Je regardais, il y a peu, sur Arte, un fort joli film consacré à Éric Tabarly. Le grand marin y parlait de l’amour
pour ses bateaux, le légendaire Pen Duick I en particulier, et il expliquait pourquoi il était devenu quasiment muet face aux journalistes neuneux qui lui posaient des questions ineptes du
genre « Vous ne vous ennuyez pas pendant ces longues traversées ? » De fait, je me suis souvenu avoir assisté à une conférence donnée, il y a une trentaine d’années, au Centre
culturel français d’Abidjan durant laquelle Tabarly s’était montré prolixe en réponse à des questions pertinentes posées par des gens concernés.
Le film d’Arte nous donna l’occasion de voir Olivier de Kersauzon jeune, plus drôle que ronchon, et ayant encore une peau de bébé, de retrouver Alain Colas et
tous les autres champions formés par Tabarly. Mais il nous permit surtout de côtoyer un monde fascinant quand on lui est totalement étranger, celui des gens de la mer, avec son discours, ses
codes, ses valeurs.
Nous éprouvons toujours la même sensation quand nous nous approchons brièvement d’un groupe mu par une même passion. Pensons aux alpinistes, aux collectionneurs
de vieilles voitures qui se retrouvent le dimanche matin sur des aires d’hypermarchés, aux numismates, aux aéromodélistes etc. J'ai un jour rencontré un groupe de fanatiques de cactus
nains. J’avais trouvé cela, à première vue, complètement surréaliste, avant de me dire que cette activité avait autant de sens que la philatélie.
Pour ce qui me concerne, à mon modeste niveau, c’est le vélo.
D’avoir effectué à bicyclette au moins deux fois le tour de la terre depuis que je suis né (ça a l’air considérable, et pourtant cela n’a rien d’exceptionnel) a
permis au citadin que je suis d’entendre le chant des oiseaux et m’a donné l’occasion de croiser quelques champions, beaucoup d’amateurs de haut niveau, des « professionnels de la
profession ». Parce que j’ai toujours roulé un peu, j’ai pu franchir des cols, dans les Pyrénées, et surtout dans les Alpes. J’en suis peut-être à une trentaine. Les cols et autres
ascensions que j’ai aimés, je les ai répétés deux, trois, quatre fois. Mon préféré : la Cayolle parce que la pente est à 3% pendant les dix premiers kilomètres, ce qui me permet de
chauffer doucement mes vieilles jambes. J’ai toujours fait les vingt derniers kilomètres sans m’en rendre compte. Et puis j’adore le petit hameau d’Uvernet, juste avant les gorges du Bachelard.
J’aime bien aussi son jumeau, le col d’Allos, souvent emprunté par les coureurs du Tour de France, mais il est plus pentu, avec des passages à 11%. Le col que je déteste – et dont je
n’ai jamais répété l’ascension – c’est celui de Restefond, la fameuse route de la Bonnette. Ce n’est pas parce que il est le plus haut d’Europe, mais parce qu’il n’y a pas un mètre de
plat (on ne s’en rend pas compte en voiture, mais dans les cols il y a souvent du plat et – j’y reviendrai – des descentes) et parce qu’il se termine vicieusement, après 23
kilomètres à 6%, par mille mètres à 10%, avec généralement le vent dans le nez.
Quand on monte, on fait des rencontres. J'ai été doublé dans la “ Montagne de Reims ” (courte mais bonne) par Zoetemelk qui, alors que je ahanais,
aurait très bien pu se faire un shampooing et se curer les ongles de pied. Il me passa tellement vite que je lâchai un cri de surprise. Il se retourna, me sourit gentiment et continua sa route.
Lors d’une de mes deux ascensions du Galibier, je montai en compagnie d’un père quarantenaire très musclé qui poussa littéralement sa fille de 15-16 ans pendant les huit kilomètres les plus
durs en répétant « Allez mon bébé, allez mon bébé, on va y arriver ». Dans Aspin, j’ai doublé (ça m’arrive de doubler) un unijambiste. Après l’ascension de la Montagne Noire, dans le
Tarn, j’ai roulé sur le plat, pendant quelques kilomètres, avec de bons amateurs quadras qui m’ont raconté que, lorsqu’ils étaient bien meilleurs, vers l’âge de 25 ans, ils avaient été lâchés
sans rémission à l’entraînement par un gosse de 14 ans qui les avaient d’abord rattrapés. Il s’appelait Jalabert. Dans le haut niveau, il n’y a pas de secret. J’effectuais une petite
ascension pyrénéenne en juillet 1998 en compagnie de deux bons amateurs qui avaient bien voulu m’escorter, quelques heures après l’arrestation par la douane du soigneur de Festina. Alors que je
ne connaissais même pas le sigle EPO, j’appris tout en deux ou trois kilomètres : combien ça coûtait, qui en prenait (individuellement ou en équipe), qui n’en prenait pas, comment
s’en procurer.
Il y a quelques semaines, je me suis trouvé, par raccroc, invité dans un colloque scientifique de haut niveau. J’y repérai un collègue quinqua très athlétique. Je
lui demandai quelle activité sportive il pratiquait. Il me répondit : le vélo. Ce colloque devint aussitôt beaucoup plus passionnant. Lors d’un repas, nous nous lançâmes dans une
conversation pour initiés, écoutés par cinq ou six collègues éberlués. On parla des vertus de l’aluminium et du carbone (il roulait, ce qui n’est pas fréquent sous nos cieux, sur un Raleigh),
de braquets, des livres de Jean Bobet ou de Paul Fournel, du Perjuret qu’il avait descendu la peur au ventre en pensant à Roger Rivière. On se raconta quelques-unes de nos ascensions (il en
avait au moins 300 à son actif et ne roulait qu’en montagne : le plat le barbait). Plus nous sentions nos collègues largués, plus nous en rajoutions à l’unisson de nos souvenirs, en
parfaite connivence :
- Dans le Granon, entre le km 11 et le km 13, j’ai failli vomir, me dit-il.
- Ca m’est arrivé dans le Ventoux, répondis-je. Et pourtant, j’avais mis tous les atouts de mon côté : j’étais parti à sept heures du matin, par Sault
(moins difficile), par beau temps, sans me conditionner.
- Je me suis gelé au sommet du col Agnel à 2700 mètres, alors qu’il faisait 25° au départ de Molines.
- Moi de même. Pourtant, les habitants du coin m’avaient prévenu. La descente fut un enfer à partir du Rocher d’Annibal.
- Le col de Vars, il est pénible : je hais cette succession de faux-plats, de petites descentes casse-pattes, suivies de remontées sur un bitume mal
entretenu.
- Puisque tu parles de descente, rétorquai-je, pense au kilomètre de l’Izoard où une descente nous assassine littéralement dans la casse déserte avant les 1500
derniers mètres à 9%.
- Oui, mais l’Izoard, il a tous les droits, prononça-t-il péremptoirement.
De fait, il avait raison : pour tous les cyclistes, de Koblet à celui qui se traîne à 10 à l’heure, l’Izoard c’est le mythe.
Un mythe collectif et individuel. C’est le col de Bobet et de Coppi (certains saluent ou se signent en passant devant la stèle érigée en leur souvenir par les
lecteurs de L’Équipe). Ce n’est pas l’ascension la plus dure, mais quand on arrive dans la casse déserte, on est ailleurs, sur la lune et dans la
lune, tels des extra-terrestres. On ne respire plus le même air.
J’effectuai ma première ascension après une grave maladie, deux lourdes opérations. Me lancer à partir de Châterau-Queyras signifiait pour moi que j’étais de
nouveau du côté des vivants. Jusqu’à Arvieux, j’ai douté. Lorsque j’entamai la route droite, à 10%, de La Chalp à Brunissard, j’ai pensé que je n’y arriverais pas. Heureusement, je fus rejoint
par une enfant de 14 ans, une Picarde qui voulut bien m’accompagner au long de ces trois kilomètres terribles. Bizarrement, j’effectuai les six derniers kilomètres sur un nuage.
Au sommet, j’avais tous les droits…