir, j’assistai à un film de guerre, disons de série C, mais très efficace, violent à souhait. Ce film dénonçait l’occupation soviétique de l’Afghanistan. Toute une époque : Georges Marchais
justifiait cette guerre en disant que les troupes des camarades allaient éradiquer le droit de cuissage. Les dialogues de cette toile impérissable n’étaient pas du Claudel. Il ne fallait surtout
pas interférer avec le bruit assourdissant des mitrailleuses et les hurlements des Afghans torturés. Je finis par m’endormir d’un demi-sommeil, bercé par les détonations.
Lorsque, vers vingt heures, je sortis de la salle, je découvris que la grande artère (Avenue Pompidou, anciennement William Ponty) était bizarrement déserte. Un chauffeur de taxi, que je n’avais
pas sollicité, s’arrêta à mon niveau et me dit : « Monte, monte, vite ! ». Je m’exécutai et lui demandai ce qui se passait. Il me répondit : « Ils ont tué des Nars ».
- Qu’appelles-tu des « Nars » ?
- Des Naritaniens.
Des Mauritaniens, pensai-je.
- Mais qui a tué des Mauritaniens ?
- Nous, les Sénégalais.
- Mais pourquoi ?
- Parce qu’ils ont égorgé nos femmes en Mauritanie. Ils leur ont coupé les seins. Alors, nous on s’est vengé, mais l’armée a balancé des grenades offensives. Sinon, on les tuait tous.
À la frontière sénégalo-mauritanienne, des paysans sénégalais avaient tué des bergers mauritaniens dont les troupeaux dévastaient leurs plantations. En représailles, des Mauritaniens avaient
mutilé des Sénégalaises. Heureusement, la diplomatie allait rapidement triompher.
Je réalisai soudain que, dans mon demi-sommeil de cinéphile, des vraies détonations s’étaient mélangées aux détonations fictives. Je rentrai chez moi aussi vite que le taxi le put et me couchai
sans manger. Toute la nuit, des échanges sporadiques de coups de feu se firent entendre à l’autre bout de la ville.
Le lendemain matin, comme j’avais sauté un repas, j’avais très faim. Je descendis dans la rue pour acheter une baguette. Surprise : toutes les petites échoppes étaient par terre. Impossible de se
procurer du pain, des légumes, le journal. Il était neuf heures et je décidai de partir en quête de nourriture. Je marchai deux ou trois kilomètres et ne trouvai rien. Tous les petits commerces
avaient été détruits. Forcément, puisqu’ils appartenaient à des Mauritaniens. Je me résolus à revenir vers le centre de Dakar, où j’allais bien finir par trouver une boulangerie appartenant à un
Sénégalais. Il commençait à faire bien chaud et j’avais l'estomac dans les talons.
Je me trouvai soudain en présence d’un rassemblement d’une cinquantaine de personnes très excitées, devant une villa de taille moyenne. « Ils sont comme moi, ils ont faim », pensai-je. Tous
criaient en wolof, une langue dont je ne connaissais pas un traître mot, mis à part les salutations, assez déplacées dans ce contexte. Je me hissai sur la pointe de pieds pour mieux voir.
Ce que je découvris me fit tourner de l’œil : le père, la mère, une petite fille d’environ huit ans, sur le trottoir, égorgés.
Quand on est dépassé par un spectacle, quand on est submergé par une vision, on réagit toujours un peu bêtement. Au lieu de demander aux Sénégalais, dont deux d’entre eux tenaient toujours
fermement une machette rouge de sang, pourquoi ils avaient fait cela, je dis:
- Pourquoi les avez-vous traînés dehors ? Sous-entendu : si vous les aviez laissés dedans, je n’aurais rien vu.
- C’est pour montrer qu’on les a tués.
- Mais pourquoi avez-vous tué la petite ?, demandai-je toujours aussi bêtement car le meurtre d’un enfant innocent – quoi qu’en pensent certains – n’est pas plus scandaleux que celui d’un adulte
tout aussi innocent.
- Comme ça, elle ne fera pas d’enfants qui nous tueront.
Je ne pensai plus rien et je me dis : ce n’est pas tout, mais j’ai vraiment faim, il faut que je trouve du pain.
Il me fallut quelques secondes pour m’étonner de mon attitude, de ma réaction. Je me remémorai une conversation avec un étudiant chrétien de Beyrouth et une très belle page d’Orwell. Au début des
années soixante-dix, j’avais eu une longue conversation avec un jeune Libanais résidant à Paris, qui m’avait expliqué la guerre civile dans son pays. Il m’avait raconté – ce qu’il m’avait été
impossible d’intérioriser – que, le matin, des jeunes fréquentaient les mêmes bancs de la même université américaine, que l’après-midi ils se canardaient, et que le soir ils draguaient les mêmes
filles dans les mêmes boîtes. Bien sûr, le jour suivant était identique au précédent. Comment, en effet, comprendre cela ?
Dans “ L’art de Donald McGill ”, un essai de 1942, Orwell explique que, en chacun de nous, il y a une moitié de Don Quichotte et une moitié de Sancho Pança. Une moitié prête à l’héroïsme et une
moitié qui préfère rester gentiment en vie. Cette seconde moitié, Orwell la dénomme notre moi privé, notre moi officieux. Elle est la voix de notre ventre qui conteste celle de notre âme. Sancho
Pança préfère dormir dans des lits douillets, ne pas trop travailler, boire de la bière. Et il gagne toujours contre Don Quichotte.
Voilà pourquoi, au beau milieu de cette horreur, je cherchais du pain.
Que je finis par trouver.