Il y a peu, ma petite
dernière, âgée de sept ans, me pose la question suivante :
– C’est quoi, papa, des homosexuels ?
C’est à ce type de questionnement d’enfant que l’on constate que, malgré tout, les choses évoluent. À son âge, en 1955,
jamais je n’aurais posé cette question à mes parents, d’autant que le vocable m’était totalement inconnu.
Partant du principe qu’il faut toujours répondre aux questions des enfants, au niveau où elles sont posées, je lui explique
que des homosexuels sont des hommes ou des femmes qui aiment les personnes du même sexe. Ils peuvent vivre ensemble, plus ou moins longtemps, comme les autres couples. L’un des membres de ma
famille (anciennement hétéro et père d’une grande fille) vivant désormais avec un autre homme, ce qui n’a pas échappé à ma gamine, je me suis dit qu’il était inutile de tourner plus avant autour
du pot.
Ce qui a changé, c’est que le statut d’homosexuel est désormais accepté, banal, légalement reconnu, dans pratiquement tous
les secteurs de la société. Dans les années soixante-dix, un Premier ministre britannique était homosexuel. Ce n’était jamais dit en ces termes. Lorsque, très rarement, sa vie privée était
évoquée, les médias le qualifiaient de célibataire (“ bachelor ”). Autres temps, autres mœurs, la presse, même populaire, n’excitait pas les lecteurs avec des allusions ou des faits
plus ou moins croustillants le concernant (dans ce domaine, comme dans d’autres, l’offre et la demande, c’est l’histoire de la poule et de l’œuf).
Puisque nous sommes en pays anglo-saxon, restons-y un instant. Depuis quelques décennies, les Étatsuniens, puis les
britanniques (puis la terre entière) ont remis au goût du jour le terme “ gay ”. Une manière de se réapproprier le stigmate, sans pour autant le faire disparaître, au contraire (comme
pour “ Black ” ou “ Beur ”). “ Gay ” vient du français gai. Plus exactement d’un vocable de vieux provençal venant lui-même du latin “ vagus ”, appliqué aux
personnes vivant très librement, sans contraintes (divaguer). À l’origine, plutôt péjoratif, le mot demeurera, au fil des siècles globalement positif : gai comme un pinson, le gai savoir (la
poésie des troubadours), des couleurs gaies, « rien de plus gai que la vraie sagesse » (Montaigne), « gai, gai ! marions-nous », avoir le vin gai. En anglais, à la
Renaissance, le terme était franchement positif, connotant une idée d’exubérance, de joie, de force physique. Très rapidement, “ gay ”en vint à qualifier des personnes aux mœurs
dissolues. Dans le même temps, il fut utilisé pour des couleurs vives, mais aussi un accoutrement tape-à-l’œil. Le sens d’homosexuel (surtout pour les hommes) date des années 1930 et vient du
monde carcéral. Il faudra attendre 1965-1970 pour que le français adopte cette acception.
La question de ma fille m’a remis en mémoire un épisode de mon enfance, vers 1956-57. J’avais huit ou neuf ans. Avec mes
parents, nous étions allés à Orly pour nous retrouver exactement dans l’état d’esprit de la chanson de Bécaud “ Dimanche à Orly ” :
Je m'en vais le dimanche à Orly
Sur l'aéroport on voit s'envoler
Des avions pour tous les pays
Tout l'après-midi... y'a de quoi rêver (link)
En ce temps-là, Roissy n’existait pas, le terrorisme dans les aéroports non plus. On pouvait se promener comme on voulait,
accéder à la terrasse d’où l’on voyait les avions sur les pistes ou les aires de stationnement. Point de ces boyaux qui relient la chambre d’embarquement aux aéronefs, mais des passerelles
(parfois télescopiques). Point de policiers ou de soldats déambulant par deux, armés jusqu’aux dents. Orly était un monde ouvert, accueillant, propice à la rêverie.
Nous étions donc une cinquantaine de personnes sur la terrasse, contemplant de tous nos yeux des passagers descendant d’une
caravelle. Sous nos pieds, des amis, de la famille, pour les accueillir. Parmi eux, nous n’avions pas remarqué une personnalité très connue de l’époque, académicien, écrivain,
cinéaste : Jean Cocteau. En revanche, nous reconnûmes instantanément Jean Marais, descendant de l’avion. Marais était alors, avec Gabin (link), l’acteur le plus célèbre de France. Belmondo et Delon n'étaient pas encore
éclos. À mes côtés, deux ménagères de moins de cinquante ans, du Nord de la France, comme nous. L’une commença à s’époumoner et s’égosiller en hurlant : « Jean, Jean,
regardez-nous, nous sommes là ! ». Le beau Jean (je l’imaginais plus grand), qui ressemblait un peu à mon père, sourit vers nous et poursuivit son chemin vers la porte d’entrée située à
nos pieds. Il se précipita dans les bras de Jean Cocteau et les deux hommes échangèrent un patin, une pelle de cinéma. Magnifique.
Nous fûmes tous, chacun à notre manière, interloqués. Pas la Nordiste vociférante, qui continua à
s’égosiller : « Jean, Jean ! ». Pour la faire taire, son amie lui dit alors – et cette phrase me poursuivra jusqu’à ma mort – « Tais-toi, il y a
monsieur Marais qui dit bonjour à monsieur Cocteau ! »
Je n’avais vu Jean Marais que dans les bras de Viviane Romance ou Françoise Christophe. Plus tard, mes enfants le
découvriraient dans le rôle d’un père incestueux dans Peau d’Âne avec Catherine Deneuve.
Je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui beaucoup plus d’homosexuels que quand j’étais gosse. Seulement, à l’époque,
l’homosexualité n’était évoquée, tolérée que dans les milieux artistiques (un couple de mineurs de fond homosexuels vivant ensemble dans un coron d'Hénin-Liétard était aussi impensable qu'un
voyage vers Jupiter). Dans le théâtre, en particulier, où la proportion était importante. Dans les années soixante, on savait tous que les acteurs Jacques Charon et Robert Hirsch (qui venait de
la danse classique) étaient plus que des collègues de travail. De temps en temps, Paris Match s’amusait à publier des photos d’Anabelle Buffet en compagnie de sa copine Françoise Sagan.
Anabelle avait épousé Bernard, le célèbre peintre, qui venait de quitter Pierre Berger. Tout cela était beaucoup plus compliqué que les frasques de l’inénarrable Jacques Chazot.
De retour à la maison, le soir, je demandai à mon père pourquoi Marais et Cocteau s’étaient donné « un baiser
d’amour ». Fort gêné, mon père, qui était un instituteur moyennement coincé pour l’époque, me répondit : « Ce sont des invertis. »
Ce fut tout. Naturellement je compris « avertis ». Lorsque, quelques mois plus tard, je tombai sur l’expression
« un homme averti en vaut deux », la confusion fut totale. Je ne sais plus trop ce que je fantasmai à l’époque, mais cela ne dut pas être triste ! Ce fut peut-être gai...
Mon père à 20 ans. Un petit air de Jean Marais, mais en mieux !