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14 octobre 2014 2 14 /10 /octobre /2014 05:09

Emmanuel Carrère. Le Royaume. P.O.L. : Paris, 2014.

 

Je vous préviens : je suis un fan d’Emmanuel Carrère. Certainement parce qu’il m’emmène toujours là où je n’avais pas prévu d’aller. J’ai lu et aimé tous ses livres. D’autres vies que la mienne, L’Adversaire m’ont vrillé à jamais. Et puis, je n’ai pas honte de le dire : je trouve qu’il a une bonne tête.

 

 

Pour ce qui est du Royaume, je suis mitigé. Je ne sais trop pourquoi l’académie Goncourt n’a pas fait figurer le livre de Carrère dans sa première sélection. Peut-être parce que, selon ses statuts, le Goncourt couronne « un ouvrage d’imagination en prose » et que, justement, Le Royaume, n’est pas – loin s’en faut – que cela.

 

Bernard Pivot, qui préside la prestigieuse académie, commet un sérieux contresens quand il croit repérer chez Carrère « la satisfaction d’être ce qu’il est et d’écrire ce qu’il écrit. » Que non ! Toute son œuvre montre au contraire les fêlures, les déchirures, les manques, les souffrances. « Content de ce qu’il écrit » ? Je me demande si, avec le recul, il ne sera pas ausssi content que cela du Royaume. Car cet ouvrage manque d’un vrai point de vue (malgré l'allusion à Mai 68 : “ d'où parles-tu ? ”) et, tant dans sa partie autobiographique qu’historique, de réelle profondeur. Lorsque l’on se pique d’écrire 630 pages sur Jésus Christ et ses épigones, on ne le fait pas en dandy, en consacrant plus de cent pages à une crise de foi, prétexte gonflant au texte (même si un écrivain a tous les droits, y compris celui de parler de lui jusqu’à plus soif), et en nous baladant dans une ballade « où tout est plausible », comme il dit à juste titre, mais où la fiction ne permet pas de mieux connaître l’essence de son sujet, même si elle aide à pallier les limites de l’exégète. Et on ne le croit pas sur parole lorsqu’il affirme que, comme Renan, il nous prévient quand il « invente » et qu’il sépare le bon grain du « probable » de l’ivraie du « carrément exclu ». Il n’est pas toujours simple de distinguer entre ce qu’il « imagine » et ce qu’il « pense » en tant qu’analyste de l’histoire. Cela dit, il a parfaitement le droit de se mettre en abyme : « Je suis un écrivain qui cherche à comprendre comment s’y est pris un autre écrivain, et qu’il invente souvent, cela me semble une évidence. » Comme dans ses autres ouvrages, il nous captive mieux que la plupart des spécialistes parce qu’il se place au centre de son récit. Il nous donne par ailleurs l’impression que nous l’accompagnons au long d’un travail en cours, en nous faisant – prétendument – juge de ses motivations. Et il n’hésite pas à instiller des éléments de sa vie privée.

 

Il n’est pas gênant que l’incipit du livre soit accaparé par Carrère lui-même : « Ce printemps-là, j’ai participé au scénario d’une série télévisée » (Les Revenants). L’excipit est tout de même irritant : « … ce que je suis : un intelligent, un riche, un homme d’en haut : autant de handicaps pour entrer dans le Royaume. » Et pour finir ce « Je ne sais pas. » Carrère veut le beurre et l’argent du beurre : l’agnosticisme de presque toute son existence et la fidélité à la parenthèse de sa brève vie chrétienne.

 

Comme d’autres, j’ai été agacé par l’utilisation – chez cet écrivain de tout premier plan – d’un français préformaté : « L’appétit pour les religions orientales est ce qu’il y avait de mieux pour le marché. », Paul souffre de « pudibonderie, machisme et homophobie ». Et selon quels paradigmes, je vous prie ? Sans oublier, car c’est, dans ce livre, le fond de son problème d’homme et d’écrivain, comment il se fait que « des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne » ? Le recours à une langue peinarde est un écran de fumée, tout comme, à 250 reprises, l’utilisation d’anachronismes qu’il critique par ailleurs : « Dans un album de Lucky Luke, on verrait [Paul] quitter la ville enduit de goudron et de plumes. » Ou encore : « Comme le général Koutouzov dans Guerre et paix, Vespasien n’aimait pas se presser, donnait du temps au temps. » Quant à Marc, « il parlait aussi bien le grec qu’un chauffeur de taxi de Singapour la langue anglaise » !

 

 

On regrette par ailleurs qu’un travail aussi fouillé soit émaillé de lieux communs. Les Écritures sont suffisamment contradictoires, imprécises et farfelues pour ne pas en rajouter : par exemple Paul qui tombe de son cheval, l’antisémitisme à la place de l’antijudaïsme.

 

Carrère a le grand mérite de nous rappeler quelques bonnes vérités, troublantes pour maints chrétiens. Comme, par exemple, que le culte de Marie n’existait pas au Ier siècle, et donc l'élaboration de son immaculée conception.

 

Heureusement, ce livre comporte des mises en perspectives, des réflexions saines et utiles : « Les Romains opposaient la religio à la superstitio, les rites qui relient les hommes aux croyances qui les séparent. Ces rites étaient formalistes, contractuels, pauvres de sens et d’affect, mais la résidait justement leur vertu. Pensons à nous, Occidentaux du XXIe siècle. La démocratie laïque est notre religio. Nous ne lui demandons pas d’être exaltantes ni de combler nos aspirations les plus intimes, seulement de fournir un cadre où puisse se déployer la liberté de chacun. Instruits par l’expérience, nous redoutons par-dessus tout ceux qui prétendent connaître la formule du bonheur, ou de la justice, ou de l’accomplissement de l’homme, et la lui imposer. »

 

J’ai également beaucoup aimé certains raccourcis vertigineux, pleins d’humour, même s’ils jouent un peu avec les canons : « C’est un vague sympathisant [plus exactement un dirigeant pharisien converti sincère], Joseph d’Arimathie, qui décroche le cadavre [du Christ] et le dépose dans une tombe [plus exactement un sépulcre taillé dans le roc]. Toujours pas de disciples dans les parages [en fait, Nicodème, autre dirigeant pharisien – et même s’il est naïf – est présent]. Il n’y a plus à la fin que trois femmes hagardes, celles qui regardaient de loin, et elles ne disent rien à personne parce qu’elles ont peur [précisons : elles ont peur lorsqu’elles découvrent que Jésus a disparu du sépulcre]. Résumons : c’est l’histoire d’un guérisseur rural qui pratique des exorcismes et qu’on prend pour un sorcier. Il parle avec le diable, dans le désert. Sa famille voudrait le faire enfermer. Il s’entoure d’une bande de bras cassés qu’il terrifie par des prédictions aussi sinistres qu’énigmatiques et qui prennent tous la fuite quand il est arrêté. Son aventure, qui a duré moins de trois ans, se termine par un procès à la sauvette et une exécution sordide dans le découragement l’abandon et l’effroi. »

 

Un prêtre défroqué aurait pu écrire ces lignes.

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9 septembre 2014 2 09 /09 /septembre /2014 05:11

David Foenkinos. Charlotte. Paris : Gallimard, 2014.

 

Quel incipit : « Charlotte a appris à lire son prénom sur une tombe » ! Charlotte Salomon, qui va vivre entourée de morts mystérieuses et qui mourra à vingt-six ans, accéda à son identité comme Vincent Van Gogh qui allait tous le dimanches avec ses parents s'incliner devant la tombe de son frère … Vincent Van Gogh.

 

Je n’ai jamais compris le léger mépris d’une certaine critique de gauche – style Inrocks – à l’égard de l’auteur de La Délicatesse qui ne voit en lui qu’un producteur de bluettes. Nous sommes en présence d’un des écrivains les plus intéressants qui soit. Dans les deux sens du terme : ce qu’il raconte vaut le détour et, par ailleurs, il sait nous intéresser. S’il se regarde beaucoup, ce n’est par pur narcissisme. J’avais relevé en 2011 à quel point il avait été capable de se décentrer, de se déporter pour imaginer une psychanalyse de John Lennon, lui qui avait six ans lorsque le Beatle mourut et qui n’a pas vécu l’allégresse collective culturelle des années soixante. Dans ma recension de son Lennon, j’écrivais ceci, qui est valable pour le présent roman :

 

« Depuis le Flaubert de Sartre – ou encore le Fouché de Zweig, pour aller jusqu'à la vérité de l'autre, il faut aller au fond de soi-même, oser l'autre au sens où chaque ligne écrite est un danger pour soi. David Foenkinos l'a réalisé de manière à ce point magistrale qu'après quelques pages où il a installé Lennon sur le divan d'un psychanalyste, on oublie qu'on lit un texte d'un écrivain – de fiction – français : on écoute, “ pour de vrai ”, comme disent les gosses, les confessions de John et rien d'autre. »

 

Note de lecture (136)

Charlotte Salomon fut une grande artiste qui ne put malheureusement pas aller jusqu’à la plénitude de son art. Foenkinos explique ici la démarche de cette créatrice si singulière :

 

« Sa facture reste assez classique, elle ne semble pas avoir beaucoup eu l'occasion de découvrir “ l'art dégénéré ” (mais l'influence de Nolde et de Munch peut se voir parfois), mais elle laisse alors libre cours à une fantaisie exubérante : les personnages se multiplient sur la feuille, l'image se démultiplie, se décompose, textes et dessins se mêlent, les lignes sinuent entre les corps. C'est un art immédiat, brut, paroxystique ; peu importe le savoir-faire, la mise en page, il y a urgence, Charlotte doit finir avant le coup de sonnette à l'heure du laitier. » Notons cependant que l’auteur commet un léger contresens à propos des choix de Charlotte :

 

« Charlotte enchaîne les natures mortes.

Et s’arrête sur cette expression : nature morte.

Comme moi, pense-t-elle. »

 

Une petite remarque, cher David. Nature morte se dit Stillleben en allemand, still connotant à la fois l’idée de calme et de silence. Ce qui est bien aussi.

 

C’est la mort, un dramatique sens de l’urgence, qui vont nourrir l’œuvre de la jeune artiste. Et puis aussi le sens de l’absurde. La mort de la première Charlotte, la tante de Charlotte Salomon, « est lente, mélancolique ». Pensons à tous les suicidés de cette famille, dont la conscience claire de l'enfant ne sait rien : 

 

« Quelque chose ralentit en elle.

[…] Elle marche rapidement vers sa destination.

Un pont.

Un pont qu’elle adore.

Le lieu secret de sa noirceur.

Elle sait depuis longtemps qu’il sera le dernier pont.

Dans la nuit noire, sans témoin, elle saute. »

 

Cette première mort fracasse la famille car elle est indicible : 

 

« Quel est le mot utilisé quand on perd sa sœur ?

Il n’en existe pas, on ne dit rien.

Le dictionnaire est parfois pudique.

Comme lui-même effrayé par la douleur. »

 

On dit à l’enfant que sa tante s’est noyée accidentellement. « C’est donc qu’elle ne savait pas nager ? »

 

Dans le destin de Charlotte et de sa famille, il n’y a pas de « parce que », de « donc », de « si ». Il n’y a pas d’« avant », il n’y a pas d’« après ».

 

Note de lecture (136)

Bref, le destin de Charlotte Salomon, jeune fille juive, issue d’une famille athée, laïque où l’on adore les chants chrétiens, a habité Foenkinos pendant des années. En Allemagne et en France, il a suivi l’errance dans la peine de cette jeune femme proscrite. Pour transcrire ce long calvaire entrecoupé de brefs moments de bonheur relatif, il a choisi la forme d’un poème en prose constitué de phrases courtes. « C’était », dit-il, « une sensation physique, une oppression. J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer. » Cette sensation étrange m’a rappelé une lecture de poèmes d’Henri Meschonnic par lui-même. Je revois l’auteur de L’obscur travaille la tête appuyée sur sa main gauche, rythmant ses vers de sa main droite avec lenteur et ondoiement. Dans un souffle presque inaudible. Et je m’étais dit que tout Auschwitz était dans cette parole asphyxiée. C’est ainsi que je m’explique la forme du livre de Foenkinos : plus Charlotte crée – y compris un enfant qu’elle porte en elle – plus elle a besoin d'un oxygène qui se raréfie, plus elle se rapproche de la chambre à gaz.

 

Pour renforcer la véracité de son récit (forcer, dirais-je), David Foenkinos entre dans son livre en tant que lui-même : « Je l’ai visitée par un soleil radieux en juillet 2004 ». Par cet artifice (nous sommes dans un roman, n’est-ce pas ?), il espère se situer plus efficacement dans la mémoire de son personnage et dans son espace-temps. Seulement, sa démarche n’est pas pleinement couronnée de succès : « Mais grâce à cette femme, j’ai pu effleurer l’année 1943. » « Effleurer ». S’immiscer d’autorité dans son récit ne lui permet pas de pénétrer pleinement les soubassements de l’histoire.

 

Reste l’art, la clé de toute compréhension. Car ce que Charlotte peint compulsivement, elle l’a vu, et ce qu’elle voit, elle le peint :

 

« À Gurs, Charlotte est frappée par l’absence de toute végétation.

C’est une extermination totale du vert. »

 

Et surtout il y a la métaphore centrale du livre, la thèse de la démarche artistique de Charlotte, magnifiquement exposée par Foenkinos. La beauté du projet de cette artiste qui rejoint celui de l’auteur :

 

« Où est la vie ?

Où est le théâtre ?

Qui peut connaître la vérité ? »

 

En effet, le monde entier est un théâtre, disait le Shakespeare de Comme il vous plaira. Comme celui de Charlotte (Leben ? oder Theater ?), le projet esthétique de Foenkinos, dans cet ouvrage comme dans les autres d’ailleurs, est d’assumer l’irréalité de la création fictive. Ce n’est pas sa Charlotte qui est irréelle, mais c’est la manière dont il la décrit. Son projet d’une écriture de l'extermination des juifs, d’une écriture de la victoire des barbares qui ont assassiné tous les Mozart, passe à la fois par une coexistence avec cette barbarie et une mise à distance avec les bêtes immondes (« Tenir en respect la sauvagerie environnante », dira Leiris à propos de Bacon). Nietzsche, que je cite de mémoire, estimait que pour ne pas avoir peur il fallait connaître. Pour connaître le monde, il faut le lire, puis l’écrire puisqu’au commencement est le mot et donc que la chair se fait verbe.

 

La quête de Foenkinos, cette flèche du temps qu’il suit en sens inverse vers les lieux de la mort, vers la destruction de la beauté où il ne fait vraisemblablement que frôler le vrai de son héroïne, l’aide néanmoins à retrouver le rapport de l’art au réel et à l’imaginaire. Ce frôlement est suffisant pour parvenir à la ressemblance, pour représenter, pour refigurer. Depuis que, comme le disait Oscar Wilde, la Nature imite l’art, nous savons ce qu’est un lumbago psychosomatique car nous avons lu Je vais mieux. Avec cette Charlotte, nous avons vérifié qu’il fallait construire des fictions pour connaître la vie. Et pour vivre.

 

PS : pourquoi Foenkinos s’obstine-t-il à utiliser certains mots français dans leur sens anglais : « dévasté » (dont il use et abuse), « populaire » (une élève populaire) ?

 

PPS : J’ai rendu compte de Je vais mieux ici, et des Souvenirs ici.

 

PPPS (très perso) : Entretien de David Foenkinos dans Elle :

 

“ Pour moi, trouver le prénom d’un personnage, c’est 90 % du travail. Je m’amuse parfois à dire que, si j’écrivais un livre qui s’appelle « Bernard », on n’aurait pas besoin de le lire, on saurait très bien que cela se passerait mal... « La Délicatesse », c’est un film très « Nathalie », le prénom – que j’adore – de l’héroïne. Sur Facebook, il y a un club des Nathalie lectrices du livre. Et, bien après avoir choisi ce prénom, je me suis rendu compte que son étymologie était liée à la Renaissance. ”

 

Bernard et Nathalie Gensane vous remercient, cher David.

 

Note de lecture (136)
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24 juin 2014 2 24 /06 /juin /2014 05:13

Pierre Lemaitre. Rosy & John. Paris : Livre de Poche, 2014.

 

Où l’on retrouve l’ami Pierre Lemaitre.

 

Un jour, le futur auteur d’Au revoir là-haut, qui décrit si formidablement la vie et la mort des Poilus dans les tranchées, passe devant un énorme trou creusé dans la rue d’une ville. Il imagine comment des malveillants pourraient terroriser tout un pays avec ce trou où ils auraient enterré quelques bidules fabriqués grâce à des modes d’emploi trouvés sur internet. Et c’est parti pour un récit haletant, original, jamais téléphoné, construit de main de maître (à l’origine, ce roman était un feuilleton et Lemaitre s’est dit « libéré » par les contraintes du genre), et qui nous permet de retrouver – pour la dernière fois peut-être – le commandant de police Camille Verhoeven et ses 145 centimètres.

 

Lemaitre a écrit ce bref ouvrage alors qu’il travaillait à Au revoir là-haut, et il est clair que les deux textes entretiennent des thématiques de contiguïté, à commencer par la fragilité des démocraties occidentales, le pouvoir destructeur, de nuisance d’individus qui projettent leur mal être, leur névrose sur des société hypertechniciennes mais démunies. Souvenons-nous, par exemple, de la cinquantaine de morts et des 700 blessés des attentats dans les gares de Londres le 7 juillet 2005 (après les 200 victimes de Madrid en 2004) commis par quatre islamistes britanniques dans un pays où pullulent les caméras de vidéo-surveillance, ou encore des deux frères tchétchènes et leur sac à dos terrorisant Boston en mondiovision lors d’un marathon où, pourtant, des centaines de policiers et des dizaines de chiens de détection devaient sécuriser l’événement. Et l’on se rappelle l’autorisation de tirer à vue sans sommation donnée à la police londonienne qui déboucha sur la mort d’un jeune brésilien totalement innocent, abattu de sept balles dans la tête.

 

Lemaitre a décidé de ne pas en rajouter, donc que sa fiction ne dépasserait pas la réalité. John Garnier, son terroriste dont le patronyme connote la res militaris, a décidé, malgré sept explosions planifiées, de ne tuer personne. Ce John veut faire sortir de prison sa mère, meurtrière de sa petite amie. Après avoir récupéré des obus de la Première Guerre mondiale, il en fait exploser un qui blesse, détruit mais ne tue pas, et il exerce un chantage ignoble : un prochain obus explosera dans une école maternelle si sa mère n’est pas libérée et si les autorités ne laissent pas le couple infernal s’enfuir vers l’Australie avec cinq millions d’euros. En quelques heures, les pouvoirs publics dans leur ensemble sont mobilisés pour contrer un personnage qui n’est obtus qu’en apparence : comme souvent, Lemaitre crée à front renversé des personnages et des situations à priori déroutants.

Note de lecture (135)

Je ne dirai rien de la suite d’une intrigue aux multiples rebondissements qui n’empêchent surtout pas des traits d’humour corrosifs. Je préfère évoquer ici la vision du monde de Lemaitre, clairement exposée malgré la brièveté de ce texte et la modestie de son argumentaire.

 

Comme toujours chez Lemaitre, les incipit sont du « travail soigné ». Souvenons-nous de l’apparente absurdité de celui d’Au revoir là-haut : « Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps ». Ou de l’apophtegme de celui de Sacrifices : « Un événement est considéré comme décisif lorsqu’il désaxe totalement votre vie. » Nous sommes – tant au niveau du fond que de la forme – dans le monde fermé, enroulé sur lui-même de Lemaitre, un monde binaire. Avec le début de Rosy & John, on n’échappe pas à l’irréversibilité du destin, à l’implacabilité de forces qui se jouent de nous et qui jouent avec nous : « Les choses définitives ne mettent pas un dixième de seconde à se produire. » Que va-t-il se passer pour ce petit garçon de huit ans dont une tireuse de cartes a prédit à sa mère qu’elle serait veuve dans l’année ? Le spectacle de son père soufflé par un obus terroriste.

 

Mais pas soufflé n’importe comment. Et c’est là que nous touchons à l’art, à la Weltanschauung de Lemaitre et, il faut bien le dire, à ses obsessions. Le corps du père du petit garçon « s’envole », comme mu par une main géante. Il y a dans la puissance cognitive de Lemaitre une fluide mobilité qui va de l’objet à la société, une empathie qui lui permet de prévoir (de pré-voir) la valse folle d’un monde démantibulé, même sous le soleil de la douceur estivale d’un 20 mai ordinaire. Par anthropomorphisme, un échafaudage est « saisi d’un soubresaut » et « s’assoit comme à la télévision » des tables sont « saisies de convulsion », un cintre « porte une veste à parements bleus », tandis que Dieu fonctionne mentalement « au second degré », qu’une ville est « tuée net » et que les cerveaux humains sont « stupéfaits […] soufflés comme des bougies ». Dans nos sociétés complexes, où pas un millimètre carré n’est laissé au hasard, une allumette craquée au bon moment et c’est l’état d’anomie.

 

Au fait, pourquoi John Garnier a-t-il trouvé aussi facilement des obus de la Grande Guerre ? Parce que la nature, martyrisée par les hommes entre 1914 et 1918, se venge depuis tout ce temps, et parce qu’après avoir suffoqué elle respire et nous rend, comme par des renvois, ce métal de mort que nous lui avons infligé. Ces obus, qui remontent à la surface comme des « poissons morts », sont doués d’une énergie cinétique inouïe, in secula seculorum. À la disposition du premier « type seul » qui pourra mettre en échec tout un pays. En effet, la menace d’une seule bombe dans une école maternelle, c’est deux millions d’enfants à protéger et trois millions d’adultes à gérer. Le retour d’un immense refoulé.

 

Pour les plus jeunes, la chanson de Bécaud est ici.

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28 décembre 2013 6 28 /12 /décembre /2013 06:42

Thierry Aymès. La Philo en 50 chansons. Paris : Les Éditions de l’Opportun, 2013.

 

Pour écrire un tel livre, il fallait être philosophe, auteur-compositeur, musicien, féru de chanson française. You name it, comme disent les Grands-Bretons, et vous dévorez cet ouvrage très original qui prend le pari (et le gagne) d’associer des extraits de chansons populaires françaises à des développements philosophiques des plus grands penseurs de l’histoire de l’humanité.

 

Qu’ont donc Brassens, Ferré, mais aussi Clo-Clo ou Lorie à nous apprendre en matière de philosophie ? Beaucoup. Car, même si c’est à l’insu de leur plein gré, ils nous transmettent des pensées philosophiques élevées, des visions du monde originales, une phénoménologie, un « sens de l’être », pour reprendre une expression de Heidegger.

 

Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote postule que « nous sommes ce que nous répétons sans cesse ». Dans son plus grand succès, notre Clo-Clo national ne dit rien d’autre :

 

Sur toi je remonte le drap

J’ai peur que tu aies froid

Comme d’habitude

Ma main caresse tes cheveux

Presque malgré moi

Comme d’habitude

 

D’où cette puissante réflexion du philosophe grec : « L’excellence n’est donc pas un acte, mais une habitude ». Est un homme bon, est un être qui accède à la vertu celui qui réalise bien sa fonction. Le problème ici est le « malgré », annonciateur de la fin de leur amour. Par ce « comme si », les deux amants ne sont plus dans le sentiment mais dans l’artifice, dans la fin du désir (que nous retrouverons tout au long de ce livre).

 

 

Le stoïcien Sénèque aurait aimé cette chanson de Michel Sardou :

 

Elle fait chanter les hommes et s´agrandir le monde.

Elle fait parfois souffrir tout le long d´une vie.

Elle fait pleurer les femmes, elle fait crier dans l´ombre

Mais le plus douloureux, c´est quand on en guérit.

 

Il n’y a pas d’amour heureux parce que l’amour est une « maladie ». Le refrain de la chanson est inspiré du Canon de Pachelbel, avec sa basse « obstinée », immuable qui nous dit que le plus bel amour est celui que l’on veut connaître et qui nous rendra malade. Pour Sénèque, le mal d’amour est à « tenir en quarantaine », selon Aymès. D’ailleurs les Anglais « tombent » amoureux. Pour Sénèque, la passion est une maladie aux antipodes de la Raison.

 

Lorsque Céline Dion perdit sa jeune sœur de seize ans (mucoviscidose), elle se tourna (avec Jean-Jacques Goldman) vers Épicure :

 

Vole, vole, petite sœur

Vole, mon ange, ma douleur

Quitte ton corps et nous laisse

Qu’enfin ta souffrance cesse

 

Le point de vue sur la mort est nettement judéo-chrétien. Karine va rejoindre le paradis post-mortem réservé aux justes. Quant à Épicure, dans une lettre adressée à un de ses disciples, il explique que

 

Les dieux ne sont pas à craindre

La mort n’est pas à craindre

On peut atteindre le bonheur

On peut supprimer la douleur.

 

Inutile d’être effrayé par la mort, ajoute le philosophe : « la mort n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons, la mort n’est pas là et lorsque la mort est là, nous n’existons pas. » Il n’en va pas de même pour la souffrance.

 

La chanson de Johnny “ Requiem pour un fou ” (une des plus dramatiques qu’il ait jamais interprétée) pose un sacré problème :

 

Je n’étais qu’un fou, mais par amour.

Elle a fait de moi un fou, un fou d’amour.

[…]

Je l’aimais tant que pour la garder

Je l’ai tuée.

Pour qu’un grand amour

Vive toujours, il faut qu’il meure :

Qu’il meure d’amour.

 

Pour que ce raisonnement dramatique ne se morde pas la queue, il faut faire appel à Michel Foucault. Observons que Johnny n’est « que » fou d’amour, d’un amour à ce point fusionnel quand chacun n’a de l’autre qu’une vision totalement négative, et quand l’assassin impute à la victime la responsabilité de son crime. Pour Foucault, la folie est un fait culturel. Il ne faut donc pas, explique Aymès, « penser le monde en le coupant du monde où il vit. » Que Johnny soit rassuré : son crime n’est pas seulement sien ; il nous appartient en partie.

 

Peut-on, comme Camille, prendre la douleur de l’autre :

 

Lève-toi, c’est décidé,

Laisse-moi te remplacer,

Je vais prendre ta douleur.

 

Schopenhauer en aurait salivé : prendre la douleur de quelqu’un n’est pas la supprimer, d’autant que « la souffrance est le fond de toute vie ». La souffrance, nous dit l’auteur, appelle une interrogation ontologique en ce qu’elle nous oblige à donner un sens à notre être.

 

Charles Trenet ne pouvait pas ne pas rencontrer Spinoza avec son “ Y a d’la joie ”. La chanson commence par un emprunt à Verlaine : « Y a d’la joie, dans le ciel par-dessus le toit ». Mais alors que dans le poème de Verlaine (qui est en prison) tout est bleu, calme et douceur, tout est délire chez le fou chantant. Folie, liberté ; l’esprit du Front populaire est encore là. Le métro de la station Javel court vers le bois, la tour Eiffel part en balade, le percepteur refuse les impôts. Bien sûr, Trénet rêvait mais cela lui a permis d’écrire cette chanson et de réfléchir – différemment de Verlaine, bien sûr – au manque. Alors qu’il balayait une cour de caserne, Trénet s’est obligé à être heureux. D’où la philosophie de la joie de Spinoza pour qui il n’existe pas de transcendance dans la mesure où l’univers est contenu dans l’être humain. Par l’univers nous existons et nous désirons : « Le désir ne résulte pas d’un manque mais n’est rien moins que l’essence même de l’homme. » La beauté n’est pas dans la tour Eiffel qui part en balade mais dans le point de vue à partir duquel je désire. C’est par ce désir que Trénet a pu s’abstraire de sa caserne. Tandis que Verlaine, angoissé, pleurait son bonheur perdu. Tout comme Trénet, Ferrat décrètera que « c’est beau, c’est beau la vie ». Loin de toute transcendance. Les choses et les êtres « tremblent et palpitent » d’elles-mêmes.

 

Fils d’un banquier failli et véreux, Diogène le Cynique se surnomma Le Chien. Cela n’a peut-être pas échappé à Michel Fugain (et Pierre Delanoë :

 

Aime la vie, aime

Comme un voyou, comme un fou, comme un chien,

Comme si c’était ta dernière chance

Chante, oui chante.

 

Cinq ans après mai 68, on peut encore chanter la vie. Et penser comme Marc-Aurèle qu’il faut accomplir chaque action de la vie comme si c’était la dernière ». Même dans le dénuement extrême, mais choisi. Diogène ne possédait qu’un bâton et une écuelle, avant de se débarrasser de cette dernière lorsqu’il vit un enfant boire dans le creux de ses mains. Il avait trouvé la liberté absolue qui lui permit de défier l’empereur Alexandre. Tout à fait autre chose que la « liberté de penser » de Florent Pagny que l’auteur de ce livre, en tirant un peu sur la perruque, associe à Voltaire. Non, la liberté proclamée par Pagny n’est rien d’autre que le privilège de pouvoir escroquer les Français en ne payant pas d’impôts.

 

 

La “ foule sentimentale ” d’Alain Souchon était faite pour Alain Baudrillard :

 

Aïe, on nous fait croire

Que le bonheur c’est d’avoir

De l’avoir plein nos armoires

 

On connaît le célèbre carré : avoir-être, savoir-paraître. Mais il y a aussi avoir-consommer, être-penser. Lorsque la consommation tient lieu de pensée, elle efface la morale. La littérature est “ Paul Loup Sulitzérisée ” et les corps sont “ Claudia Schifférisés ”. Dès 1970, Baudrillard expliquait que la finalité de la société de consommation n’était pas d’assouvir nos désir ou de satisfaire nos besoins nos besoins mais de structurer les relations sociales. Les montres de luxe pour les utilisateurs du bon français, les voyages en avion low cost aux locuteurs d’une langue peu soutenue.

 

Une magnifique illustration de la pensée de René Girard dans cette belle chanson d’amour de Matt Pokora : “ Elle me contrôle ” :

 

Tu es désirée de tous

Sur cette île moi seul peut te combler

 

Ce qui signifie tout simplement que, pour l’auteur de La Violence et le sacré, « L’homme désire toujours selon le désir de l’autre ». Je désire Nespresso par la médiation de George Clooney. Je ne désire pas par moi-même, même si j’ai intériorisé l’objet de mon désir.

 

On conclura avec le temps (« va, tout s’en va ») et les puissantes réflexions de Vladimir Jankelévitch. Comme le temps ne suspend pas son vol, il est forcément dissocié de l’espace et de son contenu. L’Ulysse qui revient à son point de départ ne retrouve pas la même Pénélope, la même Ithaque parce qu’il est un autre Ulysse qui s’est senti « blanchi comme un cheval fourbu » et peut-être « floué par les années perdues ».

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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 16:34

Pom Bessot, Philippe Lefait. Et tu danses, Lou. Paris : Stock, 2013.

 

Il est arrivé au journaliste et producteur Philippe Lefait et à sa compagne ce qu’appréhendent tous les parents potentiels : avoir un enfant handicapé, différent, « singulier », comme lui-même et Pom Bessot ont qualifié leur fille, victime d’un accident génétique qui empêchera le développement de la parole et une croissance normale (une micro délétion sur un des chromosomes).

 

Naturellement, serais-je tenté de dire, les médecins n’avaient rien vu et avaient annoncé aux parents un gros bébé. L’intérêt de ce récit est de nous expliquer en quoi et pourquoi le long combat de ce trio sera marqué par la quête du langage, la victoire sur les mots. Les mots pour dire la singularité, les mots pour rejoindre un enfant au langage très déficient, les mots pour aveindre – comme disait Montaigne – les rivages de son propre langage. Tout cela dans un paradoxe absolu : Lou a pour père un homme du verbe et pour mère une femme de l’écrit.

 

Le long combat de Philippe, de Pom et de Lou est bien la preuve que l’être humain naît dans la langue, ou encore dans ce que Lacan appelait lalangue. Comme les personnages du film L’esquive, ils devront trouver une langue à eux qui, à la fois, les distinguera de tous les autres, mais qui ne les coupera pas non plus du reste des autres. La langue des signes sera bien sûr fort utile en cette occurrence. Pas à pas, le trio (« papa é maman é Lou ») va atteindre cette jouissance que connaît tout être qui parvient à nommer le monde, ainsi que l’a fort bien décrit Michel Leiris. Le langage n’est donc pas universel mais il est spécifique à chaque individu, chacun possédant sa propre lalangue.

 

Lou est réceptionnée dans le monde par une flèche d’un pédiatre : « Votre petite fille a une drôle de tête. » Au lieu d’accueillir leur enfant, les parents vont être « cueillis par un uppercut » qui va les faire valdinguer hors des sentiers battus par les enfants « normaux ». Une des grandes difficultés pour le père sera d’être « là », d’être présent à sa fille. Pour leur petit être singulier, ils devront prendre des chemins de traverse, explorer l’autrement, le « blues de la page blanche ». Tout de suite, ils vont comprendre que leur destin sera celui des mots enfouis au fond de la gorge de leur fille, des mots qu’ils devront sortir comme d’un puits sans fond.

 

 

Ouf, Lou n’est pas « mongolienne » ! Dès lors, il va falloir la situer sur l’échelle du handicap, sur l’éventail des différences, et surtout accepter le hasard et la nécessité de l’accident génétique – survenu comme ça et pas autrement – sans se rendre responsable d’une grossesse solitaire et angoissée, sans se demander si le couple ne paye pas avec cet enfant son battage d’aile, l’enfant devenant alors « l’œil du cyclone » d’un couple … singulier.

 

Outre son handicap, Lou va en connaître des vertes et des pas mûres. Par exemple une œsophagite peptique, quand les sucs digestifs brûlent la muqueuse de l’œsophage. Soit on opère le bébé, soit on lui fiche un cathéter dans la gorge pendant quinze jours pour permettre la cicatrisation. « Singulier » pour une mère qui a toujours été au bord de l’anorexie. Bref, le cathéter étant planté, l’enfant rejoint un service qui ne respecte pas le protocole des manipulations stériles. Pendant deux ans, Lou ne va plus manger normalement mais par une pompe qui actionne une poche de nourriture.

 

Le couple est au bord de la désagrégation. Faire « comme si », le als ob cher au philosophe Hans Vaihinger. Mais vivre dans la fiction n’est pas vivre dans le possible et ne permet pas de tenir pour réels les « toc-toc » d’une vie de couple qui a failli.

 

Pendant ce temps, Lou pousse avec sa singularité, que les parents vont assimiler par réaction métabolique, la réduire chimiquement pour l’aimer, pour en posséder la grammaire, pour pouvoir danser sans même savoir marcher.

 

À quatorze ans, Lou, si elle comprend tout, articule vaguement : « Ou-Ou », c’est Doudou, « A-i-a » Aziza, « O-i-é » Olivier. Mais elle devient autonome, peut prendre le métro seule (mais papa surveille mine de rien). Elle se sert d’un téléphone portable. Ses seins poussent, elle s’est fait percer les oreilles. Elle est normale. Ses parents savent qui elle est.

 

 

PS : Un mot sur la langue des signes. Elle fut interdite au XIXe siècle. L’anathème qui la frappait ne fut levé qu’en 1977 par le ministère de la Santé. Elle fut reconnue comme langue d’enseignement en 2005 quand Lou avait cinq ans.

 

PPS qui n’a rien à voir et n’apporte pas grand-chose. Philippe Lefait et moi avons un point commun : nous sommes tout deux nés à Hénin-Liétard, lui quelques années après moi.

 

PPPS : On me dit que Lefait déteste l'accent toulousain (que je n'ai pas adopté). C'est bien dommage.

 

 

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19 octobre 2013 6 19 /10 /octobre /2013 06:21

Lilian Mathieu. Columbo : la lutte des classes ce soir à la télé. Paris : Textuel, 2013.

 

Les aventures de l’inspecteur Colombo comptent parmi les plus grands succès des séries policières au monde. De nombreuses raisons à cela : la remarquable qualité des scénarios, la personnalité atypique du héros, le talent de l’acteur et puis surtout, comme l’explique longuement l’auteur, la jubilation chez le spectateur produite par « le renversement de la domination » qui voit le « petit » terrasser le « grand » après une longue joute presque exclusivement intellectuelle et psychologique.

 

Lilian Mathieu estime que ce renversement final, dont les spectateurs savent qu’il va se produire puisque le ou les meurtres sont commis sous leurs yeux, a tous les traits d’une revanche de classe. Il me semble que l’auteur va un peu vite en besogne, ce qui pose le problème du titre même de son livre. Avec Colombo et son monde, nous sommes toujours dans l’ambiguïté. Peter Falk – qui, comme les créateurs de la série, appartenait à la conscience progressiste étasunienne – disait lui-même que son personnage n’avait rien contre les riches. Et, ajoute Mathieu à bon escient, qu’il respectait scrupuleusement la légalité. Il est à l’évidence difficile d’évoquer une lutte de classes dès lors qu’il n’y a pas la moindre transgression, et chez le héros, et dans les situations mises en scène. À la fin de chaque épisode, une branche pourrie a été coupée et le monde continue à tourner comme devant.

 

Pour endormir la méfiance de ses proies, Colombo se fait passer pour un minus brouillon. Mais il sait parfois être tranchant, retors, presque dur (dans les tout premiers épisodes, il secouait physiquement ses suspects). Face à celui qu’il soupçonne, sa religion est vite faite. Le facteur déclenchant n’est pas de classe mais psychologique. Il se trouve que Colombo, le fils d’immigrant, a été affecté dans quartier très chic. Mais face à des pauvres, il aurait tout aussi bien réussi, son zèle eût été identique, dans son jeu du chat et de la souris. Contrairement à Hercule Poirot qui se retrouve parfois face à dix suspects, Colombo ne peut pas se tromper : il n’y a qu’un seul coupable possible et il est devant son nez. L’inspecteur reconnaît le meurtrier, non pas comme Sherlock Holmes après des raisonnements aussi savants que logiques, mais par la grâce de l’épiphanie d’un « petit détail », c’est-à-dire d’une erreur commise par un individu qui se trouve être un richard.

 

L’auteur nous fait à juste titre remarquer que la série, démarrée autour de 1970, une époque de contestation (la guerre du Vietnam n’était pas terminée mais elle est complètement absente des épisodes), s’est interrompue durant les deux présidences Reagan. Il n’aurait pas été superflu de nous expliquer pourquoi.

 

 

Mathieu a raison de nous dire que le personnage de Colombo a de vraies limites. Il serait incapable de changer une roue de voiture. Dans la perspective bourdieusienne de la distinction, il ne va pas au-delà de la musique country et son chanteur préféré est Little Richard, un rocker des années cinquante. Il est bien sûr incapable de reconnaître une œuvre de base de Tchaïkovski. Il est également volontairement limité par sa voiture cabossée, son imper fripé et son chien névrosé, dont il ne peut même pas nommer le mal puisque cette bête n’a pas de nom. Il arrive fréquemment sur les lieux de l’enquête affligé d’un rhume carabiné ou d’un fort mal de tête, ce qui l’affaiblit mais le rend fort par rapport aux suspects qui voient lui un être diminué. Est-ce par tactique ou parce qu’il suit sa pente naturelle : le fait est que l’inspecteur ne montre jamais d’hostilité ou de dégoût face aux meurtriers ? Qui, en retour et bien loin de la lutte des classes, savent lui adresser un regard admiratif quand il les démasque pour de bon. Et, naturellement, on ne le voit jamais se scandaliser devant l’opulence de ces personnes qu’il ne côtoierait jamais si elles n’étaient impliquées dans un meurtre. Est-ce parce que, comme l’analyse fort bien l’auteur, ces criminels « cumulent célébrité, culture, puissance, intelligence et séduction » et qu’ils « entretiennent leur capital social lors de cocktails où Colombo fait tache » mais où il ne se gêne pas pour consommer ? Le fait est que, comme le relève Mathieu, les criminels sont tous blancs de peau, en majorité des hommes de plus de quarante ans, donc en position de domination. Lorsque, par gentillesse ou pour l’humilier, ils font un don à Colombo (un cigare, un verre de grand alcool), celui-ci ne pouvant offrir de contre-don, il est maintenu à distance. En revanche, en présence de personnes modestes comme les secrétaires ou les chauffeurs des riches criminels, ou d’enfants (alors qu’il n’en a pas lui-même), il est plus à l’aise. Peut-être parce que, comme l’avance l’auteur, le poids de la hiérarchie sociale ne pèse plus sur lui. J’y verrais davantage un ascendant psychologique.

 

Comme la plupart des policiers – dans la fiction comme dans la réalité – Colombo est d’origine modeste. Raison pour laquelle l’auteur va un peu loin lorsqu’il parle de revanche de classe. Les riches criminels que Colombo démasque sont tous arrogants. Mais, justement, tous les vrais riches ne sont pas arrogants. Plus ils sont confiants en leur valeur et leur légitimité et moins ils traitent leurs inférieurs avec mépris.

 

PS : un correspondant me demande ce que je pense de la 403 cabriolet et de la femme absente de Colombo.

 

Pour ce qui est de la voiture, une (la?) réponse est .

 

Pour ce qui est de la femme de C., c'est plus coriace.On peut aller chercher du côté de Lacan et de la Spaltung. Columbo n'existe que par cet autre lui-même qui est absent mais qui le structure, sauf dans ce qui est vraiment lui-même : son intuition. Il y a clairement deux systèmes chez Columbo : celui du flic, parfait, et celui du type lambda, très déficient. Sa femme lui permet un enroulement sur lui-même. Sa femme relie C. au réel de la vie alors qu'il est fortement dans l'imaginaire et le fantasme en tant qu'enquêteur. Ce devrait être l'inverse. N'ayant aucune existence concrète, sa femme n'est qu'un être de paroles (rapportées). Elle est à ce point inexistante que la seule fois où il nous présente une photo de sa femme, ce n'est pas elle mais sa belle-sœur. Cette ombre de l'ombre qu'est sa femme m'amène à une seconde hypothèse.

 

Columbo est, disons pour simplifier, une création "juive" (les scénaristes, l'acteur etc.). Une œuvre policière repose sur le mystère. Les premières œuvres théâtrales européennes furent des mystères. Il n'y a religion révélée que quand il y a croyance, donc acceptation de quelque chose de mystérieux. Le chrétien admet que le Christ s'évade de son linceul et de son tombeau. Pour les juifs, la Torah est inépuisable au sens où personne ne pourra jamais en comprendre le sens dans sa totalité. Chez les musulmans, la question reste de savoir si l'islam vient de dieu.

 

La femme de Columbo servirait alors à nous faire croire en Columbo, par une sorte d'effet de réel. Pour croire en Columbo, il faut croire en sa femme. Elle réintroduit le vrai monde dans son mari par le mystère de son absence. Columbo a tout de l'autiste. Le discours de sa femme lui rend la réalité. Si elle était présente, elle serait un sujet. Or le seul sujet, c'est Columbo. Un sujet clivé, comme tous les sujets.

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6 octobre 2013 7 06 /10 /octobre /2013 08:09

 

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale. Paris : Éditions La découverte, 2013 .

 

En exergue de ce beau et très fort livre, cette constatation de Paul Nizan : « La bourgeoisie travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il lui est nécessaire de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. […] Monsieur Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui. » (Les Chiens de garde, 1932)

 

Il y a au moins trois sortes de violence. La violence physique des coups de poing, des coups de couteau, des conditions de travail de plus en plus insupportables dans les usines, mais aussi dans les bureaux. Il y a la violence de l’écart qui se creuse chaque jour davantage entre les riches et les pauvres, avec des dividendes de plus en plus substantiels et des licenciements de plus en plus nombreux. Et puis il y a la violence culturelle, de classe, comme quand les délégués du personnel d’une grande entreprise sont tolérés en bout de table des conseils d'administration.

 

Michel Pinçon est retourné dans ses Ardennes natales où, quand il était jeune, la ville et l’usine vivaient en symbiose. Aujourd’hui, les Ardennes sont sinistrées. Parcourez les 13 kilomètres qui séparent Sedan de Bouillon en Belgique. Vous passez de l’enfer au paradis, de la casse sociale totale d’une ville peuplée de 25 000 habitants au début des années 80 et qui en compte à peine 18 000 aujourd’hui à la quiète opulence de la petite cité natale de Léon Degrelle.

 

 

À Nouzonville (que connaît bien Michel Pinçon), la ville de Jean-Baptiste Clément, où l’on trouve des maisons à 500 euros le mètre carré, un fonds d’investissement californien a mis à sac une grande fonderie d’acier. Les travailleurs ont subi deux violences : celle de se retrouver au chômage et celle – tout aussi insupportable – d’un « décor sinistré qui leur dit qu’ils n’ont guère plus de valeur que les pièces moulées ratées que l’on mettait au rebut. » Fermer une usine, c’est tuer le respect du travail, l’attachement au terroir et à une commune.

 

Autre violence insupportable que tous les travailleurs de France et d’ailleurs doivent désormais subir : le dogme selon lequel leur salaire est une « variable d’ajustement », un coût et non un dû, avec ces lancinantes menaces d’externalisation alors que, comme le rappellent les auteurs, dans le calcul du prix d’une voiture (ou d’une paire de tennis) la main d’œuvre de production n'entre que pour 1/20ème dans prix final.

 

Autrefois, la bourgeoisie décrivait l’ouvrier comme un oisif, un alcoolique en puissance. Aujourd’hui, il est un fraudeur aux allocations sociales, alors que les fraudes des assurés représentent tout au plus 1% des comptes de la Sécu, contre 80% (16 milliards) liés aux cotisations patronales impayées et au travail dissimulé. Pendant ce temps, la fraude fiscale est un « sport de classe », une jouissance perverse. Les paradis fiscaux sont connus. Ils coûtent à l’État français 40 milliards d’euros par an. Par ailleurs, les représentants de la classe dominante imposent leur vulgarité : Berlusconi, ses partouzes et ses chaînes de télé ; Sarkozy qui demande à un publicitaire de lui trouver une femme, l’Etonien Boris Johnson, maire conservateur de Londres qui, lors d'une campagne électorale, lance le mot d’ordre suivant : « Votez conservateur car votre femme aura de plus gros seins et vous une BMW M3 » (Voting Tory will cause your wife to have bigger breasts and increase your chances of owning a BMW M3.). C’est en transgressant sans vergogne que le dominant « prend le pas sur le dominé, lui-même tenté de se replier sur un individualisme de dernier recours en abandonnant utopies et luttes collectives. »

 

Il faut être un Pujadas pour s’étonner que des travailleurs désespérés puissent casser du matériel. Cette exaspération n’est qu’une faible et très sporadique réponse aux humiliations endurées quotidiennement, comme le racontent des ouvriers des Ardennes reçus par le préfet : « Il nous a facturé le nettoyage de la moquette du bureau où nous avons été reçus, car nos chaussures portaient encore la trace des pneus que nous avions fait brûler pour donner de la visibilité à notre action. »

 

Pour traduire en discours politique leurs observations et analyses sociologiques, les auteurs renvoient au mythe fondateur du hollandisme présidentiel, le célèbre discours du Bourget où le futur président expliqua qu’il n’avait qu’un seul ennemi, sans nom et sans visage : la finance. Les Pinçon-Charlot renvoient Mimolette Ier dans les cordes de son mensonge. Tous les proches qui comptent dans son équipe sont en contiguïté avec la finance ou en relèvent directement : Jean-Jacques Augier, Jean-Pierre Jouyet, Henri de la Croix de Castries, Christophe de Margerie et bien d’autres encore. En pleine connaissance de cause et en pleine lumière, Hollande pratique le mélange des genres. Pierre Moscovici est un affidé du fief de Peugeot. Nicolas Dufourcq, le directeur de la Banque publique d’investissement (qui compte en son conseil d’administration Ségolène Royal et Jean-Paul Huchon), a participé à la privatisation de Wanadoo et a été directeur financier de Cap Gemini. Tout petit, déjà, Hollande savait qu’il ne se garderait qu’à gauche. En 1983, il publie, sous un pseudonyme, La Gauche bouge. Il prévient : « Finis les rêves, enterrées les illusions, évanouies les chimères. Le réel envahit tout. Les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires, les effectifs de la police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée. » L’Enarque n’a pas encore 30 ans quand il écrit ces lignes. Pas étonnant qu’il capitulera devant les grands entrepreneurs, devant les banquiers, dès sa première année de mandat, en prenant dans la poche des citoyens ordinaires pour abonder les caisses des capitalistes.

 

De Gaulle avait choisi comme Premier ministre le fondé de pouvoir de Rothschild. Sarkozy avait recruté François Pérol, associé de cette même banque, comme secrétaire général adjoint de l’Élysée. Au même poste, Hollande nomma Emmanuel Macron, un autre associé-gérant de cette même banque. Le ministère des Finances fera de Rothschild (« sans nom et sans visage », bien sûr) son interlocuteur préféré en lui déléguant des missions publiques. Il n’est plus une seule décision d’importance prise au sommet de l’État sans qu’elle ait été expertisée par Rothschild, Lazard à la rigueur. Sont-ce ces établissements privés qui ont conseillé à Hollande de baisser le taux de l’épargne populaire et de soustraire des milliards d’euros réservés au financement des logement sociaux et à l’aide aux collectivités locales ? Sont-ce ces banquiers qui ont inspiré la loi de « sécurisation de l’emploi » (sic) qui démantèle le droit du travail, accroît la précarisation ? Seuls six députés socialistes se prononceront contre ce texte scélérat. 

 

 

Tout est discours. Avez-vous récemment entendu un dirigeant prétendument socialiste (ne parlons pas de Hollande ou Ayrault) prononcer le mot « ouvrier » ? Les Solfériniens vivent dans le monde « réenchanté » du Medef. Un monde où la crise de 2008 n’est pas dû aux banquiers véreux et aux entrepreneurs voyous mais aux “ avantages acquis ” (alors qu’il s’agit de droits conquis) des travailleurs. Le discours dominant édulcore la réalité. Il n’y a plus de clochards mais des SDF, plus de chômeurs mais des sans-emplois. Les plans de licenciement sont des plans sociaux, voire des plans de sauvegarde de l’emploi. Les privatisations sont des cessions d’actifs publics. Jospin, ce grand poète, parlait même de respiration. Le discours « arrache aux individus un consentement volontaire aux règles qu’il impose ». En premier lieu, son temps, qui doit être productif, même la nuit. Il faut que le travailleur « désire » faires des heures supplémentaires, et que, comme dans tout univers totalitaire, il « aime » Big Brother, son exploiteur.

 

Les techniques d’asservissement sont désormais d’une inventivité inouïe. La société Nestlé a proposé aux salariés de plus de cinquante ans d’une filiale italienne de diminuer leur temps de travail de 40 à 30 heures par semaine, avec une baisse de salaire de 25 à 30%, afin de promouvoir la candidature d’un de leurs enfants à un emploi aux mêmes conditions dans la même entreprise. Ceci est révélateur du désarroi, du manque de résilience, de la désorganisation du monde salarial. Quand on pense que la Maison de la Mutualité est désormais gérée par le groupe international GL Events et que Sarkozy y a prononcé son discours du 22 avril 2012 pour y reconnaître sa défaite ! Billancourt a été éradiqué. La navigation de plaisance a envahi les ports de pêche. Comment mieux tuer la mémoire des luttes ? Il y a aujourd’hui dix fois moins d’emplois industriels à Paris qu’en 1999.

 

« Quoi qu’ils fassent, « les dominés ont tort », nous disent les auteurs. Ceux des syndicats qui luttent encore un peu, qui n'acceptent pas l'ordre financier du monde, sont taxés de populisme. Tout comme – et ce n’est pas un hasard – le Front de Gauche. Le Figaro, quant à lui, n’est pas taxé de « bourgeoisisme ». Et Arnault de « richichisme ».

 

Espérons qu’un jour Michel Pinçon pourra prendre le temps de nous raconter les Ardennes de son enfance. Cela ne nous rendra pas plus riches. Plus forts, peut-être.

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10 septembre 2013 2 10 /09 /septembre /2013 08:27

Maxime Vivas. Le Gueuloir. Paris : Le Léopard démasqué, 2013.

 

Maxime, il faudrait voir à se calmer. Un livre par mois ! Mieux que Simenon ou Guy des Cars !

 

Conséquences :

 

1) Ça m’épuise de rendre compte de tes productions,

 

 2) Ça va finir par se voir qu’on se connaît.

 

Maxime a une culture littéraire considérable. Alors, un jour, comme Lénine, il s’est dit : « Que faire ? », que faire de ce savoir sans être pédant et casse-bonbons ? Comment faire partager mon amour de la littérature ?

 

Il a eu l’idée apparemment saugrenue suivante : rassembler cent écrivains morts (avec les vivants, on ne sait jamais, il y en a qui bougent encore), de toutes les époques dans la grande galerie des Glaces du château de Versailles dans l’attente de la désignation du « Meilleur écrivain mondial de tous les temps ». Superbe idée refusée par un grand éditeur (dont le nom commence par un G) qui l’aurait acceptée si elle avait été proposée par un écrivain connu.

 

 

Aucun des propos attribués aux cent gloires littéraires n’a été inventé. Ce qui fait, évidemment, le suc de ce livre. L’ami Pierre Lemaitre le disait récemment : « comme la télé, la littérature peut rendre fou. » Et pas que Céline ou Jean-Edern Hallier. Ce ne sont qu’insultes, plagiats, coups bas. Comment Voltaire, une des plus grandes intelligences qui fût, a-t-il pu réduire l’œuvre de Shakespeare, cet « histrion barbare » qu’il dénommait « Will Shakespeare », à « quelques perles dans un énorme fumier » ? Pourquoi Flaubert a-t-il pu écrire de Balzac « Quel homme eût-il été s’il eût su écrire ? » ? Comment a-t-il pu penser de George Sand « on sent les fleurs blanches ; cela suinte, et l’idée coule entre les mots, comme entre des cuisses sans muscles. » ? Il est vrai qu'il avait la détestation facile (sauf pour les pantoufles de sa chère et tendre devant lesquelles il se masturbait). Il haïssait la démocratie (il pensait valoir vingt électeurs de son village), ceux qu’il appelait les « communeux » qu’il comparaît à des « chiens enragés ».

 

Pourquoi Mauriac a-t-il renvoyé Les Faux-Monnayeurs de Gide dans les cordes, « livre raté » d’un écrivain qui se voulut être un grand romancier « mais qui n’en fut pas un » ? C’est que, pour un écrivain, un bon confrère est un confrère mort. Alors Hugo assassine Stendhal : « Le Rouge et le noir, j’ai tenté de lire ça, mais comment avez-vous pu aller plus loin que la quatrième page ? »

 

Cet univers est peuplé d’egos boursouflés.  Il ne suffit pas d'y proclamer « je suis le meilleur » : il faut ajouter « les autres sont de pauvres merdes ». La puissance créatrice ne suffit pas. Il faut exister contre les autres, au besoin en suscitant les renvois d’ascenseur, les manigances, la corruption.

 

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23 août 2013 5 23 /08 /août /2013 07:33

Maxime Vivas. L’irrésistible déchéance de Robert Ménard ; candidat du Front national. Paris : Les Éditions Arcane 17, 2013-08-22

 

Comment peut-on avoir été un défenseur de la liberté d’expression, celle des journalistes en particulier, et écrire des livres comme Vive Le Pen ! et Vive l’Algérie française !? Cela dépasse l’entendement, mais n’a pas empêché Maxime Vivas de continuer à travailler sur le cas Ménard, sur les agissements d’un homme qui n’est malheureusement pas une exception française et qui nous amène à nous demander si on en finira un jour avec la peste brune, avec les remugles et les régurgitations pétainistes, royalistes, primairement anticommunistes, et tellement décomplexés.

 

Même Sarkozy, c’est tout dire, se méfiait de Ménard à qui il n’accorda la Légion d’honneur que du bout des doigts et en se pinçant le nez. Cette breloque avait été demandée par un ancien responsable des étudiants communistes, Bernard Kouchner pour ne pas le nommer, souvent présent quand un coup foireux se prépare. Quand on pense que Kouchner a accordé cette faveur à un individu qui « admire toujours » les militants de l’OAS de son enfance oranaise !

 

 

 

Déjà auteur de La face cachée de Reporters sans frontières. De la CIA aux Faucons du Pentagone (2007), Maxime Vivas observe le problème Ménard par le bon bout de la lorgnette : comment se fait-il que la corporation des journalistes, pourtant suffisamment conscientisée, ait pu laisser se développer en son sein un tel expert en manœuvres aussi basses et dangereuses. Comment a-t-elle pu permettre à ce « coucou de pondre en son nid » un tel œuf ? Comment un homme de médias aussi sulfureux a-t-il pu paraître sur les plateau de télé encore plus souvent que Roselyne Bachelot ?

 

Lorsque l’on observe le parcours de cet individu, on est tenté de le croire incapable de décentrement : il faillit entrer au séminaire (sa mère s’y opposa), puis il fut anarchiste, trotskiste, socialiste, sarkoziste. Mais il y a les faits. À 20 ans, en pleine période de grèves lycéennes, au Lycée Jean-Moulin (sic) de Béziers, il donne des cours à quelques élèves pour qu’ils assurent leur cursus. Il ne tombe pas du côté d’où il penche. Il vient de l’extrême droite la plus âcre et la plus revancharde.

 

Il fait l’apologie de la torture, ce qui est interdit en France et par l’ONU (même si ses amis Étasuniens la pratiquent massivement), avec un argument à la Sarkozy : « moi, si ma fille était … et bien le type qui … je peux vous dire que… ». Il souhaite le rétablissement de la peine de mort. Il est contre la parité. Il soutient les militants pro-vie. Il est contre la modernisation de l’Église. Contre les syndicats.

 

Mais il est pour le régime quatarien, tellement démocratique, surtout quand il le stipendie ; il est pour l’encore plus démocratique Géorgie. Il est pour qu’on fiche la paix à Faurisson. Il est pour la censure lorsque ses propres manigances sont ou risque d’être dénoncées. Et, surtout, il est pour les Ricains, pour la CIA. Il lui faut deux ans pour dénoncer le bagne de Guantanamo (peut-être qu’en France il aurait rejoint la Résistance en 1947).

 

Comme il y a tout de même une justice, Ménard est désormais tricard à peu près partout. Au Quatar, mais surtout à l’Unesco, à l’ONU, à l’Union internationale des télécommunications. Et puis aussi dans diverses stations de radio et de télévision où il a sévi.

 

Ménard n’est pas un opportuniste. C’est désormais un idiot utile. L’idiot de l’alliance, à Béziers et ailleurs, du Front national et de la droite traditionnelle. Pour « accéder aux manettes », explique Maxime Vivas, le FN a besoin d’alliés, de poids mouche qui testeront « la solidité du ponton qui enjambe la rivière qui sépare la droite du Front national. Dans leurs veines coule un même fiel. »

 

Tout est dit.

 

 

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2 août 2013 5 02 /08 /août /2013 12:44

Pierre Lemaitre. Au revoir là-haut. Paris, Albin Michel 2013.

 

 

Je ne suis pas sûr que Pierre Lemaitre connaisse cet extrait d’Un Peu d’air frais, publié par George Orwell en 1939 :

 

« À la guerre, il arrive aux gens des choses extraordinaires. Et ce qu’il y a de plus extraordinaire que la façon dont on y trouve la mort, c’est la façon dont celle-ci vous épargne parfois. On aurait dit un flot impétueux vous emportant vers votre dernière heure et vous abandonnant soudain dans un bras mort, occupé à des tâches invraisemblables et futiles, avec une solde améliorée. Il y avait des bataillons de travailleurs traçant dans le désert des routes ne menant nulle part, des types oubliés dans des îles au milieu de l’océan, avec pour mission de repérer des croiseurs allemands coulés déjà depuis des années, des ministères de ci et de ça employant des armées de scribes et de dactylos qui subsistaient longtemps après avoir perdu leur raison d’être, par simple force d’inertie. On fourrait des gens dans des emplois sans objet, et ensuite ils y étaient perdus de vue jusqu’à perpète. »

 

Le narrateur de ce roman publié juste avant la Seconde Guerre mondiale nous dit que la guerre et, mieux encore, l’après guerre, c’est la mort de la démocratie (entre autre parce que la surabondance de bureaucratie laisse libre court à la bêtise et l’arbitraire), la lutte des classes exacerbée au profit des puissants et le bordel – pas vraiment joyeux – organisé.

 

L’histoire de ce roman, où Lemaitre se renouvelle complètement, est à la fois extravagante et fortement réaliste : Édouard, un fils de la grande bourgeoisie, artiste, homosexuel, a sauvé Albert, modeste comptable, d’une mort atroce au prix de sa défiguration par un éclat d’obus. Le lieutenant Pradelle, arriviste méprisant, va tenter de briser les deux hommes avant de se lancer après la victoire dans une arnaque ignoble consistant à vendre aux collectivités des cercueils remplis de terre et de cailloux, de morceaux de cadavres français, voire de soldats allemands. Les deux héros vont, quant à eux, monter une entourloupe plus géniale encore que celle de l’officier en profitant du climat du moment où le culte des Poilus est, en surface en tout cas, la nouvelle religion, pendant que les marchands du temple prospèrent comme jamais. Il s’agira de lancer une souscription nationale auprès des municipalités pour l’achat de monuments aux morts qui n’existeront que sur le papier. La première arnaque m’a remémoré une escroquerie similaire qui fit la fortune d’un industriel français dans les années cinquante, pendant et après la guerre d’Indochine. La seconde est le fruit de l’imagination de l’auteur, alors qu’elle semble au moins aussi authentique que la première.

 

Je me demande si un roman a jamais aussi bien filé la métaphore de la chair à canons et celle de la lutte des classes autour de la guerre. Comme Orwell (qui combattit en Espagne), Lemaitre nous rappelle que les champs de bataille sont le lieu de la pestilence, d'une géhenne “ boschienne ” (« à la première accalmie, des rats gros comme des lièvres cavalent avec sauvagerie d’un  cadavre à l’autre pour disputer aux mouches les restes que les vers ont déjà entamés »), de la machine aveugle qui détruit le libre arbitre et qui broie (pour le soldat de base, l’ennemi c’est l’officier et non le bougre d’en face ; entre eux, une ligne de démarcation qui n’est pas que de verre). Dans cette lutte de classe poussée à l’extrême, l’individu cesse de résister car il sait, pour ne citer que cet exemple bien connu, que le refus de porter un pantalon rouge taché de sang peut l’amener devant un peloton d’exécution. S’il en allait autrement, les guerres ne dureraient pas trois semaines. Pendant les combats, les soldats sont durement manipulés : on leur demanderait d’aller se battre sur la lune, ils iraient. La résignation peut déboucher sur la déraison :

 

« [Les soldats] en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça [par un armistice], avec autant de copains morts et autant d’ennemis vivants, on a presque envie d’un massacre, d’en finir une fois pour toutes. On saignerait n’importe qui. »

 

Après les combats, la machine guerrière est tellement lourde qu’elle ne peut s’arrêter, comme un Titanic sur son erre. Les Poilus ne servent plus à rien, mais on ne parvient pas à les démobiliser comme il convient, c’est-à-dire en leur donnant un métier autre que celui d'homme-sandwich et en réinsérant dans la société les blessés, les handicapés, les cassés de manière honorable.

 

Toujours près de ses personnages qui ont leur chance parce qu’il ne les juge pas, Pierre Lemaitre tient son lecteur en haleine pendant plus de 500 pages grâce à des intrigues aux rebondissements dont il a le secret et à des trouvailles stylistiques éblouissantes. Je ne déflorerai pas l’utilisation « daliesque » que l’auteur fait d’une tête de cheval mort car elle est consubstantielle au fil rouge du récit. J’ai quand même plaisir à citer la rencontre d’Albert avec la créature :

 

« Il agrippe la tête de cheval, parvient à saisir les grasses babines dont la chair se dérobe sous ses doigts, il attrape les grandes dents jaunes et, dans un effort surhumain, écarte la bouche qui exhale un souffle putride qu’Albert respire à pleins poumons. Il gagne ainsi quelques secondes de survie, son estomac se révulse, il vomit, son corps tout entier est de nouveau secoué de tremblements, mais tente de se retourner sur lui-même à la recherche d’une once d’oxygène, c’est sans espoir. »

 

Et j’invite à lire et relire les descriptions des combats, en d’autres termes la manière dont le Moloch pulvérise les combattants. Sous le feu d’enfer, Albert va, pense-t-il, mourir dans un trou d’obus. Voyez ceci :

 

« Et là, à la place du ciel, à une dizaine de mètres au-dessus de lui, il voit se dérouler presque au ralenti, une immense vague de terre brune dont la crête mouvante et sinueuse ploie lentement dans sa direction et s’apprête à descendre vers lui pour l’enlacer. Une pluie claire, presque paresseuse, de cailloux, de mottes de terre, de débris de toutes sortes annonce son arrivée imminente. » Une pluie claire et paresseuse : il fallait l’oser !

 

Lemaitre a désormais, non pas une, mais des manières de raconter, légèrement différentes, pour chacun de ses textes, et à l’intérieur d’un même texte. Tout coule comme de l’eau de source. Il y a chez lui une volonté d’imaginer très forte, un imaginaire puissant (ce qui n’est pas la même chose), le courage, le dessein de surprendre (avec ce qu’il faut de fantaisie, de dinguerie), et un très grand besoin d’écriture au sens durassien du terme. Au pire moment du récit, Lemaitre nous impose son humour machiavélique. Que donne-t-il après la « pluie claire » ? Un petit conseil technique :

 

« Albert se recroqueville et bloque sa respiration. Ce n’est pas du tout ce qu’il faudrait faire, au contraire, il faut se mettre en extension, tous les morts ensevelis vous le diront. » Se mettre en extension quand on va mourir au fond d’un trou d’obus ! Et puis quoi encore ? La remarque parfaitement idiote selon laquelle le petit comptable, au moment où des tonnes de terre, de cailloux, de ferraille vont l’asphyxier, ressemble, en temps normal – il y a beaucoup de peintres et de tableaux célèbres dans ce récit, à un Tintoret. Magnifique enchevêtrement du tragique et du comique. Sublime mais dérisoire irruption de la culture dans l’horreur séculière. On retrouvera cet embrouillamini au niveau de la nation. L’auteur nous explique par le menu ce qui se passe quand les militaires sont au pouvoir, comme pendant la période de démobilisation. Le chaos est « indescriptible ». Les morts sont enterrés, déterrés, réinhumés dans une puanteur qui n'importune guère les narines des dirigeants. Les gares sont pleines des cercueils qu’on est parvenu à extirper du front. Sous l’apparat, le sacré de l’honneur à rendre à ceux qui sont tombés, il y a la grande bouillie des cadavres anonymes de Poilus entombés n’importe comment : on brisera des nuques, on coupera des pieds, on cassera des chevilles pour faire entrer ces déchets humains dans des cercueils d’un mètre trente de long. Au passage, on raflera quelques montres, quelques tabatières, quelques alliances. Pour les capitalistes effrénés, les cadavres en putréfaction sont une marchandise. Cela n'adviendra que parce que le monde des affaires aura pris le pas sur les élus et l’administration. À la pestilence des champs de bataille succédera la puanteur de la vie politique et économique. Comme les soldats au Chemin des Dames, les citoyens qui sombreront seront ensevelis par les margoulins.

 

Lemaitre excelle dans l’ironie. Qu’un artiste, défiguré par un énorme trou béant en plein milieu du visage, un trou où l’on passe le poing sans peine, dessine des enfants de profil, il fallait le tenter ! Il faut suivre les méandres de l’instance narrative de l’auteur :

 

« Certes, la guerre avait été meurtrière au-delà de l’imaginable, mais si on regardait le bon côté des choses, elle avait permis aussi de grandes avancées en matière de chirurgies maxillofaciale. »

 

Ou mieux encore lorsqu’il y a une rupture de temps qui fait qu’on ne sait plus très bien qui parle :

 

« Ajoutez à cela qu’il était assez beau. Il fallait aimer les beautés sans imagination, bien sûr, mais tout de même, les femmes le désiraient, les hommes le jalousaient, ce sont des signes qui ne trompent pas. »

 

Le narrateur chez Lemaitre n’est jamais totalement objectif. Il joue avec les personnages sans se jouer d’eux, il les investit par différents côtés, mais pas globalement. Lemaitre, qui est pourtant fin psychologue, nous livre juste ce qu’il faut de la psychologie de ses créations. L’important pour lui est ailleurs. D’abord, dans la verticalité de ce monde déshumanisé (Au revoir là-haut), qui est la métaphore centrale, parce que politique, du livre :

 

« De se retrouver comme ça dans une fosse, même aussi peu profonde, de vraies sueurs d’angoisse le saisissent malgré le froid qui est descendu, parce que, avec lui dans le trou et le capitaine au-dessus campé sur ses jambes, toute l’histoire lui remonte à la gorge, il a l’impression qu’on va le recouvrir, l’ensevelir, il se met à trembler, mais il repense à son camarade, à son Édouard, et il se force à se baisser, à reprendre son ouvrage. »

 

C’est cette verticalité qui permet à l’officier, âme damnée du récit, d’être à la fois ferrailleur et membre du jockey-club, de reconstruire la demeure familiale en trois coups de cuiller à pot, en exploitant, selon une hiérarchie subtile, des travailleurs chinois, sénégalais et français.

 

L’important est en outre pour l’auteur de montrer comment les personnages, y compris l’ancien officier, sont les marionnettes figées d’une histoire qui ne se fait plus. Dans cet objectif, Lemaitre use abondamment du présent et invente un système de ponctuation qui nivelle les actants du récit, les ramène sans arrêt au niveau du sol ou plus bas que terre. Trois exemples entre cent :

 

« Maintenant, le voilà seul dans cette pièce, la porte est refermée, on va prévenir que M. Maillard est ici, son fou rire est calmé, ce silence, cette majesté, ce luxe vous en imposent quand même. »

 

« « Elle est derrière lui, en tablier ou en blouse, et porte un enfant dans ses bras, elle pleure, ils sont jeunes tous les deux, il y a le titre au-dessus du dessein : Départ pour le combat. »

 

« Ils avancent groupés, l’un tient haut son fusil prolongé par une baïonnette, le deuxième, près de lui, le bras tendu, s’apprête à lancer une grenade, le troisième, légèrement en retrait, vient d’être atteint d’une balle ou d’un éclat d’obus, il est cambré, ses genoux cèdent sous lui, il va tomber à la renverse… »

 

Dans tous ses romans, Lemaitre aime désarçonner le lecteur par des rebondissements totalement imprévus. Au revoir là-haut en compte une paire, sidérants. Mais ce que j’affectionne particulièrement dans ces pages censées narrer la petite et la grande histoires, c’est l’utilisation par l’auteur de prolepses qui authentifient un récit qui n’est que pure invention :

 

« Évidemment, voir comme ça Édouard Péricourt allongé dans la gadoue le 2 novembre 1918 avec une jambe en bouillie, on peut se demander si la chance ne vient pas de tourner, et dans le mauvais sens. En fait, non, pas tout à fait, parce qu’il va garder sa jambe. Il boitera le restant de ses jours, mais sur deux jambes. »

 

Au fait, quid de ce titre bizarroïde ? Quelques instants avant d’être fusillé pour traîtrise le 4 décembre 1914, le soldat Jean Blanchard écrivit ces quelques mots à sa femme : « Je te donne rendez-vous au ciel où j’espère que Dieu nous réunira. Au revoir là-haut, ma chère épouse… »

 

Blanchard fut réhabilité le 29 janvier 1921.

 

J’encourage tous les élèves de France à lire ce grand roman. Cela compensera un peu l’asthénie de l’enseignement de l’histoire dans nos classes.

 

 

 

Pour mémoire : j'ai rendu compte de Cadres noirs ici ; d'Alex ici ; et de Sacrifices ici.

 

Date de publication : 21 août 2013.

 

Photo : N R-G. dr.

 

 

 

 

 

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