Mon ami et camarade Xavier Lambert (professeur à l'Université de Toulouse Le Mirail) a récemment prononcé cette allocution très argumentée devant des universitaires tunisiens. Son constat sur l'évolution de l'enseignement supérieur et de la recherche est accablant.
Je voudrais tout d’abord exprimer toute ma solidarité avec le peuple tunisien qui a su nous montrer depuis ces dernières années que l’obstination finissait par payer dans la lutte pour l’émancipation et la prise en main de leur destinée par les peuples eux-mêmes. Je sais que cette lutte a été difficile, certains l’ont payée de leur vie il n’y a pas si longtemps encore, d’autre sont encore menacés, et je pense en particulier à mon ami Habib Kazdaghli qui est toujours sous le coup d’une inculpation pour son juste combat pour la défense des valeurs universitaires et des libertés académiques, et qui n’est pas à l’abri qu’un fanatique armé par certaines puissances religieuses s’en prenne à sa vie. Je sais aussi combien la vie est dure pour nombre d’intellectuels et d’artistes aujourd’hui encore. Mais vous avez fait un bond en avant considérable avec l’adoption de votre constitution. Certains points restent problématiques, sans doute, mais, compte tenu du contexte, c’est un grand progès et la preuve qu’on ne peut pas gouverner sans le peuple. Il faut saluer le gros travail de mobilisation qui a été effectué par les forces démocratiques, dont l’UGTT en particulier, et leur esprit de responsabilité, sans lesquelles cette victoire n’aurait pu avoir lieu. J’ai lu récemment que des intellectuels proposaient que le prix Nobel de la paix soit attribué à l’UGTT. Je pense qu’effectivement c’est amplement mérité.
Je suis donc extrêmement flatté de votre invitation à ce colloque dont je mesure à la fois la valeur politique et symbolique. Fervent défenseur des valeurs universitaires et des libertés académiques dans mon combat d’universitaire, de syndicaliste et de militant politique, j’ai pleinement conscience de ce que peut représenter un tel colloque.
Du point de vue de l’universitaire français que je suis, votre combat et le mien se rejoignent sur les valeurs que nous défendons, à ceci près que pour nous, en France, notre histoire et nos luttes nous ont éloignés de la tutelle religieuse avec ce qu’elle représente souvent de réactionnaire. Néanmoins, nous avons d’autres motifs d’inquiétude, qui seront peut-être les vôtres dans un avenir relativement proche. Si la religion ne menace pas nos libertés académiques, elles sont menacées par un ennemi non moins préoccupant, les marchés.
Avec le concept d’économie de la connaissance, le projet de la finance internationale est de soumettre au plus près l’Enseignement Supérieur et la Recherche aux lois du marché et de ses intérêts. Et la revendication du retrait du secteur éducatif dans son ensemble de l’OMC est probablement une des premières revendications à soutenir.
L’université a ceci de particulier qu’il ne s’agit pas seulement d’un espace de diffusion de connaissances, mais aussi et surtout d’un espace de création de connaissances. La fonction même des enseignants chercheurs, qui représentent l’essentiel du personnel enseignant, est d’articuler enseignement et recherche. C’est-à-dire que l’activité d’enseignement et l’activité de recherche sont consubstantiellement liées au point qu’elles se nourrissent l’une et l’autre par des allers-retours dialectiques. Vouloir découpler ces deux missions essentielles en licence comme cherche à le faire les deux derniers gouvernement français est non seulement un non-sens, mais relève d’une conception à la fois utilitariste et technocratique de l’université, même si cette question recouvre des réalités différentes selon les disciplines.
Les enjeux de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche font l’objet en France notamment d’une attention toute particulière des gouvernements qui se sont succédés ces dernières dizaines d’années au point qu’un ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche a été spécifiquement depuis 2007 après différents épisodes, généralement sous des gouvernements de droite. Cette situation montre avec évidence que l’Enseignement Supérieur et la Recherche représentent un enjeu stratégique incontournable pour les gouvernements qui se sont succédés jusqu’à aujourd’hui encore. C’est un enjeu national mais, le processus de Bologne l’a bien montré, c’est un enjeu à l’échelle internationale dans la course aux profits des grands groupes économiques et financiers.
Avant de rentrer plus avant dans l’analyse de ces enjeux et de leurs conséquences sur les politiques d’Enseignement Supérieur et de Recherche qui se mettent en œuvre à marche forcée depuis 2007 en particulier, peut-être pourrions-nous tenter de proposer quelques approches sur ce qu’est, ou que devrait être, intrinsèquement le travail de recherche dans le cadre de l’Université.
Il me semble qu’on pourrait définir la Recherche par la mise en œuvre de processus mentaux qui, par expérimentation et confrontation au réel, aboutissent à la définition de nouveaux paradigmes, c’est-à-dire de nouvelles références quant aux représentations du réel, dans le cadre d’un rapport dialectique entre changements quantitatifs et bond qualitatif, le bond qualitatif aboutissant au changement de paradigme. Cela suppose donc une approche analytique, donc critique, des représentations déjà en place sans laquelle il ne peut y avoir élaboration de nouveaux paradigmes.
Le rapport au réel, dans cette définition, est à la fois problématique et asymptotique. Il est problématique parce que le réel, c’est ce qu’on n'a pas encore réussi à définir. Il est de l’ordre du surgissement. Et c’est parce qu’il surgit qu’il pose problème. Le rôle du chercheur serait de tenter de trouver des solutions à partir des images mentales qu’il va élaborer, dans un premier temps, à partir du problème qu’il rencontre face à ce surgissement, puis transformer le problème en concept, et, dans un deuxième temps, trouver les outils qui vont lui permettre de résoudre le problème en question. Le réel n’est pas un ensemble fini qui, quelle que soit sa complexité, ne demande qu’à être découvert petit à petit. Il est un processus qui n’a de sens, si tant est qu’il en ait un, que dans son rapport à l’homme, ou tout au moins à une conscience qui soit en mesure, non seulement de percevoir le rapport problématique, mais en plus, de le conceptualiser pour y apporter une solution. Et c’est parce que le réel est processus que le rapport au réel est asymptotique, et que, par définition, on ne pourra jamais parvenir à le circonscrire. J’oserais même ce paradoxe, c’est en découvrant le réel que l’homme le crée. Et c’est en actualisant le réel à travers les représentations qu’il en fait qu’il construit la réalité.
Comprendre le réel, c’est le prendre avec l’homme (comprendre, cum prehendere, « prendre avec »), avec toute sa complexité. C’est même toute la complexité de l’homme qui permet la complexité du réel. C’est toute la complexité de l’être humain qui fait sa richesse et qui fait que, par là-même, le réel n’est pas univoque.
Ce n’est pas un hasard si c’est au cours de la Renaissance humaniste qu’est né le concept d’encyclopédie. Ce n’est pas un hasard non plus si Diderot et d’Alembert, à l’époque de la philosophie des Lumières, ont rédigé L’Encyclopédie. Il y avait, dans le projet encyclopédique, le désir de traiter de toute la Connaissance humaine, c’est-à-dire de tous les savoirs qui se sont construits à partir des rapports conceptualisés au réel. Mais aucun savoir, aussi fondamental soit-il, ne peut exister en soi et pour soi. Il ne se comprend qu’en s’intégrant à un substrat global, qu’on pourrait appeler la Connaissance, mais que j’appellerai aussi la Culture, qu’il nourrit et qui le nourrit. D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’« université » a la même origine qu’« universel ». J’ai lu dans un dictionnaire que « culture » se disait autrefois « couture ». Même si ce « couture » n’a rien à voir étymologiquement avec le verbe « coudre », il me plait de penser que la Culture, c’est quelque part la couture de savoirs comme la réalise le projet encyclopédique.
L’université est un lieu de culture, c’est même un lieu de production de culture. Même si les abus de langage sont parfois bien pratiques pour contribuer à définir certaines notions, je crois qu’il faut cesser de définir la Culture principalement en relation avec le champ de l’artistique comme le laisse supposer l’existence du « ministère de la culture ». La Culture est un élément moteur et consubstantiel à l’être humain qui recouvre donc l’ensemble de ses domaines d’ activité. L’université est un lieu privilégié de Culture, même s’il n’est pas exclusif, car elle est, par vocation un lieu d’universalité de la connaissance. Et si elle va au-delà même du projet encyclopédique, c’est qu’elle n’est pas seulement un lieu de collation des connaissances, mais un lieu de mise en mouvement par un processus permanent d’enrichissement critique.
Le Robert définit la culture comme l’ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. Même si cette définition est abrupte et réductrice comme toute définition, elle éclaire d’un jour particulier les enjeux réels, conjointement, de la réforme actuelle du secondaire et de l’université, et de la marchandisation de la Culture. À l’heure où les thuriféraires de la pensée libérale parlent de la « fin des idéologies », on comprend bien que le projet va au-delà d’une simple incidence engendrée par le profit. C’est un véritable enjeu idéologique dont l’objectif n’est ni plus ni moins le dépassement de l’homme (je ne parle pas bien sûr de l’homme en tant qu’espèce, celui-ci reste, encore, incontournable, mais de l’être humain pris dans sa dimension philosophique, c’est-à-dire avec toute sa complexité et toute son opacité) et d’arriver à un être dont le principe comportemental serait essentiellement constitué d’un système d’input et d’output, un être dont le comportement se construirait essentiellement sur un mode émotionnel, en dehors de tout sens critique, de goût, de jugement. Les déclarations de Marvin Minsky sont tout à fait édifiantes à cet égard : « …nous en aurons définitivement terminé avec l’histoire humaine, parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire au-delà de l’être humain. »[1]
Penser l’université comme lieu de Culture, penser l’université par essence comme lieu de création et de transmission de savoirs n’est envisageable que si la Culture est elle-même pensée comme « l’ensemble des connaissances acquises … ». Et c’est bien la raison pour laquelle il ne peut pas y avoir de Recherche sans Culture, comme il ne peut pas y avoir de Culture sans Recherche. L’une et l’autre sont indissolublement liées en ce que la définition même de l’être humain en procède pour une part essentielle. C’est parce que l’être humain est capable de développer son sens critique, son goût, et son jugement, qu’il est capable de conceptualiser son rapport problématique au réel. C’est parce qu’il est capable de conceptualiser son rapport problématique au réel qu’il peut faire de la Recherche. C’est parce qu’il est capable de « couturer » ses connaissances acquises par la Recherche qu’il est un être de culture. « Découdre » la Connaissance, la Culture, c’est quelque part nécessairement « découdre » l’être humain.
Le 9 octobre dernier, Serge Haroche a reçu le prix Nobel de physique pour ses travaux sur l’isolation du photon. Outre le caractère important de ces travaux pour la physique quantique, cette distinction amène plusieurs commentaires.
Le premier est que la recherche Française, en terme d’excellence véritable, n’a pas à rougir par rapport aux autres pays. Pendant ces sept dernières années, on nous a rebattu les oreilles sur la nécessité d’une excellence lisible au niveau international. Le gouvernement Sarkozy a complètement bouleversé le paysage de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche en cassant les équipes, en regroupant les laboratoires et les établissements à marche forcée, en mettant en concurrence systématique entre eux les personnels dans le cadre d’une Recherche essentiellement structurée par des projets à court terme, où nombre d’équipes sont obligées de tordre leurs axes de recherche pour tenter d’obtenir quelques subsides de la part d’agences au fonctionnement opaque, en faisant exploser la précarité. Mais aussi une Recherche organisée pour servir d’aubaine économique et financière pour les grandes sociétés, économique parce que les grandes sociétés se sont pour la plupart départies de leur secteur recherche pour les faire faire par les laboratoires publics, financière parce que le crédit impôt-recherche, si mal nommé, a servi essentiellement aux dites sociétés pour conforter leurs profits. Enfin, une recherche hypersectorisée pour répondre au plus près aux besoins de niche des pôles de compétitivité et des entreprises qui les constituent, de laquelle les arts, lettres et sciences humaines sont quasiment écartées.
Le deuxième est que, si l’isolation du photon est une découverte importante pour la physique quantique, c’est une recherche qui ne peut pas rentrer dans les critères qui pilotent la Recherche actuellement, notamment au niveau de la durée. Et, à première approche, l’isolation du photon n’a pas d’avenir immédiat en terme de perspective industrielle et commerciale. C’est donc une recherche non rentable qui fait partie des espèces condamnées à disparaître dans la logique du marché et de l’économie de la connaissance (avec le lien étroit qui est donné à ces deux termes depuis le processus de Bologne). Mais ce qui fait son intérêt, hors de son champ disciplinaire immédiat, c’est que l’isolation du photon participe à une entreprise bien plus vaste qui est celle de la création comme outil de construction du réel. Et cette entreprise n’a de sens que par l’accumulation dialectique et la transversalité. En un mot, et en référence à une annonce sarkozienne à l’emporte-pièce de l’époque, l’isolation du photon n’aurait pu avoir lieu sans La princesse de Clèves.
Le problème, c’est que ce qui se met en place de la part du gouvernement actuel donne lieu à de très vives inquiétudes. Non seulement il n’y a pas rupture par rapport à la politique du précédent gouvernement, ni avec la loi LRU si destructrice pour l’Université, ni avec le « Pacte pour la Recherche », ni avec les dispositifs d’« excellence » (IDEX, LABEX…) si mortifères pour la Recherche, mais en plus, les mesures prises ou annoncées. Les choses étaient déjà clairement engagées par l’adhésion du gouvernement au TSCG (Traité Sur la Coordination et la Gouvernance), autrement dit le pacte budgétaire européen qui s’est traduit dans les faits par une véritable politique d’austérité.
Or, il nous faut admettre qu’une véritable réforme de la Recherche ne se fera pas sans la création d’un pôle public national de Recherche animé par les grands organismes publics, découplé des logiques de l’OMC ; la transformation des IDEX en pôles de coopération ; un plan pluriannuel de création d’emplois publics et de financements publics de la Recherche où dominent largement des crédits récurrents à la hauteur des besoins des laboratoires… Bref, des choix politiques difficilement compatibles avec la logique, du TSCG et qui exigent une véritable solidarité entre chercheurs et citoyens.
En traitant l’Université comme une marchandise et comme une source de profit, immédiat et à venir, la finance internationale a induit des réformes profondes qui, non seulement remettent en cause, de fait, les missions fondamentales de l’université, mais organisent une véritable « vente par appartements ». Cette politique se caractérise par trois documents majeurs : les accords de l’OMC, le traité de Lisbonne et le processus de Bologne. Les accords de l’OMC visent en fait à organiser le pillage systématique des pays les plus pauvres au profit des grandes multinationales, mais surtout à sanctionner tout ce qui peut être considéré comme pouvant empêcher le développement de la concurrence. Les services publics d’État sont directement concernés, et l’Éducation au premier chef, dans la mesure où ils peuvent être dénoncés comme des situation de monopole qui, du fait de leur financement public, empêche le développement de la compétition (entendez le développement des multinationales).
Si, en France, la notion de service public d’État est encore trop fortement ancrée dans l’histoire du peuple français, depuis la libération, notamment, et le programme du Conseil National de la Résistance, pour privatiser d’un coup l’Enseignement Supérieur et la Recherche, tout est fait néanmoins pour préparer cette privatisation, à terme, et pour que, en attendant, le capitalisme international puisse en tirer un maximum de profit à court terme.
Plusieurs dispositifs, législatifs ou non, sont progressivement mis en place pour arriver à ces fins.
Au niveau international, d’abord, il y a le fameux classement de Shangaï, qui vise à mettre les universités en concurrence entre elles selon des critères totalement arbitraires, ou en tout cas, qui ne tiennent compte ni des réalités, ni des nécessités locales. Les universités sont classées dans l’absolu et, comme par hasard, on se rend compte que celles qui arrivent en tête sont, pour la plupart, des universités anglo-saxonnes, très huppées généralement, et bien souvent sur fond privés et/ou avec des frais d’inscription très élevés. Des universités, donc, qui ne se soucient pas de former le maximum d’une classe d’âge, comme le font les universités de service public, mais une toute petite élite destinée à être pour l’essentiel l’élite marchande de demain.
Ensuite, il y a l’uniformisation des structures universitaires. C’est le contenu du processus de Bologne qui, sous couvert de faciliter la circulation des étudiants au sein de l’Europe, oblige tous les systèmes universitaires à adopter le système LMD, sans tenir compte des histoires locales. Chaque système universitaire dans chaque pays est le fruit de toute une culture forgée par l’histoire, mais aussi par les luttes et l’uniformisation est déjà en soi un véritable non-sens. Les différences de systèmes n’ont jamais empêché les échanges internationaux qui se pratiquent à tous les niveaux depuis des siècles déjà.
En revanche, le système LMD est un coup porté au cadre national des diplômes. En effet, si les systèmes administratifs sont normalisés d’un pays à l’autre, les contenus se sont considérablement diversifiés au point que pour un même diplôme, on peut se retrouver avec des contenus très différents. Mais surtout, avec la disparition des diplômes intermédiaires, la sélection s’est considérablement renforcée. Comme le dit Marion Guenot : « Le processus de Bologne a surtout instauré la marchandisation des savoirs. Il n’est plus question de service public de la formation, ni de qualifications et de leur reconnaissance dans les conventions collectives. Les nouveaux mots d’ordre sont “rentabilité pour les entreprises” et “compétitivité”…[2] »
On voit très clairement comment ces objectifs s’énoncent dans les propos de l’actuelle ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche en France lorsqu’elle prétend faire évaluer les formations par les entreprises principalement en fonction de la façon dont ces formations permettent l’employabilité immédiate des étudiants. Si le souci de faire en sorte que les étudiants trouvent effectivement un emploi est un souci qui doit nous préoccuper en permanence, cela ne veut pas dire pour autant que l’Université doit se transformer en pourvoyeuse de main d’œuvre dans un système où, en plus, le sous emploi est considéré comme un mode de fonctionnement économique normal. Comme le souligne George Caffentzis, professeur à l’université du Maine du sud, à Portland (États-Unis) « Le processus de Bologne met ouvertement l’université au service des entreprises. Il redéfinit l’éducation comme la production de travailleurs mobiles et souples, possédant les compétences exigées par les employeurs. Il centralise la création de normes pédagogiques, retire leur autorité aux acteurs locaux et dévalue le savoir comme les intérêts locaux. Dans ce contexte, il ne fait aucun doute que la crise financière internationale de 2008 met à rude épreuve la résistance du milieu universitaire, en supprimant les dernières protections, par la voie de réductions budgétaires…[3] »
Les appels du pied immodérés de la ministre vers le président des patrons français en disent long sur le processus mis en œuvre et sur ses objectifs réels. Ainsi que le fait que le Comité Sup’emploi destiné à « améliorer l’insertion professionnelle des jeunes et à faire contribuer l’enseignement supérieur au redressement du pays et à sa compétitivité » soit piloté par deux patrons avec la bénédiction conjointe de Pierre Gattaz, le patron des patrons français, même s’il en réclame encore plus : « Il faut aller beaucoup plus loin et plus vite [pour que] les entreprises ou les branches s’intègrent davantage dans les universités pour définir les métiers de demain[4] ».
À noter quand même que la question de l’emploi en France a connu en quelques petites dizaines d’années des transformations profondes. L’objectif, énoncé clairement d’ailleurs dans le rapport Lévy-Jouyet en 2006 sur l’économie de l’immatériel, est d’externaliser au maximum vers les pays émergents les emplois qui ne génèrent pas suffisamment de plus-value, les emplois industriels, principalement, pour ne conserver que les emplois qui génèrent un maximum de plus-value, les emplois high-tech, ou ceux, à faible niveau de qualification, qu’on ne peut pas exporter, les emplois dans le secteur des service. C’est à l’aune de cette réalité qu’il faut analyser la pression du patronat français sur l’employabilité des étudiants et les contenus des formations.
Le cadre national des diplômes était déjà une contrainte insupportable au remodelage de l’université pour les besoins du marché, mais ce n’était pas encore suffisant. C’est le caractère national du service public de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche qui devient la prochaine étape de cette déconstruction. Et ce détricotage va s’effectuer en deux temps. Un premier temps, qui est en œuvre actuellement, où on va obliger les universités d’une même région ou d’un même secteur géographique à se regrouper en un seul et même établissement doté de structures de gouvernance desquelles le fonctionnement démocratique et paritaire qui faisait la caractéristique de l’université a complètement disparu au profit de personnalités nommées et d’une forte représentation du tissu économique.
L’objectif est de créer de grosses structures, lisible au niveau international et potentiellement concurrentielles avec les grosses universités anglo-saxonnes. Nous sommes dans une logique transnationale dans laquelle les intérêts des nations ont vraiment bien peu de poids, au même titre que le développement du capitalisme financier n’a que faire des intérêts des peuples. C’est d’ailleurs la même logique qui a vu la création des régions en France il y a quelques décennies. De la même façon, d’ailleurs, tout porte à croire que l’Enseignement Supérieur et la Recherche va perdre son statut national au profit d’un statut régional. Ce seront donc les régions qui piloteront directement les nouveaux établissements autant au niveau politique que financier, avec les inégalités que cela suppose selon la richesse des régions. Cela signifie que chaque groupe d’établissement définira ses propres orientations en matière d’enseignement et de recherche, bien sûr à l’intérieur du cadre défini par les exécutifs régionaux. Plus que jamais, donc, le principe républicain de la continuité territoriale qui veut que chaque citoyen puisse trouver les mêmes services publics quel que soit l’endroit du territoire où il se trouve est remis en question.
Le processus est déjà largement entamé au niveau de la Recherche avec, notamment, le principe des pôles de compétitivité. Les entreprises compétitives au niveau international sont regroupées en un pôle défini, selon les cas, par un à deux, voire trois, axes économiques et productifs. Ces structures ont pour fonction de permettre de façon plus efficace le drainage des finances publiques. La Recherche est donc littéralement mise au pas par les intérêts économiques de ces structures qui ont été essentiellement conçues pour ça. Les crédits récurrents qui permettent de faire tourner les laboratoires étant en chute libre depuis plusieurs années, les laboratoires sont de plus en plus amenés à trouver des financements extérieurs. À l’incitation politique des exécutifs régionaux s’ajoute donc une incitation financière qui oblige peu ou prou les laboratoires à orienter leurs axes de recherche en fonction des intérêts immédiats des grandes entreprises constituant les pôles de compétitivité. La ministre a d’ailleurs ouvertement bâti le cadre en fixant aux universités et aux grands établissements la mission de transfert technologique par l’innovation. C’est dans le même temps d’ailleurs que les grandes entreprises se sont de plus en plus départies de leurs propres secteurs de recherche, pas assez source de profits, pour piller la Recherche publique, largement aidées en cela par le Crédit Impôt Recherche mis en place par le précédent gouvernement, mais soigneusement conservé par celui-ci, dont on a vu qu’il a plus constitué un effet d’aubaine pour les entreprises concernées qu’un véritable apport financier à la Recherche publique.
On imagine aisément dans ce schéma que tout ce qui procède de la recherche fondamentale ou de la recherche en arts, lettres, langues et sciences humaines et sociales est condamné à la portion congrue à moins de se transformer en supplétif des axes privilégiés et de complètement tordre leurs axes de recherche. Même chose d’ailleurs pour tout ce qui concerne la recherche qui demande à se développer dans le temps. C’est oublier qu’un des moteurs principaux de la recherche est le principe de “ sérendipité ”.
On peut tout à fait concevoir qu’une recherche ne se fait pas en soi et pour soi, et, qu’à terme, elle doit profiter à l’ensemble de la collectivité, mais la façon doit elle doit profiter ne se décrète pas et l’ensemble de la collectivité est rarement lié aux appétits du capitalisme et des marchés. Au contraire, même. Vouloir faire passer à tout prix les activités de la recherche publique par les fourches caudines des marchés financiers, c’est nécessairement, à court terme assécher la Recherche dans son ensemble. La recherche n’est pas saucissonnable et le respecte des libertés académiques est une donnée incontournable pour sa pérennité.