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3 mars 2014 1 03 /03 /mars /2014 06:53

 

Mon ami et camarade Xavier Lambert (professeur à l'Université de Toulouse Le Mirail) a récemment prononcé cette allocution très argumentée devant des universitaires tunisiens. Son constat sur l'évolution de l'enseignement supérieur et de la recherche est accablant.

 

Je voudrais tout d’abord exprimer toute ma solidarité avec le peuple tunisien qui a su nous montrer depuis ces dernières années que l’obstination finissait par payer dans la lutte pour l’émancipation et la prise en main de leur destinée par les peuples eux-mêmes. Je sais que cette lutte a été difficile, certains l’ont payée de leur vie il n’y a pas si longtemps encore, d’autre sont encore menacés, et je pense en particulier à mon ami Habib Kazdaghli qui est toujours sous le coup d’une inculpation pour son juste combat pour la défense des valeurs universitaires  et des libertés académiques, et qui n’est pas à l’abri qu’un fanatique armé par certaines puissances religieuses s’en prenne à sa vie. Je sais aussi combien la vie est dure pour nombre d’intellectuels et d’artistes aujourd’hui encore. Mais vous avez fait un bond en avant considérable avec l’adoption de votre constitution. Certains points restent problématiques, sans doute, mais, compte tenu du contexte, c’est un grand progès et la preuve qu’on ne peut pas gouverner sans le peuple. Il faut saluer le gros travail de mobilisation qui a été effectué par les forces démocratiques, dont l’UGTT en particulier, et leur esprit de responsabilité, sans lesquelles cette victoire n’aurait pu avoir lieu. J’ai lu récemment que des intellectuels proposaient que le prix Nobel de la paix soit attribué à l’UGTT. Je pense qu’effectivement c’est amplement mérité.

 

Je suis donc extrêmement flatté de votre invitation à ce colloque dont je mesure à la fois la valeur politique et symbolique. Fervent défenseur des valeurs universitaires et des libertés académiques dans mon combat d’universitaire, de syndicaliste et de militant politique, j’ai pleinement conscience de ce que peut représenter un tel colloque.

 

Du point de vue de l’universitaire français que je suis, votre combat et le mien se rejoignent sur les valeurs que nous défendons, à ceci près que pour nous, en France, notre histoire et nos luttes nous ont éloignés de la tutelle religieuse avec ce qu’elle représente souvent de réactionnaire. Néanmoins, nous avons d’autres motifs d’inquiétude, qui seront peut-être les vôtres dans un avenir relativement proche. Si la religion ne menace pas nos libertés académiques, elles sont menacées par un ennemi non moins préoccupant, les marchés.

Avec le concept d’économie de la connaissance, le projet de la finance internationale est de soumettre au plus près l’Enseignement Supérieur et la Recherche aux lois du marché et de ses intérêts. Et la revendication du retrait du secteur éducatif dans son ensemble de l’OMC est probablement une des premières revendications à soutenir.

 

L’université a ceci de particulier qu’il ne s’agit pas seulement d’un espace de diffusion de connaissances, mais aussi et surtout d’un espace de création de connaissances. La fonction même des enseignants chercheurs, qui représentent l’essentiel du personnel enseignant, est d’articuler enseignement et recherche. C’est-à-dire que l’activité d’enseignement et l’activité de recherche sont consubstantiellement liées au point qu’elles se nourrissent l’une et l’autre par des allers-retours dialectiques. Vouloir découpler ces deux missions essentielles en licence comme cherche à le faire les deux derniers gouvernement français est non seulement un non-sens, mais relève d’une conception à la fois utilitariste et technocratique de l’université, même si cette question recouvre des réalités différentes selon les disciplines.

 

Les enjeux de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche font l’objet en France notamment d’une attention toute particulière des gouvernements qui se sont succédés ces dernières dizaines d’années au point qu’un ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche a été spécifiquement depuis 2007 après différents épisodes, généralement sous des gouvernements de droite. Cette situation montre avec évidence que l’Enseignement Supérieur et la Recherche représentent un enjeu stratégique incontournable pour les gouvernements qui se sont succédés jusqu’à aujourd’hui encore. C’est un enjeu national mais, le processus de Bologne l’a bien montré, c’est un enjeu à l’échelle internationale dans la course aux profits des grands groupes économiques et financiers.

 

Avant de rentrer plus avant dans l’analyse de ces enjeux et de leurs conséquences sur les politiques d’Enseignement Supérieur et de Recherche qui se mettent en œuvre à marche forcée depuis 2007 en particulier, peut-être pourrions-nous tenter de proposer quelques approches sur ce qu’est, ou que devrait être, intrinsèquement le travail de recherche dans le cadre de l’Université.

 

 

Il me semble qu’on pourrait définir la Recherche par la mise en œuvre de processus mentaux qui, par expérimentation et confrontation au réel, aboutissent à la définition de nouveaux paradigmes, c’est-à-dire de nouvelles références quant aux représentations du réel, dans le cadre d’un rapport dialectique entre changements quantitatifs et bond qualitatif, le bond qualitatif aboutissant au changement de paradigme. Cela suppose donc une approche analytique, donc critique, des représentations déjà en place sans laquelle il ne peut y avoir élaboration de nouveaux paradigmes.

 

Le rapport au réel, dans cette définition, est à la fois problématique et asymptotique. Il est problématique parce que le réel, c’est ce qu’on n'a pas encore réussi à définir. Il est de l’ordre du surgissement. Et c’est parce qu’il surgit qu’il pose problème. Le rôle du chercheur serait de tenter de trouver des solutions à partir des images mentales qu’il va élaborer, dans un premier temps, à partir du problème qu’il rencontre face à ce surgissement, puis transformer le problème en concept, et, dans un deuxième temps, trouver les outils qui vont lui permettre de résoudre le problème en question. Le réel n’est pas un ensemble fini qui, quelle que soit sa complexité, ne demande qu’à être découvert petit à petit. Il est un processus qui n’a de sens, si tant est qu’il en ait un, que dans son rapport à l’homme, ou tout au moins à une conscience qui soit en mesure, non seulement de percevoir le rapport problématique, mais en plus, de le conceptualiser pour y apporter une solution. Et c’est parce que le réel est processus que le rapport au réel est asymptotique, et que, par définition, on ne pourra jamais parvenir à le circonscrire. J’oserais même ce paradoxe, c’est en découvrant le réel que l’homme le crée. Et c’est en actualisant le réel à travers les représentations qu’il en fait qu’il construit la réalité.

 

Comprendre le réel, c’est le prendre avec l’homme (comprendre, cum prehendere, « prendre avec »), avec toute sa complexité. C’est même toute la complexité de l’homme qui permet la complexité du réel. C’est toute la complexité de l’être humain qui fait sa richesse et qui fait que, par là-même, le réel n’est pas univoque.

 

Ce n’est pas un hasard si c’est au cours de la Renaissance humaniste qu’est né le concept d’encyclopédie. Ce n’est pas un hasard non plus si Diderot et d’Alembert, à l’époque de la philosophie des Lumières, ont rédigé L’Encyclopédie. Il y avait, dans le projet encyclopédique, le désir de traiter de toute la Connaissance humaine, c’est-à-dire de tous les savoirs qui se sont construits à partir des rapports conceptualisés au réel. Mais aucun savoir, aussi fondamental soit-il, ne peut exister en soi et pour soi. Il ne se comprend qu’en s’intégrant à un substrat global, qu’on pourrait appeler la Connaissance, mais que j’appellerai aussi la Culture, qu’il nourrit et qui le nourrit. D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’« université » a la même origine qu’« universel ». J’ai lu dans un dictionnaire que « culture » se disait autrefois « couture ». Même si ce « couture » n’a rien à voir étymologiquement avec le verbe « coudre », il me plait de penser que la Culture, c’est quelque part la couture de savoirs comme la réalise le projet encyclopédique.

 

L’université est un lieu de culture, c’est même un lieu de production de culture. Même si les abus de langage sont parfois bien pratiques pour contribuer à définir certaines notions, je crois qu’il faut cesser de définir la Culture principalement en relation avec le champ de l’artistique comme le laisse supposer l’existence du « ministère de la culture ». La Culture est un élément moteur et consubstantiel à l’être humain qui recouvre donc l’ensemble de ses domaines d’ activité. L’université est un lieu privilégié de Culture, même s’il n’est pas exclusif, car elle est, par vocation un lieu d’universalité de la connaissance. Et si elle va au-delà même du projet encyclopédique, c’est qu’elle n’est pas seulement un lieu de collation des connaissances, mais un lieu de mise en mouvement par un processus permanent d’enrichissement critique.

 

Le Robert définit la culture comme l’ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. Même si cette définition est abrupte et réductrice comme toute définition, elle éclaire d’un jour particulier les enjeux réels, conjointement, de la réforme actuelle du secondaire et de l’université, et de la marchandisation de la Culture. À l’heure où les thuriféraires de la pensée libérale parlent de la « fin des idéologies », on comprend bien que le projet va au-delà d’une simple incidence engendrée par le profit. C’est un véritable enjeu idéologique dont l’objectif n’est ni plus ni moins le dépassement de l’homme (je ne parle pas bien sûr de l’homme en tant qu’espèce, celui-ci reste, encore, incontournable, mais de l’être humain pris dans sa dimension philosophique, c’est-à-dire avec toute sa complexité et toute son opacité) et d’arriver à un être dont le principe comportemental serait essentiellement constitué d’un système d’input et d’output, un être dont le comportement se construirait essentiellement sur un mode émotionnel, en dehors de tout sens critique, de goût, de jugement. Les déclarations de Marvin Minsky sont tout à fait édifiantes à cet égard : « …nous en aurons définitivement terminé avec l’histoire humaine, parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire au-delà de l’être humain. »[1]

 

Penser l’université comme lieu de Culture, penser l’université par essence comme lieu de création et de transmission de savoirs n’est envisageable que si la Culture est elle-même pensée comme « l’ensemble des connaissances acquises … ». Et c’est bien la raison pour laquelle il ne peut pas y avoir de Recherche sans Culture, comme il ne peut pas y avoir de Culture sans Recherche. L’une et l’autre sont indissolublement liées en ce que la définition même de l’être humain en procède pour une part essentielle. C’est parce que l’être humain est capable de développer son sens critique, son goût, et son jugement, qu’il est capable de conceptualiser son rapport problématique au réel. C’est parce qu’il est capable de conceptualiser son rapport problématique au réel qu’il peut faire de la Recherche. C’est parce qu’il est capable de « couturer » ses connaissances acquises par la Recherche qu’il est un être de culture. « Découdre » la Connaissance, la Culture, c’est quelque part nécessairement « découdre » l’être humain.

 

Le 9 octobre dernier, Serge Haroche a reçu le prix Nobel de physique pour ses travaux sur l’isolation du photon. Outre le caractère important de ces travaux pour la physique quantique, cette distinction amène plusieurs commentaires.

 

Le premier est que la recherche Française, en terme d’excellence véritable, n’a pas à rougir par rapport aux autres pays. Pendant ces sept dernières années, on nous a rebattu les oreilles sur la nécessité d’une excellence lisible au niveau international. Le gouvernement Sarkozy a complètement bouleversé le paysage de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche en cassant les équipes, en regroupant les laboratoires et les établissements à marche forcée, en mettant en concurrence systématique entre eux les personnels dans le cadre d’une Recherche essentiellement structurée par des projets à court terme, où nombre d’équipes sont obligées de tordre leurs axes de recherche pour tenter d’obtenir quelques subsides de la part d’agences au fonctionnement opaque, en faisant exploser la précarité. Mais aussi une Recherche organisée pour servir d’aubaine économique et financière pour les grandes sociétés, économique parce que les grandes sociétés se sont pour la plupart départies de leur secteur recherche pour les faire faire par les laboratoires publics, financière parce que le crédit impôt-recherche, si mal nommé, a servi essentiellement aux dites sociétés pour conforter leurs profits. Enfin, une recherche hypersectorisée pour répondre au plus près aux besoins de niche des pôles de compétitivité et des entreprises qui les constituent, de laquelle les arts, lettres et sciences humaines sont quasiment écartées.

 

Le deuxième est que, si l’isolation du photon est une découverte importante pour la physique quantique, c’est une recherche qui ne peut pas rentrer dans les critères qui pilotent la Recherche actuellement, notamment au niveau de la durée. Et, à première approche, l’isolation du photon n’a pas d’avenir immédiat en terme de perspective industrielle et commerciale. C’est donc une recherche non rentable qui fait partie des espèces condamnées à disparaître dans la logique du marché et de l’économie de la connaissance (avec le lien étroit qui est donné à ces deux termes depuis le processus de Bologne). Mais ce qui fait son intérêt, hors de son champ disciplinaire immédiat, c’est que l’isolation du photon participe à une entreprise bien plus vaste qui est celle de la création comme outil de construction du réel. Et cette entreprise n’a de sens que par l’accumulation dialectique et la transversalité. En un mot, et en référence à une annonce sarkozienne à l’emporte-pièce de l’époque, l’isolation du photon n’aurait pu avoir lieu sans La princesse de Clèves.

 

Le problème, c’est que ce qui se met en place de la part du gouvernement actuel donne lieu à de très vives inquiétudes. Non seulement il n’y a pas rupture par rapport à la politique du précédent gouvernement, ni avec la loi LRU si destructrice pour l’Université, ni avec le « Pacte pour la Recherche », ni avec les dispositifs d’« excellence » (IDEX, LABEX…) si mortifères pour la Recherche, mais en plus, les mesures prises ou annoncées. Les choses étaient déjà clairement engagées par l’adhésion du gouvernement au TSCG (Traité Sur la Coordination et la Gouvernance), autrement dit le pacte budgétaire européen qui s’est traduit dans les faits par une véritable politique d’austérité.

 

Or, il nous faut admettre qu’une véritable réforme de la Recherche ne se fera pas sans la création d’un pôle public national de Recherche animé par les grands organismes publics, découplé des logiques de l’OMC ; la transformation des IDEX en pôles de coopération ; un plan pluriannuel de création d’emplois publics et de financements publics de la Recherche où dominent largement des crédits récurrents à la hauteur des besoins des laboratoires… Bref, des choix politiques difficilement compatibles avec la logique, du TSCG et qui exigent une véritable solidarité entre chercheurs et citoyens.

 

En traitant l’Université comme une marchandise et comme une source de profit, immédiat et à venir, la finance internationale a induit des réformes profondes qui, non seulement remettent en cause, de fait, les missions fondamentales de l’université, mais organisent une véritable « vente par appartements ». Cette politique se caractérise par trois documents majeurs : les accords de l’OMC, le traité de Lisbonne et le processus de Bologne. Les accords de l’OMC visent en fait à organiser le pillage systématique des pays les plus pauvres au profit des grandes multinationales, mais surtout à sanctionner tout ce qui peut être considéré comme pouvant empêcher le développement de la concurrence. Les services publics d’État sont directement concernés, et l’Éducation au premier chef, dans la mesure où ils peuvent être dénoncés comme des situation de monopole qui, du fait de leur financement public, empêche le développement de la compétition (entendez le développement des multinationales).

 

Si, en France, la notion de service public d’État est encore trop fortement ancrée dans l’histoire du peuple français, depuis la libération, notamment, et le programme du Conseil National de la Résistance, pour privatiser d’un coup l’Enseignement Supérieur et la Recherche, tout est fait néanmoins pour préparer cette privatisation, à terme, et pour que, en attendant, le capitalisme international puisse en tirer un maximum de profit à court terme.

Plusieurs dispositifs, législatifs ou non, sont progressivement mis en place pour arriver à ces fins.

 

Au niveau international, d’abord, il y a le fameux classement de Shangaï, qui vise à mettre les universités en concurrence entre elles selon des critères totalement arbitraires, ou en tout cas, qui ne tiennent compte ni des réalités, ni des nécessités locales. Les universités sont classées dans l’absolu et, comme par hasard, on se rend compte que celles qui arrivent en tête sont, pour la plupart, des universités anglo-saxonnes, très huppées généralement, et bien souvent sur fond privés et/ou avec des frais d’inscription très élevés. Des universités, donc, qui ne se soucient pas de former le maximum d’une classe d’âge, comme le font les universités de service public, mais une toute petite élite destinée à être pour l’essentiel l’élite marchande de demain.

 

Ensuite, il y a l’uniformisation des structures universitaires. C’est le contenu du processus de Bologne qui, sous couvert de faciliter la circulation des étudiants au sein de l’Europe, oblige tous les systèmes universitaires à adopter le système LMD, sans tenir compte des histoires locales. Chaque système universitaire dans chaque pays est le fruit de toute une culture forgée par l’histoire, mais aussi par les luttes et l’uniformisation est déjà en soi un véritable non-sens. Les différences de systèmes n’ont jamais empêché les échanges internationaux qui se pratiquent à tous les niveaux depuis des siècles déjà.

 

En revanche, le système LMD est un coup porté au cadre national des diplômes. En effet, si les systèmes administratifs sont normalisés d’un pays à l’autre, les contenus se sont considérablement diversifiés au point que pour un même diplôme, on peut se retrouver avec des contenus très différents. Mais surtout, avec la disparition des diplômes intermédiaires, la sélection s’est considérablement renforcée. Comme le dit Marion Guenot : « Le processus de Bologne a surtout instauré la marchandisation des savoirs. Il n’est plus question de service public de la formation, ni de qualifications et de leur reconnaissance dans les conventions collectives. Les nouveaux mots d’ordre sont “rentabilité pour les entreprises” et “compétitivité”…[2] »

 

On voit très clairement comment ces objectifs s’énoncent dans les propos de l’actuelle ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche en France lorsqu’elle prétend faire évaluer les formations par les entreprises principalement en fonction de la façon dont ces formations permettent l’employabilité immédiate des étudiants. Si le souci de faire en sorte que les étudiants trouvent effectivement un emploi est un souci qui doit nous préoccuper en permanence, cela ne veut pas dire pour autant que l’Université doit se transformer en pourvoyeuse de main d’œuvre dans un système où, en plus, le sous emploi est considéré comme un mode de fonctionnement économique normal. Comme le souligne George Caffentzis, professeur à l’université 
du Maine du sud, 
à Portland (États-Unis) « Le processus de Bologne met ouvertement l’université au service des entreprises. Il redéfinit l’éducation comme la production de travailleurs mobiles et souples, possédant les compétences exigées par les employeurs. Il centralise la création de normes pédagogiques, retire leur autorité aux acteurs locaux et dévalue le savoir comme les intérêts locaux. Dans ce contexte, il ne fait aucun doute que la crise financière internationale de 2008 met à rude épreuve la résistance du milieu universitaire, en supprimant les dernières protections, par la voie de réductions budgétaires…[3] »

 

Les appels du pied immodérés de la ministre vers le président des patrons français en disent long sur le processus mis en œuvre et sur ses objectifs réels. Ainsi que le fait que le Comité Sup’emploi destiné à « améliorer l’insertion professionnelle des jeunes et à faire contribuer l’enseignement supérieur au redressement du pays et à sa compétitivité » soit piloté par deux patrons avec la bénédiction conjointe de Pierre Gattaz, le patron des patrons français, même s’il en réclame encore plus : « Il faut aller beaucoup plus loin et plus vite  [pour que] les entreprises ou les branches s’intègrent davantage dans les universités pour définir les métiers de demain[4] ».

À noter quand même que la question de l’emploi en France a connu en quelques petites dizaines d’années des transformations profondes. L’objectif, énoncé clairement d’ailleurs dans le rapport Lévy-Jouyet en 2006 sur l’économie de l’immatériel, est d’externaliser au maximum vers les pays émergents les emplois qui ne génèrent pas suffisamment de plus-value, les emplois industriels, principalement, pour ne conserver que les emplois qui génèrent un maximum de plus-value, les emplois high-tech, ou ceux, à faible niveau de qualification, qu’on ne peut pas exporter, les emplois dans le secteur des service. C’est à l’aune de cette réalité qu’il faut analyser la pression du patronat français sur l’employabilité des étudiants et les contenus des formations.

Le cadre national des diplômes était déjà une contrainte insupportable au remodelage de l’université pour les besoins du marché, mais ce n’était pas encore suffisant. C’est le caractère national du service public de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche qui devient la prochaine étape de cette déconstruction. Et ce détricotage va s’effectuer en deux temps. Un premier temps, qui est en œuvre actuellement, où on va obliger les universités d’une même région ou d’un même secteur géographique à se regrouper en un seul et même établissement doté de structures de gouvernance desquelles le fonctionnement démocratique et paritaire qui faisait la caractéristique de l’université a complètement disparu au profit de personnalités nommées et d’une forte représentation du tissu économique.

 

L’objectif est de créer de grosses structures, lisible au niveau international et potentiellement concurrentielles avec les grosses universités anglo-saxonnes. Nous sommes dans une logique transnationale dans laquelle les intérêts des nations ont vraiment bien peu de poids, au même titre que le développement du capitalisme financier n’a que faire des intérêts des peuples. C’est d’ailleurs la même logique qui a vu la création des régions en France il y a quelques décennies. De la même façon, d’ailleurs, tout porte à croire que l’Enseignement Supérieur et la Recherche va perdre son statut national au profit d’un statut régional. Ce seront donc les régions qui piloteront directement les nouveaux établissements autant au niveau politique que financier, avec les inégalités que cela suppose selon la richesse des régions. Cela signifie que chaque groupe d’établissement définira ses propres orientations en matière d’enseignement et de recherche, bien sûr à l’intérieur du cadre défini par les exécutifs régionaux. Plus que jamais, donc, le principe républicain de la continuité territoriale qui veut que chaque citoyen puisse trouver les mêmes services publics quel que soit l’endroit du territoire où il se trouve est remis en question.

 

Le processus est déjà largement entamé au niveau de la Recherche avec, notamment, le principe des pôles de compétitivité. Les entreprises compétitives au niveau international sont regroupées en un pôle défini, selon les cas, par un à deux, voire trois, axes économiques et productifs. Ces structures ont pour fonction de permettre de façon plus efficace le drainage des finances publiques. La Recherche est donc littéralement mise au pas par les intérêts économiques de ces structures qui ont été essentiellement conçues pour ça. Les crédits récurrents qui permettent de faire tourner les laboratoires étant en chute libre depuis plusieurs années, les laboratoires sont de plus en plus amenés à trouver des financements extérieurs. À l’incitation politique des exécutifs régionaux s’ajoute donc une incitation financière qui oblige peu ou prou les laboratoires à orienter leurs axes de recherche en fonction des intérêts immédiats des grandes entreprises constituant les pôles de compétitivité. La ministre a d’ailleurs ouvertement bâti le cadre en fixant aux universités et aux grands établissements la mission de transfert technologique par l’innovation. C’est dans le même temps d’ailleurs que les grandes entreprises se sont de plus en plus départies de leurs propres secteurs de recherche, pas assez source de profits, pour piller la Recherche publique, largement aidées en cela par le Crédit Impôt Recherche mis en place par le précédent gouvernement, mais soigneusement conservé par celui-ci, dont on a vu qu’il a plus constitué un effet d’aubaine pour les entreprises concernées qu’un véritable apport financier à la Recherche publique.

 

On imagine aisément dans ce schéma que tout ce qui procède de la recherche fondamentale ou de la recherche en arts, lettres, langues et sciences humaines et sociales est condamné à la portion congrue à moins de se transformer en supplétif des axes privilégiés et de complètement tordre leurs axes de recherche. Même chose d’ailleurs pour tout ce qui concerne la recherche qui demande à se développer dans le temps. C’est oublier qu’un des moteurs principaux de la recherche est le principe de “ sérendipité ”.

 

 

On peut tout à fait concevoir qu’une recherche ne se fait pas en soi et pour soi, et, qu’à terme, elle doit profiter à l’ensemble de la collectivité, mais la façon doit elle doit profiter ne se décrète pas et l’ensemble de la collectivité est rarement lié aux appétits du capitalisme et des marchés. Au contraire, même. Vouloir faire passer à tout prix les activités de la recherche publique par les fourches caudines des marchés financiers, c’est nécessairement, à court terme assécher la Recherche dans son ensemble. La recherche n’est pas saucissonnable et le respecte des libertés académiques est une donnée incontournable pour sa pérennité.

 

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1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 06:50

En 1974, j’ai participé à une enquête auprès de lycéens amiénois. Il s’agissait tout simplement de leur demander comment ils imaginaient eux-mêmes et le monde en l’an 2000.

 

Les dates en chiffres ronds ont toujours fasciné quand elles n’ont pas terrorisé. Avant l’an 1000, des charlatans vendeurs d’avenir ont habilement exploité les affres de masses conditionnées par le millénarisme. En 1974, les religions ne taraudaient plus les esprits. Elles les berçaient ou les réconfortaient. Les devins n’effrayaient plus. Grâce à l’ordinateur, ils garantissaient (pour 50 francs) de bons placements en amour ou en argent. Aux alchimistes et à leurs cornues avaient succédé des savants œuvrant rationnellement pour le bien de tous et des think tanks (étasuniens de préférence) qui se trompaient deux fois sur trois. Les terreurs sacrées d’antan avaient fait place aux mythes du monde moderne.

 

L’échantillon était composé d’environ 150 lycéens (presque autant que le nombre d’habitants d’Hénin-Beaumont lorsque les sondeurs s’efforcent de découvrir les chances de Marine Le Pen près des bords de la Scarpe). On leur avait demandé de raconter une journée de leur vie en l’an 2000. Le questionnement était sciemment vague et ouvert afin de laisser aux élèves la plus grade latitude d’imagination. Et puis l’on savait que lorsqu’on a 16 ou 17 ans, il est bien difficile de se projeter 25 ans en avant. On s’imagine peut-être à un âge précis mais la vision que l’on a de soi à une date donnée est fatalement plus opaque, qu’il s’agisse de l’an 2000 ou de l’An 01).

 

 

 

Malgré la minceur de l’échantillon, le groupe était suffisamment hétérogène pour que les conclusions tirées de la lecture des réponses aient une certaine valeur. Le groupe comportait 55% de filles pour 45% de garçons, 40% étaient âgés de 16 ans, 30% de 17 ans et 30% de 18 ans. 36% étaient issus de milieu ouvrier, 54% de la petite et moyenne bourgeoisie et 10% de milieu favorisé.

 

Première constatation : très peu d’élèves se décrivaient. On pouvait voir là une certaine pudeur, ou encore le refus conscient ou inconscient de s’imaginer plus âgé. Les descriptions étaient succinctes mais optimiste : « Hormis quelques rides, je suis toujours jolie et ma taille est fine … je fais très attention à ma peau et je m’entretiens physiquement … j’espère avoir atteint la stabilité. »

 

Trois élèves s’imaginaient célibataires, deux par choix personnel, un parce qu’il n’avait pas encore trouvé l’âme sœur. À l’exception d’une seule future mariée (« mon mari est toujours en déplacement et ne s’occupe pas de moi »), les élèves se voyaient heureux en ménage. Le grand rêve de 100 millions de Français de Michel Debré (le repeupleur de la Creuse) ne semblait pas devoir se réaliser. Les deux tiers des élèves souhaitaient deux enfants (comme papa/maman, auraient-on pu dire), 15% seulement en souhaitaient trois ou quatre. Dans leur grande majorité, les répondants s’entendaient merveilleusement avec leurs enfants et les éduquaient de manière très libérale. L’écoute, l’entente étaient les clés d’or de l’environnement familial.

 

Un cocon d’où les parents et les profs étaient exclus

 

Peu de répondants décrivaient leurs enfants dans leur travail scolaire.

 

  • quatre enfants étudiaient à l’école à l’aide de la télévision
  • trois enfants étudiaient à la maison à l’aide de la télévision
  • deux enfants étaient éduqués par des robots.

 

En d’autres termes, les enseignants étaient singulièrement absents.

 

 

Deux jeunes de 16 ans évoquaient l’existence de relations avec leurs propres parents (l’un travaillait avec son père et l’autre allait voir sa mère chaque fin de semaine. Les amis étaient rarement mentionnés et toujours vaguement (« le soir on regarde la télé ou on sort avec des amis »). Les frères, sœurs, oncles, cousins n’apparaissaient jamais. Par choix, par déterminisme, ces jeunes se pensaient plutôt repliés sur eux-mêmes dans leur cocon familial.

 

Un cocon agréable à vivre. L’ère de l’automation, du presse-bouton était arrivée. Des robots faisaient la vaisselle, le ménage s’accomplissaient tout seul par magnétisation, l’ordinateur se chargeait du menu. Cinq filles seulement (zéro garçon) s’imaginaient époussetant les meubles et faisant la lessive. L’habillement avait peu changé. Le futurisme vestimentaire n’apparaissait que dans trois copies (habits métalliques ou synthétiques). Un élève estimait que, la société étant complètement fliquée, tout le monde aurait le même uniforme.

 

La nourriture était l’un des thèmes les plus fréquemment abordés. D’une papille critique. On pensait que la nourriture serait faite de pilules, ou déshydratée, ou en conserves. Un jeune sur quinze seulement estimait qu’elle serait meilleure.

 

Consciencieux, sportifs et équilibrés

 

On notait une forte proportion d’élèves ayant un métier agréable. Les garçons exerçaient des profession à responsabilités (ingénieurs, chef-informaticiens) ou bien trépidantes (pilote de fusée). Plus modestes, les filles se “ contentaient ” d’exercer des professions leur permettant d’aider les autres (déjà le care) : infirmières, enseignantes, assistantes sociales. Un élève travaillait en usine parce que l’ordinateur avait choisi pour lui. Un seul élève (fils d’ouvrier dans la vraie vie) était chômeur et ne voyait comme solution que l’engagement dans l’armée. Le temps de travail avait été raccourcie : 4 à 6 heures par jour ou deux jours par semaine. 16 élèves faisaient du sport (des sports plutôt bourgeois : tennis, équitation, ski). Un quart des élèves regardait la télévision, qu’ils imaginaient à écran géant, parfois en relief et toujours à 10 ou 12 chaînes. Peu de jeunes fréquentaient les cinémas. Le seul répondant ayant évoqué la vie religieuse était un athée qui pensait que, vu les conditions de vie « aberrantes », les gens se tourneraient vers les églises traditionnelles ou vers des sectes.

 

Dans le domaine des communications, les répondants étaient influencés par les ouvrages de science-fiction parus à l’époque. On trouvait pêle-mêle des voitures électriques atomiques ou sur coussin d’air et divers engins interplanétaires.

 

L’urbanisation était démente sauf pour deux répondants qui vivaient dans une maison individuelle avec jardin. Pour un sondé, la France ne serait formée que d’une seule ville (le Commissariat  au Plan en prévoyait quatre). On trouvait cette prévision politique : « La ville est structurée ; les classes sont groupées par quartiers ». 5 élèves seulement vivaient à la campagne, deux dans des îles lointaines. 9 élèves (dont 8 filles) décrivaient des hypermarchés qui étaient désormais plus hyper que marchés. La carte bancaire et les systèmes de crédit avaient fait des petits : les gens ne payaient plus, leurs achats étant déduits directement de leurs salaires.

 

La majorité des répondants envisageait un monde très pollué : « l’air est irrespirable jusqu’à trois mètres du sol », « tous les animaux sauvages sont morts », « les gens portent des masques à gaz à l’extérieur », « on préserve des îlots d’oxygène sous globe ». Deux répondants étaient même en train de mourir au moment où ils répondent au questionnaire, victimes des émanations gazeuses et des isotopes radioactifs.

 

 

Dans le domaine de la santé, ce sont surtout les maladies mentales qui frappaient les esprits. On pensait que les conditions de vie (lesquelles ? on ne le disait pas) multiplieraient les cas de dépression nerveuse et autres affections psychiques. Pour un répondant, la côte d’alerte avait été atteinte et l’on avait parqué les aliénés sur la lune.

 

La surpopulation, quant à elle, était assez peu mentionnée. Un répondant suggèrait d’obliger les gens à dormir un jour sur deux pour « faire de l’air ».

 

La politique : du bisounours à Orwell

 

Qui dirigerait le monde en l’an 2000 ? Plusieurs solutions étaient offertes : « le monde est gouverné de l’extérieur par des extra-terrestres », « il y a un gouvernement par continent », « les classes sociales ayant été abolies, tous les gens sont heureux et les gouvernements ont perdu leur raison d’être », « la France est occupée par les Russes et Amiens s’appelle Amiensgrad », « la Vème République est toujours en vigueur mais nous vivons en dictature », « les États-Unis du monde sont dirigés par un “ grand cerveau ” ». On trouvait des propositions franchement orwelliennes : « l’homme est un robot conditionné par la radio et la télévision », « les Russes ont annexé l’Europe et l’Angleterre est un nouvel État américain », « quand on se rencontre entre amis, on ne se parle pas, on se contente d’échanger des sourires », « l’électronique a envahi nos vies et va nous détruire », « un ordinateur a décidé de la ligne de conduite de mes enfants ». On en trouvait d’autres empreintes d’une utopie gentillette : « l’argent n’existe plus, le mariage non plus », « tous les gens s’aiment », « il n’y a plus de gouvernement, plus de chômage car on fait travailler les gens à mi-temps [500 000 chômeurs en 1974, mais 1 million en 1976] », « chaque jour il y a quelque chose à découvrir, toujours plus beau, toujours plus enrichissant. »

 

Pour ce qui est des guerres, les opinions étaient très partagées : « il n’y a plus de guerre », « la guerre atomique a eu lieu », « c’est la guerre », « les terriens sont colonisé d’autres planètes grâce à des armes redoutables », « je suis en train de mourir, je suis morte ».

 

Quatre répondants seulement avaient parlé de la police, pour la dénoncer violemment [Marcellin, c’était bien pire que Valls].

 

Moins de 10% des répondants avaient parlé de l’énergie. La foi en l’énergie solaire et en l’uranium soulevait les montagnes de la pénurie.

 

L’agriculture était rarement évoquée, généralement en repli, menacée par l’urbanisation et la pollution. Les techniques et les sciences avaient progressé mais les humains étaient loin de les dominer.

 

L’univers extraterrestre ne faisait plus recette. 2 répondants habitaient sur la lune, 1 sur Saturne et un sur le soleil ( !). Un répondant avait épousé un être d’une autre planète mais il ne décrivait pas leurs relations.

 

L’impression retirée de ces projections était assez mitigée. Ces jeunes gens étaient plutôt chiche de poésie ou de délire. Quelques suggestions retenaient cependant l’attention : « une pilule permet aux femmes d’avoir des enfants sans la collaboration des hommes », « les hommes meurent à 300 ans mais leur esprit survit », « un cataclysme nucléaire a transformé les humains en insectes. » D’une manière générale, plus les élèves étaient âgés, plus leur production était terre à terre.

 

Quelle que fût leur appartenance sociale, les répondants aspiraient dans leur majorité à un hédonisme petit-bourgeois dont ils entrevoyaient les avantages (automation, métier agréable) mais dont ils acceptaient les limites (vie sans âme, monde de béton, absence de communications, peu d’influence sur les élites au pouvoir).

 

Mais le plus frappant peut-être est que, quel qu’ait été l’optimisme ou le pessimisme des projections, les répondants n’attendaient aucune cassure dans l’évolution acceptée ou subie qu’ils envisageaient. Que le monde fût de pourriture ou de jasmin, il était. Jamais ceux qui s’asphyxiaient dans la pollution ne se demandait pourquoi il y avait pollution. Il en allait de même pour ceux qui s’enivraient dans la chlorophylle.

 

 

Bien peu d’esprit critique dans tout cela.

 

 

Les répondants ont aujourd’hui environ 55 ans.

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28 février 2014 5 28 /02 /février /2014 06:50

 

Depuis quelques mois s’est répandue autour de mon humble personne la nouvelle selon laquelle ma femme et moi étions proches du lauréat du dernier prix Goncourt. D’autant que les remerciements dont Pierre a bien voulu nous gratifier à la fin de son livre ont suscité toutes sortes de questions de la part de gens qui nous connaissent et qui aiment la littérature.

 

Nous n’avons rencontré qu’une seule réaction hostile au livre. Chez un universitaire, très fin intellectuel, certes, mais qui a trouvé le livre trop violent. Parler d’une des pires violences de l’histoire de l’humanité en mettant de la ouate au bout des baïonnettes est un pari stupide, mais on peut toujours essayer…

 

Les dizaines de personnes qui nous ont évoqué leur lecture de ARLH, à l’oral ou par écrit, ont toutes dit un peu la même chose : c’est un livre haletant, poignant, un chef-d’œuvre du genre. Et à propos de Lemaitre qu’elles avaient vu à la télévision ou entendu à la radio, toutes ont souligné l’humanité de cet homme, sa simplicité, une certaine bonté. « Quand on pense », m’ont dit certaines, « que le prix a failli couronner un insupportable m’as-tu-vu atrocement fier de lui. » Hier encore, un instit’ de maternelle, qui ne savait rien de ma proximité avec Lemaitre, m’a parlé du livre et de son auteur pendant que je l’écoutais en silence. Bien sûr, il a évoqué les qualités de l'œuvre mais il a terminé sa réflexion par « cet homme aime l’humanité et il doit avoir un formidable tonus mental pour plonger ainsi les mains dans le cambouis de la misère et de la noirceur humaines ».

 

Pierre Lemaitre est un humaniste car, à ses yeux, tout destin compte. L’humanité n’est pas un agrégat, c’est une somme d’individus qui méritent tous que l’on s’intéresse à eux.

 

Je voudrais reproduire ici deux ou trois témoignages écrits qui montrent à quel point Lemaitre touche ses lecteurs, à quel point son livre leur parle. Peut-être parce qu’il sait que l’Autre existe et que cet Autre, tout comme lui, se situe sur la longue chaîne du genre humain. Ce que son livre montre en creux est qu'il faut se souvenir du passé, non seulement pour rendre hommage aux victimes d’hier mais aussi à celles d’aujourd’hui.

 

 

 

Ce roman m'a vraiment fait quelque chose.

 

En le lisant j'ai immédiatement eu envie de le traduire en italien, pour en revivre et refaire dans ma partie du champ l'histoire, les personnages, la suspense  et surtout cette merveilleuse langue légère.

 

Ça ne m'arrive jamais, mais là il y a eu quelque chose (peut-être aussi à cause de l'histoire de la plaquette de mon arrière grand-père, perdue avec lui en 1918 et retrouvée et enterrée en 1956 : ça a été le grand défi et le grand fantasme de la première partie de la vie mon grand-père adoré ).

 

Est-ce que tu peux passer à Pierre Lemaitre mes félicitations ?

 

 

Mon plus vieil ami (on se connaît depuis 1953), ancien instituteur, résidant en Côte d'Ivoire depuis 50 ans, m’écrivit ceci :

 

J'avais regardé son interview par une journaliste juste après l'obtention du prix et j'avais été frappé par sa mesure, son altruisme, sa courtoise rétivité à enfourcher les haridelles dont on lui tendait pourtant les grosses brides. Rester lucide en un moment pareil témoigne d'une appartenance à la catégorie “ secondaire ” de la partie psycho de mon manuel de philo vintage 1959.

 

 

Une collègue linguiste de mon âge eut le choc littéraire de l’année (pour elle) en lisant ce roman :

 

Je t'écris parce que j'ai hier soir terminé une lecture palpitante, comme cela ne m'était pas arrivé depuis des années ! Et en littérature française qui plus est (car j'aime beaucoup plus la littérature anglophone, je dois l'admettre).

 

Tu auras deviné bien sûr qu'il s'agit d'Au revoir là-haut.

 

Donc, je n'étais pas au bout de mes surprises lorsque j'ai lu les dernières pages qui évoquent les coulisses, si j'ose dire, du “ making of ”. Et de voir vos deux noms !!!

 

Vous avez bien de la chance de connaître cet homme là, et quand vous le verrez, merci de lui faire part de l'admiration, de l’enthousiasme d'une enième lectrice !!! J'ai cassé les pieds à mon entourage pendant 5 jours (je l'ai lu en 5 fois ...) et il y a maintenant une liste d'attente !

 

Qu'il est bon de lire de si belles œuvres !

 

 

 

 

Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre : la littérature, c’est la vie
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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 06:31

Dans l’éditorial du numéro de mars 2014, Serge Halimi demande une mobilisation contre l’APT (l’accord de partenariat transatlantique que les Solfériniens sont prêts à signer des deux mains :

 

Pourtant, le prétexte de l’accord, c’est l’emploi. Mais, enhardis par des « études » souvent financées par les lobbys, les partisans de l’APT sont plus loquaces sur les postes de travail créés grâce aux exportations que sur ceux qui seront perdus à cause des importations (ou d’un euro surévalué...). L’économiste Jean-Luc Gréau rappelle cependant que, depuis vingt-cinq ans, chaque nouvelle percée libérale – marché unique, monnaie unique, marché transatlantique – a été défendue en prétextant qu’elle résorberait le chômage. Ainsi, un rapport de 1988, « Défi 1992 », annonçait que « nous devions gagner cinq ou six millions d’emplois grâce au marché unique. Toutefois, au moment où celui-ci a été instauré, l’Europe, victime de la récession, en a perdu entre trois et quatre millions … »

En 1998, un accord multilatéral sur l’investissement (AMI), déjà conçu par et pour les multinationales, fut taillé en pièces par la mobilisation populaire. L’APT, qui reprend certaines de ses idées les plus nocives, doit subir le même sort.

 

 

Razmig Keucheyan  explique ce qu’il se passe quand « Quand la finance se branche sur la nature » :

Sécheresses, ouragans, inondations : aux quatre coins du monde, les catastrophes climatiques charrient leur lot de drames humains et d’images spectaculaires. Et posent une question prosaïque : qui paiera les dégâts ? Quand ils ont trop à perdre, les assureurs se défaussent sur les Etats. Mais ces derniers, étranglés par la dette, peinent à assumer. Ils se tournent alors vers les marchés financiers, leurs calculs glacials et leurs produits spéculatifs.

 

 

Emmanuel Dreyfus dénonce, en Ukraine, les ultras du nationalisme

Les extrêmes droites gagnent du terrain en Europe, même si nombre d’entre elles cherchent à se parer d’habits neufs De toute évidence, de tels mouvements jouent un rôle en Ukraine. Svoboda ou, plus radical encore, Praviy Sektor espèrent profiter de la révolte populaire contre le système corrompu du président Viktor Ianoukovitch.

 

 

Tandis que Jean-Yves Camus décrit les  « Extrêmes droites mutantes en Europe » :

 

Depuis une trentaine d’années, un peu partout en Europe, les extrêmes droites ont le vent en poupe. Si quelques partis imprègnent leurs diatribes de références néonazies, la plupart cherchent la respectabilité et envahissent le terrain social. Se présentant comme le dernier recours et comme un rempart contre une supposée islamisation de la société, ils poussent à une recomposition des droites.

 

Si l’on fait remonter l’émergence des populismes d’extrême droite au début des années 1980, plus de trente ans ont passé sans qu’apparaisse plus clairement une définition à la fois précise et opérationnelle de cette catégorie politique. Il faut donc tenter d’y voir plus clair dans la catégorie fourre-tout de ce que l’on nomme communément « extrême droite » ou « populisme ».

 

 

Éric Dupin dénonce la complaisance des journalistes français face au FN : « Le Front national sur un plateau » :  « Se prétendant un parti « hors système », le Front national se plaint d’être dédaigné par les journalistes. Pourtant, ses représentants, à l’instar de la plupart des dirigeants politiques, utilisent les médias, préparant les petites phrases qui seront reprises partout. La multiplication des sondages, souvent contestables, permet au parti de faire les gros titres des journaux, tandis que sa vision ethniciste de la société passe au second plan. »

 

 

 

Un petit détour par  la « passion rouge-brune » de Bernard-Henri Lévy (Benoît Bréville) ne fait pas de mal : Bernard-Henri Lévy est revenu tout ébahi de la soirée de gala donnée par l’ambassadeur de France à Copenhague début février (1). Le « pays de Kierkegaard », comme il nomme prosaïquement le Danemark, est aussi le « pays du roi Christian », qui refusa de faire porter l’étoile jaune aux Juifs pendant la seconde guerre mondiale, mais également celui « des aviateurs de la guerre de Libye » venus prêter main forte aux troupes de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 2011. Un Etat symbole de la « réconciliation de la liberté et de l’égalité ».

 

Frédéric Lordon prend à contre-pied les économistes de cour : « Les entreprises ne créent pas l’emploi »/ « Il ne se passe plus une semaine sans que le gouvernement socialiste français affiche son ralliement aux stratégies économiques les plus libérales : « politique de l’offre », amputation des dépenses publiques, stigmatisation du « gâchis » et des « abus » de la Sécurité sociale. Au point que le patronat hésite sur le cap à tenir. Et que la droite avoue son embarras devant tant de plagiats...

Il faut avoir sérieusement forcé sur les boissons fermentées, et se trouver victime de leur propension à faire paraître toutes les routes sinueuses, pour voir, comme s’y emploie le commentariat quasi unanime, un tournant néolibéral dans le « pacte de responsabilité » de M. François Hollande. Sans porter trop haut les standards de la sobriété, la vérité appelle plutôt une de ces formulations dont M. Jean-Pierre Raffarin nous avait enchantés en son temps : la route est droite et la pente est forte – mais très descendante (et les freins viennent de lâcher). »

 

Kostas Vergopoulos pense que les libéraux se mettent à douter : Dans la mare des débats sur l’avenir du capitalisme, le pavé proverbial n’a pas été lancé par un contestataire patenté, mais par l’un des plus ardents défenseurs du système : Lawrence Summers. Ancien président de Harvard, celui-ci s’est illustré par sa passion de la déréglementation bancaire lorsqu’il occupait le poste de ministre des finances de la seconde administration Clinton (1999-2001). Nommé par M. Barack Obama directeur du Conseil économique national (National Economic Council, NEC), un poste qu’il a occupé jusqu’en 2010, il prodigue désormais ses conseils au monde de la finance (le fonds spéculatif D. E. Shaw lui a ainsi versé 5,2 millions de dollars entre 2008 et 2009), notamment au cours de conférences rémunérées jusqu’à 135 000 dollars l’unité. Nul n’attendait donc de lui qu’il suscite le moindre clapotis contestataire.

 

Le pavé a touché la surface de l’onde lors de la conférence annuelle du Fonds monétaire international (FMI) à Washington les 7 et 8 novembre 2013. Et si le capitalisme s’était lui-même pris au piège d’une « stagnation séculaire » ?, a interrogé l’ami des banquiers. « Il y a quatre ans, nous sommes parvenus à interrompre la panique financière, l’argent du plan de sauvetage a été remboursé, le marché du crédit a été assaini. (...) Pourtant le taux d’activité n’a pas varié et la croissance reste faible. » Summers poursuit son raisonnement dans le Financial Times : constatant que, du fait qu’elle pratiquait déjà des taux d’intérêt voisins de zéro, la Réserve fédérale (la banque centrale américaine) n’avait guère de marge de manœuvre supplémentaire pour relancer l’activité, il suggère que les bulles sont devenues une béquille nécessaire de la croissance.

 

Certains s’efforcent de défendre l’école pour tous (Allan Popelard) : Redoutant l’enseignement dans les écoles d’une « théorie du genre », quelques parents d’élèves, abondamment relayés par la presse, ont préféré soustraire leurs enfants à leur obligation scolaire. Même si la chose est moins médiatisée, il arrive que parents et enseignants œuvrent au contraire à la défense commune des principes fondamentaux de l’école républicaine. Comme en Seine-Saint-Denis, depuis quelques années.

 

Le nucléaire est toujours fortement en débat au Japon (Rafaële Brillaud) : Malgré le soutien de deux anciens premiers ministres, dont le très populaire Koizumi Junichiro du Parti libéral-démocrate (PLD), à un candidat antinucléaire pour le poste de gouverneur de Tokyo, c’est un proche de l’actuel chef du gouvernement Abe Shinzo, également du PLD mais pronucléaire, qui a été élu. Dans l’île d’Iwaishima, les habitants s’opposent depuis trente ans à un projet de construction d’une nouvelle centrale.

 

Ali Kazancigil  voit dans le mouvement Gülen, une énigme turque : « Mis en cause dans diverses affaires de corruption, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a encore aggravé son impopularité par sa volonté de censure des médias et d’Internet. Il se retrouve d’autant plus en état de faiblesse qu’il a définitivement perdu un allié de poids : M. Fethullah Gülen, fondateur d’un mouvement d’inspiration soufie dont l’influence dépasse les frontières du pays. »

 

 

Un retour intéressant sur des ruines (Jens Malling) : « Des monuments de l’avant-garde soviétique glissent dans l’oubli » : Malgré les efforts de militants et de spécialistes pour sensibiliser la population, l’architecture soviétique d’avant-garde semble promise depuis quelques années à un délabrement généralisé, voire à la démolition. Parmi les élites de la Russie actuelle, la crainte existe de voir resurgir les valeurs incarnées par ces structures datant du début de l’ère communiste : le changement social, l’expérimentation et la volonté d’aider les groupes défavorisés. »

 

« On l’oublie un peu trop, mais le Sahara occidental est riche (Olivier Quarante) : La question du Sahara occidental recouvre de plus en plus celle du développement économique du Maroc. Car les territoires que Rabat appelle « provinces du Sud » contribuent largement aux recettes d’exportation du royaume. Les partisans de l’indépendance contestent la légalité de cette exploitation. »

 

 

Le philosophe Étienne Balibar se demande ce que l’Europe sera demain : « D’abord adossée à l’hégémonie américaine, puis incorporée au capitalisme financier mondialisé, l’Europe est dorénavant menacée d’éclatement. L’aggravation des disparités entre les pays et les régions qui la constituent, entre le Nord et le Sud, a en effet remplacé la division d’antan entre l’Est et l’Ouest. L’Allemagne trône au cœur de cet espace où chaque Etat devient le prédateur potentiel de ses voisins. Alors, que faire ? »

 

 

Les fondations d’utilité publique sont-elles d’utilité publique (Mathilde Goanec) ? « En 2010, avec le soutien de son groupe à l’Assemblée nationale, la députée socialiste Michèle Delaunay proposait de faire le ménage au sein des fondations reconnues d’utilité publique, qui bénéficient de dons défiscalisés. Une idée passée à la trappe dans la dernière loi de finances. Dans un contexte de chasse aux niches fiscales, la question mérite pourtant d’être soulevée. »

 

 

 

Au Mexique, la gauche est-elle au tapis (Jean-François Boyer) ? « Depuis 1938, l’industrie pétrolière mexicaine constituait un bastion national symbolique, que les bourrasques néolibérales (pourtant puissantes dans la région) n’étaient pas parvenues à mettre à terre. C’en est fini : alors que le pays « célèbre » le vingtième anniversaire de son traité de libre-échange avec les Etats-Unis et le Canada, le président Enrique Peña Nieto a décidé de livrer le secteur de l’énergie aux investisseurs. »

 

 

Pourrait-on être tous producteurs (Jacques Denis) ? « Viennoiseries et diapositives : bienvenue aux petits déjeuners d’Ulule, session d’information hebdomadaire pour les nouveaux convertis au financement participatif version Web 2.0. Au menu, un exposé sur le crowdfunding – littéralement, le « financement par la foule ». Cette solution alternative au prêt bancaire ou au mécénat des proches séduit de plus en plus ceux qui ont une idée, mais pas d’euros. Ce matin, ils sont sept. L’une souhaite installer un lieu voué à la culture tzigane en région parisienne ; l’autre cherche à créer un événement artistique ludique ; son voisin aimerait produire un clip vidéo... De tous âges, de toutes catégories sociales, ils sont réunis autour de cette table pour se donner enfin les moyens de faire aboutir leur projet. »

 

 

En Equateur, Chevron pollue mais ne paye pas (Hernando Calvo Ospina) : « D’un côté, l’Equateur, petit pays sud-américain de quinze millions d’habitants. De l’autre, Chevron, mastodonte de l’industrie pétrolière, dont le chiffre d’affaires a dépassé les 230 milliards de dollars en 2012. Combat inégal ? Qu’importe. Quito est déterminé à faire payer la multinationale pour la pollution dont elle est responsable. »

 

 

 

La Bosnie s’unit contre les privatisations (Jean-Arnault Dérens) : « Pauvreté, chômage, corruption, népotisme, incompétence de la classe politique... Presque vingt ans après la fin de la guerre, le désir de résoudre les difficultés communes transcende les clivages communautaires. Début février, après avoir longtemps été réduits au silence par un système clientéliste, les citoyens de Bosnie-Herzégovine ont laissé éclater leur exaspération. Ils s’essaient désormais à la démocratie directe. »

 

 

Finn Brunton nous explique d’où viennent les Spams : « Au moment de rédiger cet article, j’ai eu une pensée compatissante pour le traducteur qui le réécrirait en français. « Spam » renvoie à un assemblage hétéroclite de néologismes et de pur charabia qui emprunte à la fois à l’informatique, à l’ingénierie de la protection, au droit pénal, au crime (amateur ou organisé) et à la poésie d’une Toile polyglotte gavée de jargon anglo-saxon. S’y côtoient pêle-mêle des notions absconses comme « empoisonnement bayésien » (l’art de contourner ou de corrompre les filtres antispam), « botnets » (réseaux de « machines zombies ») ou « linkbaits » (des liens sournoisement conçus pour stimuler le désir de l’internaute de cliquer dessus). Souvent, ce langage hautement savant évoque davantage des onomatopées de bande dessinée qu’un redoutable fléau planétaire : « sping » (contraction de « spam » et de « ping », qui désigne une requête envoyée d’un ordinateur vers un autre), « splog » (contraction de « spam » et de « blog »), « lulz » (trait humoristique cruel)... Tenter de décrire l’industrie du spam revient au fond à importer l’argot des brigands et des coquillards dans la technosphère du XXIe siècle, à connecter la cour des miracles au très haut débit. Imaginez François Villon avec une souris à la main, et vous commencerez à avoir une idée de ce qui vous guette. »

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25 février 2014 2 25 /02 /février /2014 06:44

Pour les Solfériniens comme pour tout le monde, au commencement était le Mot.

 

Donc, lorsqu’on a la finance comme principale ennemie et que l’on fait une politique à droite de celle de Sarkozy, il faut faire de la pédagogie (éducation des enfants, en grec, donc l’art d’inoculer les encens), jouer avec les mots, se jouer des mots.

 

Orwell avait inventé le concept de Novlangue, une langue ne permettant pas une pensée de contestation, une langue ne faisant que dénoter, enroulée sur elle-même, une langue amenée à s’appauvrir indéfiniment en tuant d’abord le sémantisme, les nuances, et enfin les mots eux-mêmes, devenus superflus. Bref une langue qui, au sens strict du terme, ne VEUT rien dire car elle ne donne pas à dire. Que faire face à des binarités du styles « La guerre c’est la paix », ou encore « Arbeit durch Freude », si ce n’est se poser et écrire un essai de 800 pages ?

 

Il y a, cela dit, dans la vulgate solférinienne, des propositions langagières de bon sens, même si elle ne vont pas vraiment contribuer à changer la société. Dire, comme le suggère le ministère des Droits des femmes, « égalité femmes-hommes » à la place d’« égalité hommes-femmes » au motif que l’ordre alphabétique est alors respecté, pourquoi pas, en effet ? Cela n’empêchera pas Najat Vallaud-Belkacem de souhaiter une diminution du nombre des fonctionnaires. Remplacer « école maternelle » par « petite école », bien sûr, les Allemands et les Britanniques l'ayant fait il y a au moins cent cinquante ans (Kindergarten).

 

Mais tout cela est de la gnognotte. Ainsi, en novlangue solférinienne, on ne travaille plus pour le pays, on « fait France » (comme SNCF, France ne prend plus d’article), en reconnaissant l’apport des identités multiples. On ne bâtit plus une société harmonieuse (ce qui correspond d’ailleurs strictement à l'absence de réalisations hollandaises depuis deux ans), on fait de « l’en-commun », qui n’est autre que l’aboutissement du « vivre ensemble égalitaire », du « changement de paradigme », de la « production de possibles ».

 

On ne doit plus dire « la société française » mais le « Nous inclusif et solidaire ». On sera ainsi sensible à l’origine de l’homme de Tautavel : « Dans une observation récente au sein d'une école élémentaire, nous avons constaté que des élèves apprennent parfois que « l'homme de Tautavel » aurait été le premier « Français ». Si l'on comprend que ce raccourci est une manière de situer géographiquement la présence très ancienne d'êtres humains sur ce qui est aujourd'hui le territoire « français », ce type de discours produit une représentation de la « France éternelle », déconnectée d'une histoire administrative qui est en réalité infiniment plus courte, plus variable et chaotique. » Une « histoire administrative variable », c'est quoi même ? Pénétrons-nous du fait que des types et typesses de très haut niveau se réunissent en commission après avoir observé ce qui se passe dans une école élémentaire (un vrai Solférinien ne devrait pas aimer le mot « élémentaire », décidément négatif), réfléchissent puissamment et nous pondent cette réflexion sur la francitude de l'homme de Tautavel, ce qui, dans l'optique d'un choc de simplification, fait avancer la situation des vingt millions de Français (aïe, j'ai dit « Français ») qui vivent dans la gêne ou dans la misère.

 

On ne parle plus de « projets » mais de « possibles » (« produire des “ possibles ” à l'intersection des valeurs de la République et du respect des gens eux-mêmes et de leurs capacités à coproduire de l'action publique »).

 

Pour parler de … je ne sais plus comment dire, donc je ne dis rien, on n’évoquera plus la « diversité », un concept, il est vrai, popularisé sous Sarkozy : « Récemment, avec le surgissement du paradigme de la diversité, les mêmes personnes sont réputées « issues de la diversité » ce qui est plus problématique encore, car dans la formulation précédente leur ascendance renvoyait à des êtres de chair et de sang, les immigrés, alors que dans la nouvelle formulation supposées être plus moderne ou plus « chic », leur ascendance renvoie à un objet indéfini voire à une chose, à savoir la « diversité ». Le « surgissement du paradigme de la diversité ». Mmmm, c'est bon ! Encore, encore !

 

On ne donnera plus aux élèves la même éducation, ils « bâtiront du commun »  (Vincent Peillon).

 

Une femme n’est plus « enceinte », elle est « en état de grossesse médicalement constaté » (de même, on ne dit plus « il va neiger » mais « la France va connaître un épisode neigeux »).

 

On ne parlera pas de « l’avenir » de la jeunesse mais de son « devenir », en espérant qu’à l’école des « groupes académiques climat scolaire » (!) résoudront les problèmes d’« incivilité » dans les établissements.

 

Bref, nous sommes face à une langue qui ne dit plus rien, qui masque le réel, le fait oublier et le fait accepter lorsqu’il résiste. On avait déjà « plan social » pour licenciements massifs, « flexibilité » pour exploitation renforcée des travailleurs. On s’incline respectueusement devant « pacte de responsabilité », deux mots très forts, l’un relevant du droit, l’autre de la morale, mais qui, accouplés par les Solfériniens, ne sont là que pour cacher les cadeaux faits au patronat et l’incapacité – si ce n’est le choix – des gouvernants à résorber le chômage.

 

 

Le « redressement productif », avec l’engageante définition de Montebourg, me plait bien (« le redressement productif, c'est garder ce qu'on a, rapatrier ce qui est parti et créer ce qu'on n'a pas. »), car il a un petit côté fleur au fusil qui ne parvient même plus à nous faire sourire. Qui se souvient encore – c’était en mai dernier, il y a un siècle – de la « boîte à outils » de Hollande, cette expression franchement ridicule ? Vous imaginez Roosevelt lançant le New Deal avec une « boîte à outils » ?

 

Mais ce qui nous fait carrément pleurer, ce sont les formules mensongères du style « TVA sociale » (pour piquer toujours plus dans le portefeuille des pauvres) ou « contribution climat énergie » (pour la taxe carbone). Elles ne révèlent pas le désarroi des Solfériniens mais leurs mensonges. Pensons à l’ANI, « l’accord national interprofessionnel sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi » qui a livré les salariés pieds et poings liés au patronat.

 

Les attaques sont désormais frontales avec des projets comme celui du renégat Jean-Marie Le Guen : « Pour l’emploi, il faudra que François Hollande s’attaque à un ultime et redoutable tabou national : celui des rigidités d’un code du travail qui, de protecteur du salarié, est devenu un puissant répulsif de l’emploi. Pour cela, il devra affronter le redoutable consensus d’exclusion dont s’accommode notre pays au prix de coûteuses dépenses sociales, avec pour solde la désespérance des jeunes et des chômeurs. » Du Copé dans le texte.

 

Il y a donc le solférinien de choc, parfaitement clair, comme celui Le Guen, et puis il y a ce qui se conçoit obscurément et qui est mal dit. Quand on parle mal, disait Orwell, c'est qu'on pense mal. Le projet est de brider la pensée en empêchant la connotation, la puissance expressive. Le langage solférinien, en atténuant le réel, engloutit toutes les connotations négatives dans une sorte de carousel de litotes qui débouchent en fait sur des mots et des concepts de péjoration. Dans l'expression “ plan social ”, “ social ” devient un mot sale, péjoratif. Les Solfériniens ont oublié qu'en politique l'important, ce sont les concepts, pas les mots. Dans “ plan social ”, “ social ” est souillé, déshonoré par le concept tandis que le concept ne se refait aucune virginité au contact du mot “ social ”.

 

On peut toujours dire que l'homme de Tautavel n'était pas Français. Cela ne fera pas reculer le chômage d'un pouce.

 

Comment dit-on « zozo » en solférinien ?

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24 février 2014 1 24 /02 /février /2014 07:09

Les Zindigné(e)s !, c’est toujours bon. Mais cette fois-ci, c’est passionnant. Ce numéro est consacré à la dette négrière, financière et écologique et au devoir de réparation.

 

Fidèle à son tropisme extrême centriste de droite, Hollande est favorable à un travail de mémoire mais hostile à toute réparation. Dans ce domaine comme ailleurs, deux poids de mesure. L’Allemagne a payé à la France et à Israël des dizaines de milliards de dollars au titre des dommages de guerre et de l’extermination tandis que les populations africaines n’ont rien reçu au titre de la traite négrière, quant elles n’ont pas dû payer – ce fut le cas de Haïti – pour acheter leur indépendance !

 

Pour Louis-Georges Tin, président du CRAN, « la réparation est le fondement de toute justice ; dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a aucune société qui ait ignoré ce principe universel. » Or les réparations votées par la France furent attribuées aux criminels : « le décret de 1848, signé par Victor Schœlcher prévoyait à la fois l’abolition de l’esclavage et des indemnités pour les colons pour les dédommager du préjudice que leur causait la fin du système esclavagiste. »

 

 

Nicolas Sersiron explique à quel point les colonisations permirent et préfigurèrent « la mise sous tutelle des pays du Sud et la destruction de leur économie. » La proportion de biens manufacturés dans les pays du tiers-monde « entre 1750 et 1913 est passée de 73 à 8% de la production mondiale. »

 

Robin Delobel expose le “ caractère odieux de la dette ” : « Lorsqu’en 1982, le Mexique déclare ne plus pouvoir rembourser les banques privées, il est le premier d’une très longue liste de pays en développement qui vont subir les remèdes catastrophiques du FMI au cours des décennies suivantes. » Pour ce même auteur (avec Pauline Imbach), « les dictatures, la corruptions, le pillage écologique sont les bras armés du “ Système dette ”, tous les leaders démocrates des années 60-80 ayant été remplacés par des dictateurs corrompus. Lire également l’article pénétrant de Raoul-Marc Jennar sur la tragédie du peuple cambodgien.

 

Pour Virginie de Romanet, les évasions fiscales saignent le Sud, en transférant des richesses vers le Nord : « les multinationales financières et non financières sont les actrices principales de ce système de pillage aux conséquences dramatiques pour les peuples. »

 

Pour Jean Gadrey, la dette écologique est « une des plus grande injustices passées sous silence. Ainsi 63% du cumul des émissions de dioxyde de carbone et de méthane de 1751 à 2010, relève de seulement 90 entreprises, pour la plupart des firmes extractives, privées ou étatiques. Dans les échanges entre 16 pays riches et 46 pays pauvres, le montant de la dette écologique des premiers par rapport aux seconds était supérieur à celui de la dette financière externe des seconds. »

 

Oui (Renaud Duterme), « l’expansion du capitalisme à l’échelle planétaire, principalement par la violence et la coercition, a engendré des bouleversements écologiques sans précédent, tant du point de vue local que global. »

 

Face à l’accord commercial transatlantique, négocié dans un secret désormais quasi total (Eric de Ruest), il faut faire reconnaître l’écocide comme cinquième crime contre la paix.

 

À lire un historique fort utile de Louis Sala-Molins : “ Traites et esclavages : en pleines Lumières, les ténèbres de la loi ”, tout ayant commencé par l’abolition du décret d’abolition de l’esclavage en1802 par Napoléon.

 

Saviez-vous qu’en chinois le verbe « être » n’existe pas (Elisabeth Martens) ? Moi non plus ! Ce qui signifie que tout ce qui existe dans l’univers visible et invisible (les « 10 000 choses ») sont en continuelle transformation. Elles ne sont pas, elles passent. Comment un Chinois peut-il dire le souci écologique ? Je me suis régalé…

 

François Longérinas que le projet de loi relatif à l’économie sociale et solidaire défendu par Benoît Hamon, est presque inutile. Tandis que Jean-Claude Paye démontre qu’à la faveur de la « lutte contre le terrorisme », nous assistons dans les « démocraties » occidentales à une fusion entre droit pénal et droit de guerre.

 

Cavanna, l’ennemi acharné de la pub, aurait aimé l’article de Khaled Gaiji “ Pour une ville propre, nettoyée de la pub ! ”. Comment peut-on ne pas être aliéné quand on reçoit entre 500 et 3000 messages publicitaires par jour ?

 

Toujours aussi malicieux, le sophiste Laurent Paillard demande « contre qui il faut défendre le pouvoir d’achat ? » Un autre exemple d’aliénation quand le consommateur joue la consommation contre ses propres intérêts d’être humain.

 

Yann Fiévet doute qu’à l’école ne décrochent pas. Malgré la réforme de l’éducation prioritaire.

 

Enfin, pour ceux qui ont lu Tintin au Congo – et les autres aussi – l’entretien avec Philippe Delisle sur le traitement par la BD de la question négrière fera voler en éclats leurs illusions d’enfance…

 

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24 février 2014 1 24 /02 /février /2014 06:50

Le Monde consacre un article à des inscriptions néonazies, antisémites et homophobes à Toulouse :

 

Des croix gammées et des inscriptions antisémites et homophobes ont été taguées sur plusieurs bâtiments du cœur de Toulouse, dont un centre destiné aux homosexuels, un cinéma et des locaux politiques, a-t-on appris dimanche 16 février de sources concordantes.

 

Les faits remonteraient à la nuit de samedi à dimanche ou, pour certains d'entre eux, de vendredi à samedi. L'Espace des diversités et de la laïcité, qui a pour vocation d'accueillir les victimes de discriminations et qui héberge en particulier un centre LGBT (lesbiennes, gays, bi et transsexuels) a été visé, ainsi que le local de campagne du candidat du Parti de gauche aux municipales, celui du Front de gauche, le cinéma art et essai Utopia, l'entrée de l'Université Toulouse 1 Capitole (droit, économie, gestion) et le cimetière de Salonique.

 

Partout ont été peintes des croix celtiques, emblèmes de l'ultradroite. Les inscriptions s'en prennent au CRIF, assimilent juifs et homosexuels, s'attaquent aux francs-maçons. L'inscription « Toulouse nationaliste » a été couchée sur le trottoir devant le local du Front de gauche. La municipalité et la liste du candidat du Parti de gauche, Jean-Christophe Sellin, ont annoncé avoir porté plainte.

 

Le maire Pierre Cohen s'est dit « profondément choqué » et a pressé la police « de faire la lumière le plus rapidement possible sur cette affaire ». « Ces messages de haine sont un danger pour notre République. Il est de notre responsabilité de ne pas laisser s'installer ce climat délétère aux relents des années noires », s'est-il ému dans un communiqué.

Les investigations risquent cependant d'être compliquées par le fait que les victimes se sont empressées de faire disparaître les inscriptions, faisait  observer un policier. Les auteurs sont les mêmes que ceux qui ont défilé le 26 janvier à Paris à l'appel d'un collectif « Jour de colère », a assuré Myriam Martin, deuxième sur la liste de J.-C. Sellin. Les dégradations commises à Toulouse ne sont pas les premières, pourtant « rien n'est fait » et les auteurs croient pouvoir agir en toute impunité, s'est-elle indignée. « Comment est-ce que ça va se terminer ? Ça pourrait être une mosquée, une synagogue. On n'a pas envie que ça se termine à la Clément Méric », jeune militant d'extrême gauche tué en 2013 à Paris dans une bagerre avec des skinheads, a-t-elle dit.

 

« Suffit-il de déclarer la guerre à la finance », demande Fred Brûlé dans Respublica ?

 

Non il ne suffit pas de s’attaquer à la finance; le capitalisme doit être attaqué en son cœur : le monde des entreprises. Les partis politiques qui se disent solidaires des victimes du capitalisme en particulier donc notamment les salariés ouvriers et employés en premier lieu, ces partis politiques doivent porter haut et fort l’exigence de droits, nouveaux, majeurs pour ceux-ci et leurs délégués au sein de ces entreprises afin de donner confiance, de permettre toujours à ceux-ci d’être acteurs de leur libération ; ces droits devront être inscrits dans notre constitution ; la lutte sera longue ce sera un début, il faudra poursuivre le combat ; un peu de courage les politiques ; ne laissez pas les syndicats se battre seuls !

 

Sur son blog,Jean-Emmanuel Ducoing s’entretient avec l’écrivain (et cycliste) Bernard Chambaz à propos de son fils mort il y a une vingtaine d’années et auquel il vient de consacrer un livre, Des nouvelles du martin-pêcheur :

 

Pédaler avant d’écrire est bien le fondement même de ce livre, parce que pédaler c’est avancer, donc survivre, parce que j’en ai fait l’expérience il y a vingt ans à la mort de notre fils, parce que je suis vraiment reparti à la rencontre de Martin, de ce qu’il était en quelque sorte « devenu », comme à la rencontre du livre, sans savoir à l’avance ce qu’il en adviendrait. Pédaler m’offrait le moyen idéal de me rapprocher de lui, par le songe, par la compagnie qu’il représenterait forcément tout au long de ces journées où je serai sur la route cinq à six heures. J’espérais que pédaler permettrait au roman de se mettre en place. Et c’est bien ce qui s’est passé. Dernières Nouvelles du martin-pêcheur aurait pu être un livre d’une immense tristesse, d’une insondable mélancolie. Ça l’est en quelque sorte, bien sûr, mais, j’ose affirmer que nous percevons au détour de ces pages comme une réconciliation avec la vie.

 

J'en ai un tout petit peu ras le bol de cette manie qu'ont les médias d'orthographier les noms d'origine étrangère dans leur graphie “ anglaise ”, pour le bien du bon peuple qui aime la simplicité.

 

Un exemple nous est donné ici par les chaînes de télévision à propos de la ville des JO d'hiver. Il s'agit de Sotchi et non de Sochi (Sot Chie ?).

 

On retrouve également cette tendance de plus en plus lourde dans la graphie des noms arabes. On voit fréquemment Musa au lieu de Moussa.

 

Je sais bien que le français aime à franciser les noms étrangers (Douvres, Munich, Anvers), mais les étrangers savent aussi s'occuper de nous comme il faut. Tenez : connaissez vous la ville française de Rijsel ? Facétieux Flamands qui sont partis de Ter Ijsel, équivalent de L'Isle (comme dans l’Isle-Jourdain), donc Lille.

 

Dans ce domaine comme ailleurs, le but du globish est d'éradiquer toutes les différences, la sédimentation des langues, donc l'Histoire.

Revue de Presse (86)
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22 février 2014 6 22 /02 /février /2014 08:37

Renoir disait avoir choisi le titre La grande Illusion « parce qu’il ne voulait rien dire de précis ».

 

Politiquement parlant, Renoir fut un électron libre. Il travailla pour les communistes mais ce serait s’avancer de le voir en homme viscéralement de gauche.

 

La thèse principale de ce film est néanmoins assez claire : les barrières de classe sont plus étanches que les frontières entre pays. Au début du film, les officiers français et allemands mangent ensemble. La connivence entre l’officier français de Boëldieu et l’aristocrate allemand von Rauffenstein est flagrante, tout comme la complicité, qui pourrait être un début d’amitié, entre le pilote français Maréchal, technicien dans le civil, et un soldat allemand, issu de la même classe que lui, qui lui coupe sa viande car il est blessé.

 

Dans ce concert d'estime et de compréhension réciproques, de sous-entendus, de « passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné », que faire du personnage juif, joué par Marcel Dalio, juif dans la vie ? Ce personnage était-il bien utile ? Dans un film tourné en 1937, alors qu’on commence à savoir de manière précise le sort réservé aux Juifs en Allemagne, pourquoi un personnage juif sans la moindre allusion, même anachronique, à ce qu’ils endurent sous la férule nazie ? Le futur banquier aurait pu être auvergnat. Seulement, les années trente sont une période où, de nouveau, on peut casser du Juif, métaphoriquement, mais aussi physiquement. Renoir ne va pas jusque là, bien sûr. Mais il nous présente une caricature « normale » d’un Juif comme il y en a tout de même assez peu en France (fils de banquiers roulant sur l’or). C’est que le terrain a été balisé, banalisé par les médias, le personnel politique, et par la culture populaire. Tenez, dans la chanson “ Le lycée Papillon ” de Georgius, immense succès de 1936, on entend ceci :

 

Elève Isaac? - Présent

En arithmétique´ vous êtes admirable

Dites-moi ce qu´est la règle de trois

D´ailleurs votre père fut-il pas comptable

Des films Hollywood? Donc répondez-moi.

Monsieur l´Inspecteur

Je sais tout ça par cœur.

La règle de trois? C´est trois hommes d´affaires

Deux grands producteurs de films et puis c´est

Un troisième qui est le commanditaire

Il fournit l´argent et l´revoit jamais.

Isaac, mon p´tit

Vous aurez neuf et d´mi!

 

C’était gentillet pour l’époque, rigolo à souhait. Rien à voir avec « je pisse à la raie d’une vieille juive » de Dieudonné aujourd’hui.

 

Alors, il ne métonnerait pas que le Rosenthal joué par Dalio, le fils de banquiers juifs qui possèdent une maison de couture, ait été inspiré à Renoir par Jacques Heim, qui avait à peu près le même âge que Rosenthal. Ce fondateur d’une grande maison de haute couture fut très proche du monde du spectacle car il habilla de très nombreux films et pièces de théâtre. À de nombreuses reprises, il fut aidé financièrement par André Citroen, ingénieur et industriel de génie, fils de Lévi Citroen, diamantaire juif néerlandais et de Masza Kleinman, juive polonaise. Rosenthal, pour sa part, était né à Vienne « d’une mère danoise et d’un père polonais ». Ce que Maréchal, en bon Français de souche, qualifie au début du film, sur le ton d’une plaisanterie mi-figue mi raisin, « la vieille noblesse bretonne ». On verra vite le feu qui dort sous la braise de cette saillie.

 

Rosenthal, « la vallée des roses », est donc un personnage différent. Il est clairement hétérosexuel (seulement, avec ces gens-là, il faut toujours se méfier), mais il manipule avec volupté des vêtements féminins de soie que les prisonniers ont reçu en vue d’un spectacle de cabaret qu’ils vont jouer. Il « aime les robes de femmes » ! C’est lui qui reçoit les plus gros colis de fine nourriture, qu’il fait partager aux autres. Mais il avoue que cette générosité sert en fait à masquer la pingrerie consubstantielle de son peuple.

 

La fortune de ses parents s’est construite de manière spectaculaire. Forcément, des Juifs ! En trente ans, ils ont acquis trois châteaux historiques avec haras et galeries de tableaux. Mieux que des oligarques russes. Ce cosmopolite qui s’est approprié le sol de France (et qui fréquente le Fouquet’s )fait observer aux bons Français qu’ils en possèdent, quant à eux, à peine cent mètres carrés.

 

 

Lorsque Rosenthal et Maréchal sont en cavale, le prisonnier juif, dont l’aristocrate Boëldieu a facilité l'évasion en mourant (Boëldieu signifie le boyau de dieu, donc celui qui en a), devient vite un poids : une blessure aux pieds retarde la progression des évadés. Un mot en appelant un autre, Maréchal/Gabin hurle : « J’ai jamais pu blairer les Juifs ! » À noter que Rosenthal/Dalio, qui a pété un câble en premier (chochotte, va …) ne lui rétorque pas : « Et moi les cathos ! »

 

Nous sommes en présence d’un film bourré de personnages stéréotypés. On passe sur celui de l’officier allemand incarné par le faux aristocrate von Stroheim. C’est la production qui avait imposé à Renoir, à la fois Stroheim et un développement du personnage qui n’intéressait pas vraiment le cinéaste. Qu’ils s’agisse de l’aristocrate français joué par Pierre Fresnay, du chanteur de caf’ conc’ joué par Carette, du spécialiste de Pindare joué par un acteur juif qui sera torturé par la Gestapo et fusillé en 1944, ou encore de la jeune veuve allemande jouée par Dita Parlo (l'action est censée se dérouler en 1916), tous apparaissent dans une lumière favorable. Seul le personnage de Rosenthal fait épisodiquement l’objet de remarques désagréables ou hostiles de la part des autres Français (mais jamais des Allemands), sans parler du fait qu’il pose presque constamment problème dans la diégèse. Une cheville carrée dans un trou rond comme disent les Anglais.

 

 

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21 février 2014 5 21 /02 /février /2014 11:48

Il ne s'agit pas de PQ (ça viendra en son temps), mais du papier pour les imprimantes des profs.

 

Déjà l'université (dirigée par la gauche) a décidé de réduire de 5% les offres de formation tous les ans pendant x années. Maintenant, elle ne met plus de papier dans les imprimantes des profs. Par mesure d'économie. Encre et papier coûtent trop chers (qui est l'irresponsable qui a dit l'éducation coûte trop cher ? essayer l'ignorance. Sûrement un extrémiste). Allez plutôt à la repro, déplacez-vous, faites la queue, repartez, et recommencez autant de fois que nécessaire en profitant de l'air frais des couloirs. Et surtout ne pas avoir de besoin(s) le vendredi après 11H45 ou n'importe quel jour entre midi et deux, ou le mercredi après 15H45, la repro est fermée. Peut-être faudrait-il banaliser aussi les cours sur ces même créneaux ?

 

 

 

Cela dit, les profs ont le droit d'acheter leur papier et de venir avec leurs ramettes persos.

 

La doyenne est est blairiste comme une bête. Mais c'est le conseil d'administration de la fac qui a voté cette mesure. On sent un corps enseignant en lutte, qui n'accepte pas le fait accompli.

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20 février 2014 4 20 /02 /février /2014 06:40

Cet entretien soulève un gros problème. Je précise d'où je parle, comme on disait dans les années vincennoises au début des années soixante-dix : j'ai lu presque tous ses livres, je les ai cités, abondamment utilisés dans mes travaux. Ses lectures de Proust, ses Figures, son immense travail sur le palimpseste sont pour moi l'un des plus grands moments de ma vie intellectuelle. Et je ne parle pas de son humour si subtil.

J'ai 66 ans, donc 18 ans de moins que lui, mais j'espère sincèrement, fougueusement, que je ne serai pas dans l'état d'esprit qui est le sien si j'atteins son âge canonique (l'âge on l'on ne peut plus canoner intellectuellement, peut-être).

Le discours qu’il nous tient me rappelle celui d’un de mes maîtres, il y a une vingtaine d’années, une paire d’heures avant qu’il préside mon jury d’HDR. Comme il me voyait très enthousiaste à l’idée de défendre l’œuvre de mon auteur fétiche, il me dit : « du calme ; que faisons-nous ici si ce n’est gagner notre croûte ? Moi c’est le vieil-anglais, toi c’est Orwell ».

 

En écoutant Genette, j’essayais d’imaginer la réaction d’un étudiant de M2 : « Si j’ai bien compris, tout se vaut, rien n’a d’importance, puisque ce grand savant nous balance, désabusé, les mots communisme, gauchisme, Lénine, structuralisme, nouveau roman, Hollande, ni gauche ni droite, tout cela dans une bouillie d’approximations, avec l’air de ne plus y toucher. » Et je ne parle pas de la réaction de ceux pour qui les universitaires sont des parasites inutiles.

Le fait qu’il se soit fourvoyé en politique n’incrimine en rien l’engagement politique. Si son idéal est les fins de la gauche (le progrès social, sûrement) avec les moyens de la droite (le capitalisme financier, l’exploitation des ressources terrestres, l’aggravation des inégalités, l’aliénation sans fin du prolétariat, la montée de l’extrême droite), c’est son droit le plus strict, mais qu’il appelle un chat et chat et qu’il se reconnaisse désormais comme un vieux réac avec quelques élans de dame patronnesse.

Je crains que, s’il publie un nouveau livre, ce soit à désespérer.

 

Lire et écouter cet entretien sur le site de Mediapart.

 

L'auteur de l'entretien, Antoine Perraud, m'écrivit ceci :

 

Il y a quelque chose de très animal – et sans doute profondément humain – dans votre volonté de vous cogner, maintenant que le risque est faible, le vieux mâle dominant mais déclinant du troupeau universitaire, dont il vous fallut subir l'omnipotence.

Pour ma part, de cet homme parmi les hommes, Gérard Genette, de 30 ans plus âgé que moi, je confesse le trouver bien plus intelligent, cultivé, vif d'esprit et virtuose dans le maniement de la langue que votre serviteur. Je n'en conçois aucune amertume, ni plaisir masochiste. Je l'admets, simplement.

Sa façon d'avoir toujours le dernier mot m'enchante. Dernier exemple en date (contrairement à vous, j'espère de sa part un nouveau livre, capable, une fois de plus, de soulever la chape de conformisme, de fiel et de morosité) : lorsque j'arrive chez lui, pour cet entretien, une conversation informelle s'engage. J'apprends que Gérard Genette est locataire : « Vous n'êtes pas propriétaire de votre appartement ? Vous me décevez ! » La réplique fuse : « Vous aussi ! »

Cela vous est peut-être difficile de l'admettre, mais G.G., c'est le plus fort !!!

 

 

Je lui répondis ceci :

 

Je n'ai rien "subi". Je n'ai jamais été dans son orbite. J'ai beaucoup appris de lui. Je suis devenu moins bête grâce à lui. Dans les années 80, j'habitais en Afrique et j'étais un peu isolé de la communauté scientifique française. Il me fit l'honneur et le plaisir d'une correspondance généreuse et amicale. Et il ne m'est pas du tout difficile d'admettre que GG fut le plus fort.

Cela n'empêche que cet entretien est désolant. Même s'il joue un rôle, il décrédibilise la rigueur scientifique, donc le discours public des scientifiques. Son désengagement politique est plus préoccupant et beaucoup moins constructif que celui d'un Morin, par exemple. La pichenette dont il gratifie Hollande ne mène pas bien loin.

Pour l'anecdote, en quoi est-il "décevant" de ne pas être propriétaire de sa maison ? Lorsqu'on n'a pas d'enfant, (je ne sais s'il en a ou pas),  lorsque l'on ne désire rien transmettre, il est moins onéreux d'être locataire sa vie durant que propriétaire. Tous les spécialistes de l'immobilier vous le diront.

Bravo pour sa réponse.

 

 

 
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