Ce "pauvre a tort" n'est pas de moi. Quand j'habitais en Côte d'Ivoire, des chauffeurs de
taxi arboraient ce slogan qui signifiait qu'un piéton écrasé par un taxi avait tort et aurait dû se trouver ailleurs. Il semble que les États-Unis en soient au niveau de la Côte d'Ivoire il y a
trente ans, comme en témoigne cet article d'Hélène Crié-Wiesner pour Rue 89.
Une mère a été jugée
coupable de la mort de son enfant, heurté par une camionnette alors que la famille, juste descendue d'un bus, essayait de traverser une route sans passage protégé à proximité. Le conducteur était
ivre. Au pays des autos reines, les sans-voiture ont du mal à survivre.
L'accident a eu lieu dans la banlieue d'Atlanta (Georgie) en avril 2010, la condamnation pour « homicide
par véhicule » est tombée le 14 juillet dernier. Le conducteur du van, ayant bu et pris des sédatifs au moment des faits, aveugle d'un œil, et avec des antécédents analogues, a été
condamné à six mois de prison.
Depuis, la colère enfle dans la communauté noire, relayée par les mouvements environnementalistes et les partisans de
meilleurs transports publics dans le pays. Les urbanistes battent leur coulpe mais ne voient aucune issue possible : c'est ainsi que les Etats-Unis ont été configurés !
Voici l'histoire de Raquel Nelson, femme noire de 30 ans, qui n'est pas la première à vivre ce genre de situation. En
Virginie, notamment, la police a pour habitude de verbaliser les piétons heurtés par des voitures au motif qu'ils ont « gêné le trafic automobile ».
Trop fatigués pour marcher si loin
C'est un samedi en fin de journée. Raquel et ses trois enfants, 2, 4 et 9 ans, sortent d'un supermarché Walmart. La famille
n'a pas de voiture. Le week-end, les bus sont rares, ils ratent le leur de peu, le suivant arrive une heure plus tard, il fait déjà nuit. Les gosses sont crevés.
Avec d'autres passagers ils descendent à leur arrêt habituel, situé le long d'une route à six voies où les feux sont rares,
où donc les voitures roulent à vive allure. Leur appartement est situé de l'autre côté de la route. D'ordinaire, quand ses enfants l'accompagnent, Raquel revient à pied en arrière sur 500 mètres,
traverse à un feu et repart dans l'autre sens. (Voir le schéma des lieux)
Pas cette fois, car il est tard et tout le monde est fatigué. En compagnie d'autres enfants et adultes, la famille traverse
bien vite la moitié de la chaussée, et souffle un instant sur la voie centrale de bifurcation. Apercevant une femme qui finit de traverser en courant, le petit garçon de 4 ans lâche la main de sa
mère pour la suivre.
Agrippant sa petite fille de 2 ans, Raquel tente de rattraper son fils. Trop tard : l'enfant est percuté par une
camionnette, qui blesse aussi la mère et la fillette. Le conducteur ne s'arrête pas.
Couleur de peau et classe sociale
Voici ce qu'en dit le site d'info environnemental Grist, qui a largement contribué à faire
connaître le cas de Raquel Nelson :
« Soyons honnête : une partie de cette histoire a quelque chose à voir avec la race et la classe sociale. Les
gens qui marchent et qui empruntent les transports publics aux Etats-Unis sont en général des pauvres, ou encore des gens qui ne peuvent pas conduire.
Les usagers des transports en commun et les piétons sont marginalisés, enfermés dans leur situation. La plupart du temps,
le service des transports est médiocre, idem pour les infrastructures destinées aux piétons. Le service public utilisé par Raquel Nelson avait lui-même supprimé plusieurs lignes au cours des
mois précédents. Qui souffre le plus de tout ça ? Les pauvres. »
En ce qui concerne la fréquence des bus et l'aménagement de leurs arrêts, les choses ne risquent pas de s'améliorer de sitôt
aux Etats-Unis : depuis le début de la crise économique il y a trois ans, des centaines de municipalités – dont Chicago, Atlanta, Saint-Louis, Washington, New York et autres
mégapoles – diminuent le service car elles n'ont plus d'argent en caisse.
C'est d'autant plus paradoxal que pendant ce temps, le chômage augmente, les revenus des gens dégringolent, ils n'ont plus
les moyens d'avoir de voiture ou d'en payer l'essence, et le besoin de transport public est d'autant plus criant. Plus grande est la demande, plus l'offre se restreint. Inutile, dans ces
conditions, d'espérer une amélioration de ce qui subsiste.
L'irrésistible mutation des banlieues américaines
Un saisissant reportage vidéo,
intitulé « Traverser les lignes », a été diffusé dans Blueprint America, sur la chaîne PBS. Voici le lancement de l'émission :
« Un changement subtil s'est produit ces dernières années dans nos banlieues : cet habitat autrefois réservé aux
classes moyennes est en train de devenir celui des pauvres qui travaillent.
Résultat : les routes qui avaient été construites pour les voitures sont désormais utilisées par une population
toujours plus nombreuse qui n'a pas les moyens de conduire. Les conséquences peuvent être mortelles. »
Le reporter donne un chiffre incroyable : 43 000 piétons ont été tués aux Etats-Unis au cours des dix dernières années,
soit « l'équivalent d'un jumbo jet qui s'écraserait chaque mois ».