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29 juillet 2022 5 29 /07 /juillet /2022 05:01

Le domaine de la littérature offre de nombreux cas de figure. L'œuvre d'Honoré de Balzac pose un problème passionnant, quasiment énigmatique : on passe sans transition de livres médiocres et insignifiants (que Balzac qualifiait lui-même de « cochonnerie littéraire » et qu'il signa de pseudonymes pseudonymisants, “ Lord R'Hoone ”, par exemple) aux Chouans, chef-d'œuvre qui ne sera suivi exclusivement que de chefs-d'œuvre. Honoré Balzac s’aristocratisa en prenant un pseudo crédible au moment précis où il se mit à écrire de la grande littérature.

 

Nombre d'écrivains ont choisi de signer leurs œuvres d'un pseudonyme, parfois pour des raisons de sécurité : Jean Bruller avait adopté le nom de “ Vercors ” aux Éditions de Minuit (qu’il fonda en 1941) pendant la Seconde Guerre mondiale, tout comme François Mauriac qui publiait sous le nom de “ Forez ”. Les écrivains résistants prirent souvent des noms de région de France comme pseudonyme. Philippe Joyaux dit avoir signé d’un nom de plume (“ Sollers ”) pour préserver sa famille et marquer sa singularité par rapport aux siens. Parce qu’il était Conseiller d’État, Éric Arnoult devint “ Érik Orsenna ” en écriture pour ne pas impliquer sa charge, mais aussi pour assumer une double personnalité. Après avoir utilisé des pseudos ridicules (“ Louis Alexandre Bombet ”, ou “ Anastase de Serpière ”) Henri Beyle, en haine de son père, signa “ Stendhal ” (du nom de la ville allemande Stendal où il avait connu une folle passion). Ces écrivains échappaient clairement à l’état civil. À l’inverse de la comtesse de Ségur (née Rostopchine), fille de l’incendiaire de Moscou lors de l’entrée des troupes de Napoléon : en signant du nom de son mari volage, elle se donna une identité d’écrivain français, elle qui descendait de Genghis Khan.

 

Il est des pseudos qui n’en sont plus, s’ils l’ont jamais été. Ainsi “ Saint-John Perse ” pour le diplomate Alexis Léger. Il est des pseudos parfaits, tel celui d’“ Antoine Volodine ”, qui n’est pas plus russe que vous ou moi, dont on ne connaît ni le nom, ni le lieu et la date de naissance (il a également signé “ Elli Kronauer ”, “ Manuela Draeger ” et “Lutz Bassmann ”). De fait, la situation s'est éclaircie : Volodine s'appelle Desvignes comme tout le monde (comme sa mère écrivaine, en tout cas) et est né en 1950 à Chalon-sur-Saône.

 

Utiliser un pseudo est un geste esthétique qui crée de l’identité et du mystère. L’auteur nous livre un double qui n’est pas totalement lui-même. René Lodge Brabazon avait un état civil peu banal : un prénom français, alors qu’il n’avait aucune racine française, et un patronyme fleurant au plus haut point l’anglicité. Il ne mit jamais les pieds aux États-Unis, mais écrivit des polars inoubliables sous le nom de James Hadley Chase, un dictionnaire de slang étasunien sur sa table de travail. Sans parler d’un des plus grands mystères – résolu – de la littérature française d’après-guerre : l’écrivain totalement inconnu “ Émile Ajar ” obtenant le Goncourt en 1975 alors qu’il l’avait déjà obtenu en 1956 sous le pseudonyme de Romain Gary (de son vrai nom Kacew, “ boucher ” en yiddish. Le romancier avait fait un pied de nez extraordinaire au petit monde germano-pratin, à commencer à cette journaliste littéraire du Monde qui était allée interviewer “ Ajar ” (en fait, un neveu de l'écrivain) à Copenhague. Et pourtant, la clé du mystère crevait les yeux, Gary et Ajar signifiant respectivement en russe “ brûle ” et “ braise ”. Gary s’était peut-être inspiré de la mystification de Prosper Mérimée qui avait inventé la dramaturge espagnole “ Clara Gazul ” dont il avait écrit les neuf pièces de théâtre. “ Gazul ” et “ Ajar ” avaient une dimension ontologique évidente : ils étaient de grands écrivains, donc ils existaient.

 

De ce même point de vue ontologique, le cas de George Sand est également intéressant : elle prend un prénom masculin pour faire croire qu’elle est un homme (comme la romancière anglaise George Eliot ou comme Madeleine de Scudéry qui signe sous le nom de son frère Georges qui, lui, fait comme si de rien n’était), mais, surtout, elle s’affuble d’un patronyme roturier alors qu’elle est noble. Inversement, Isidore Ducasse se fera passer pour “ Le comte de Lautréamont ”. Paul-Pierre Roux se sanctifiera sous le nom de “ Saint-Paul Roux ”. Pierre Louÿs (en fait Pierre Félix Louis) changera de sexe en se faisant passer pour une femme de l’antiquité grecque (“ Bilitis ”), tout comme Raymond Queneau qui s’inventera en la romancière irlandaise “ Sally Mara ”. Lesbienne, Lucy Schwob prendra un autre patronyme juif que le sien : “ Cahun ”, et un prénom bisexué : “ Claude ”. Georges-Marie Huysmans laissera entendre qu'il est hollandais (“ Joris-Karl ”), nationalité de son père. Malade, le Suisse Frédéric-Louis Sauser voudra renaître tel un phénix (“ Blaise Cendras ”). Cet expert en mystifications fera croire à Pierre Lazareff, directeur de France-Soir, qu’il avait effectué un grand reportage (fort bien payé) à travers toute la Sibérie alors qu’il était resté dans sa chambre. Lazareff ayant flairé une possible arnaque, Cendras lui répliquera : « L’important n’est pas que j’y sois allé ou pas, l’important est que tu y aies cru. »

 

Esthétique, ontologique, le pseudo relève d’une démarche concrète qui suit une prise de conscience. Signer d’un pseudo revient à couper l’auteur, l’instance énonciative du producteur social. C’est poser devant le “ je ” biographique un sujet qui n’existe que par l’énoncé, que dans l’énoncé. Raison pour laquelle certains blogueurs, certains intervenants sur internet, sont amenés à utiliser divers pseudos à mesure qu’ils proposent des productions différentes. Rien ne dit, d’ailleurs, que l'on soit moins personnel lorsqu’on utilise un pseudo que quand on signe de son vrai nom : ce que Frédéric Dard signa “ San Antonio ” était tout aussi authentique que ce qu’il signa Frédéric Dard. Ce que permet le pseudo, c’est d’isoler l’acte d’écrire parmi toutes les propriétés qui font qu’un individu s’assume en tant que personne publique. Lorsque Jean Dupont signe “ Tartempion ”, il donne en fait à lire un “ il ” au second degré, un “ il ” retourné, un “ presque moi ”. Le critique et théoricien Jean Starobinski disait que lorsqu’un auteur revêt un pseudo, nous nous sentons « défiés » car l’auteur se « refuse à nous » qui voulons savoir. Prendre un pseudo, c’est se créer une « identité imaginaire » (Samuel Hynes) à laquelle nous, récipiendaires, ne pouvons pas avoir totalement accès.

À propos du pseudonyme, sur internet et ailleurs (II)
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28 juillet 2022 4 28 /07 /juillet /2022 05:01
L'internet à libéré la parole des citoyens de base, eu plus encore leur écrit. C'est une très bonne chose.

Moi qui, depuis 1969, ai toujours signé mes écrits de mon nom, j’ai constaté avec surprise que la grande majorité des internautes écrivants (mais pas écrivains ou journalistes professionnels) signaient d’un pseudonyme. Ce n’est pas par souci de protection : en trois clics, un policier ou un gendarme un peu branché retrouve le signataire de n’importe quelle note. Alors, pourquoi ?

Il convient de mettre en corrélation l’utilisation massive du pseudo avec la manière dont les internautes échangent entre eux. Je cite Martina Charbonnel car je me retrouve assez bien dans ce qu’elle écrit :

 

« Bien des internautes persistent à me vouvoyer alors qu'ils tutoient facilement les autres blogueurs. Parmi les gens qui me disent « vous », certains estiment, peut-être à juste titre, qu'ils ont eu trop peu d'échanges avec moi pour me dire « tu ».

 

Je n'idéalise pas, pour autant, le tutoiement. On n'est pas forcément amis parce que l'on se dit « tu ». Bien des coups bas s'échangent avec la caution d'un tutoiement facilement acquis, comme si la familiarité autorisait à chercher des poux dans la tête d'une personne que l'on estime connaître suffisamment pour prendre un malin plaisir à la dénigrer. En un sens, mieux vaut encore me dire « vous » et me respecter que de me tutoyer pour m'adresser des vacheries.

 

 Les blogs permettent-ils de créer des liens plus authentiques, que ceux de la vie quotidienne ? Sans doute, car entrer dans le vif du sujet d'une note permet d'échapper à la superficialité des échanges sur tout et rien. Cette forme de communication n'abolit pas pour autant la distance entre des mondes qui ont peu de chances de se côtoyer.

 

Avec tout ça, je n'ai rencontré aucun internaute du nouvel obs. Est-ce si important ? »

 

Cette collègue ressent, comme bien d’autres, les limites des échanges sur la toile. Je dirai que ces limites sont renforcées par l’utilisation du pseudo. Je n’insisterai pas ici sur les insultes que certains anonymes nous envoient avec le courage que permet un faux nom, simplement pour déplorer que les administrateurs des blogs où l’on se fait insulter ne censurent pas les propos ignobles qui nous visent. L’important est que, de même qu’on « visualise » un interlocuteur au téléphone qu’on ne connaît pas, de même qu’on « voit » dans le filigrane de la page de son roman un romancier qu’on n’a même jamais aperçu en photo, on se crée une image d’un pseudo dès lors qu’on a lu sa prose. Et bien sûr, neuf fois sur dix, on fait erreur. Tenez : un intervenant régulier et fort subtil sur nouvelobs a pris comme pseudo une expression médicale que connaissent bien les cardiologues. Pour je ne sais quelle raison, j’ai assimilé ce pseudo à une correspondante, me trompant lourdement. Ce qui signifie que chaque fois que je le lisais, je le recevais en tant que femme, avec des réflexions aussi pertinentes que : « Elle écrit cela, forcément puisque c’est une femme » (existe-t-il une écriture féminine, qu’est-ce qu’une écriture féminine ?, ces questions relèvent d’un autre débat, passionnant au demeurant). J’avais une petite excuse : lorsque je parle, dans la vraie vie, c’est moi – à quelques nuances près – qui produit mon énoncé. Lorsque j’écris – que ce soit de la fiction ou non – c’est ce que j’ai écrit qui, rétroactivement, me constitue en tant qu’énonciateur, d’autant plus fictif que j’ai utilisé un pseudo.

 

J’essaierai de suggérer dans ce qui suit que le pseudo est le contraire de la modestie, que c’est une expansion de l’ego.

 

Qui dit pseudo dit clivage, dédoublement. Le pseudo d’Yves Montand était un hommage indirect à une expression que sa mère serinait. Le romancier Jacques Laurent signait ses livres alimentaires, ceux qui visaient au commercial, “ Cécil Saint-Laurent ” et ses livres “ sérieux ” Jacques Laurent. Quand Jean-Jacques Goldman écrivait pour Patricia Kaas ou Florent Pagny, il signait d’un pseudo. Mais il signait de son nom les textes qu’il chantait lui-même. Gilbert Bécaud prit comme pseudo le nom du compagnon de sa mère, qu’il considérait comme son vrai père ; et il fit de son deuxième prénom le premier.

 

Chacun de ces exemples montre, à sa manière, que nous sommes dans le manque ou dans l’incomplétude. Il y a en permanence, chez tout individu, une béance à obturer, ce que les lacaniens appellent une (re)fente. Nous nous ressentons comme finis et nous sommes imparfaits, aux sens de non achevés et de non parfaits. Cette imperfection peut être comblée par ce que Rimbaud appelait « l’autre » (quand j’écris, de mon nom ou d’un autre nom, « “ je ” est un autre »). Il y a alors désir d’une ou de plusieurs identifications successives. Attention, un chauffeur routier de 130 kilos qui signe “ Mirabelles ” n’est pas aliéné comme celui qui se prend pour Napoléon. Il y a simplement reconnaissance d’une part de lui-même (qui peut être alimentée par de l’humour au 17è degré) qui l’augmente en tant que sujet.

 

Méfions-nous des justifications a posteriori. Lorsque Patrick (ou Maurice, selon les sources) Benguigui disserte de manière un peu désinvolte sur son pseudo “ Bruel ” en demandant « Qui voudrait passer pour le fils de Jean Benguigui ? », il botte en touche. Quand Philippe Fragione explique qu’il comprit très tôt qu’il ne ferait pas carrière dans le rap avec son nom et son prénom, et qu’il prit donc le pseudo d’Akhenaton, il ne nous permet pas d’accéder à son vrai désir. Quand Björk Guðmundsdóttir nous dit que son patronyme était trop compliqué pour être gardé, elle nous cache quelque chose de très profond par rapport à son père (son patronyme signifie “ fille de Guðmunds ”). Le problème est-il de même nature pour Charles Aznavour lorsqu'il supprime le “ ian ” de son nom (“ fils de ” en arménien) ? Lorsque Marie-Hélène Gauthier choisit pour pseudo “ Mylène Farmer ”, ce n’est pas uniquement pour des raisons de commercialisation. Bernard Lavilliers s’appelle Oulion. Bon, d’accord, il y avait urgence, mais pourquoi “ Lavilliers ” ? Lorsque Hervé Forneri choisit le nom de scène “ Dick Rivers ”, sait-il que cela peut signifier “ Rivières à Bites ”, en d'autres termes, l'appel du fantasme américain est-il plus fort que tout ? Et Chantal Goya, qui s’est époumonée pour huit générations de bambins, qu’aurait-elle fait de son vrai nom Chantal de Guerre ? Cela dit, qu’a-t-elle à voir avec “ Goya ” ?

 

Pour approfondir mon questionnement, je citerai Victor Hugo et George Orwell. Que nous dit celui qui risqua réellement sa vie pour ses écrits ?

 

« Il vient une certaine heure dans la vie où, l'horizon s'agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer à parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'incarne. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moi. »

 

Hugo étant ce qu’il était, on comprend fort bien qu’il se soit senti « trop petit ». Orwell pose le même problème, mais en creux :

 

« On ne peut écrire quoi que ce soit de valable si on ne gomme pas sa propre personnalité ».

 

L’auteur de 1984 a dit et répété qu’il avait pris un pseudo pour protéger sa famille, pour lui témoigner des égards et pour atténuer ses rapports contradictoires avec la bourgeoisie. Certes, mais le choix du nom d’une petite rivière du Suffolk et d’un prénom à la fois royal et prolétaire n’explique pas tout car il ne fait que renvoyer à la biographie. Idem pour Hergé, le père de Tintin, qui descendait, peut-être par les croisées et non les croisés, d’un aristocrate belge.

 

 

À propos du pseudonyme, sur internet et ailleurs (I)

Le pseudo est un masque. Porter un masque (d’écriture ou non), c’est produire un repoussé que l’on affirme, que l’on martèle du dedans et qui nous aide à créer une persona qui n’est autre que l’enveloppe du discours. Julien Gracq disait que Céline (pseudo, prénom de sa grand-mère et de sa mère, hum-hum !) s’était « mis en marche derrière son clairon en vociférant » (dans la vraie vie, Julien Gracq s'appelait Louis Poirier). Utiliser un pseudo, c’est se mettre en marche derrière son masque. Roland Barthes expliquait que le masque/pseudo n’avait rien d’original puisque tous les écrivains et écrivants s’affublaient d’un masque, ce qu’il appelait « les différentes pelures d’oignon ». Enlevez un masque chez un auteur et vous tomberez sur un autre masque.

 

Pourquoi ce problème à l’infini ?

 

Parce que, lorsque nous écrivons, nous mettons en branle au moins trois strates de nous-même. Il y a l’individu, disons « Jean Dupont », puis l’instance narrative (le “ Jean Dupont ” écrivant, distinct de l’individu : il est gai, mais écrit quelque chose de triste) et l’image que “ Jean Dupont ” veut donner de lui aux gens qui vont le lire. À l’intérieur de ces strates, il y a forcément des sous-strates, tout cela évoluant avec le vent, la pluie, le contexte, les rages de dents etc.

 

Prendre un pseudo, c’est aussi déplacer le lieu d’où l’on parle. C’est vouloir – sans y parvenir jamais totalement – effacer ou faire oublier ses goûts, ses conceptions, ses manières, son origine, son éducation. C’est le signe d'une volonté de transformation, plus importante que le jeu de cache-cache.

 

Pour les linguistes (voir Oswald Ducrot, Le dire et le dit), tout locuteur se dédouble en un locuteur en tant que tel (le locuteur considéré du seul point de vue de son activité énonciative) et un locuteur en tant qu'être au monde, en tant qu’un être du monde. Ces deux instances ne doivent pas se dissocier. L’utilisateur du pseudo souhaite donc, non seulement, que l’individu et le producteur ne fassent qu’un, mais aussi que l’énoncé et l’image de l’énonciateur se confondent.

 

Ça marche plus ou moins…

 

Texte publié sur mon blog en février 2011.

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10 juillet 2022 7 10 /07 /juillet /2022 05:47

Un artiste peintre qui meurt à 21 ans en 1915, il y a peu de chances qu’il se soit cogné contre son chevalet !

 

 

 

Á la mémoire de Raoul Servant

Servant est l’un de ces millions d’homme jeunes dont le destin fut fracassé par les marchands de canons de l’époque.

 

Il fut un brillant élève de l’École nationale des Beaux-Arts de Lyon où il s’était inscrit en 1906. Il avait obtenu le Prix de Paris en 1912 à l’âge de 18 ans.

 

Il était secrétaire du colonel de son régiment qui avait voulu tenter de protéger ce talent si précoce. Mais le 25 septembre 1915 pendant la bataille de Champagne, Servant était venu supplier son supérieur de parti à l’assaut avec ses camarades.

 

Il y fut tué, ainsi que son supérieur.

Á la mémoire de Raoul Servant
Á la mémoire de Raoul Servant
Á la mémoire de Raoul Servant
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9 juillet 2022 6 09 /07 /juillet /2022 05:01

 

Jean-Paul Rampenoux, professeur agrégé à l'université de Chambéry (décédé il y a quelques années) rappelait à ses amis que Chambéry était encore recouverte d'une couche de glace d'un kilomètre d'épaisseur il y a moins de 10 000 ans. Selon lui, c'est de l'arrogance de croire qu'en 150 années d'industrialisation nous avons changé le climat ! Pour le Suisse Werner Munter, spécialiste reconnu des avalanches, l'homme n'y est pour rien !

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ( GIEC ) pointait récemment, une nouvelle fois d’un doigt accusateur, l’homme et le CO2 qu’il produit comme principaux coupables du réchauffement climatique. Pour Werner Munter , spécialiste mondialement reconnu des avalanches, ces gens sont des imbéciles qui répètent en boucle des bêtises, le savent et sont payés pour ! Son diagnostic climatosceptique est partagé par d’éminents scientifiques dont deux Prix Nobel. Il nous l’explique.

 

Vous affirmez que l’homme n’a rien à voir avec le réchauffement. Pourquoi ?

Précisons tout d’abord que je ne conteste pas le réchauffement lui-même. Je l’ai d’ailleurs constaté en tant que guide de montagne en voyant les glaciers reculer. Celui qui nous fait face par exemple a perdu 100 m depuis que j’ai acheté cet appartement en 1989. En 2005 , le pilier Bonatti des Drus s’est effondré à cause du réchauffement du permafrost. Ce que je remets en cause, ce sont les causes de ce réchauffement . Elles n’ont rien à voir avec l’homme ou avec le CO2 comme on nous le serine. Je suis arrivé à cette conclusion pour trois raisons.

 

Quelles sont ces raisons ?

La première, c’est tout simplement l’analyse des données climatiques reconstituées sur des millions d’années. Rien que dans les 10 000 dernières années, il y a eu cinq pics de températures comparables à celui que nous vivons. Ces optima correspondent à des cycles naturels. Au Moyen Âge, il était par exemple possible d’aller en vallée d’Aoste depuis Arolla avec les troupeaux car le glacier n’existait plus. Lors des deux premiers optima, le Sahara était une savane avec des lacs, des arbres et des éléphants. Avant cela, pendant des centaines de milliers d’années, il a fait plus chaud qu’aujourd’hui. Et parfois jusqu’à 7 degrés plus chaud ! Or le GIEC se concentre sur les 150 dernières années. Autant dire qu’il regarde autour de son nombril. Les reconstructions paléoclimatiques montrent aussi que, pendant des centaines de millions d’années, il n’y a pas eu de corrélations entre le CO2 dans l’atmosphère et la température sur terre.

La concentration de CO2 – qui est soit dit en passant un gaz vital et non pas un poison – dans l’atmosphère est négligeable. Il y en a un peu moins de 0,5 % dans l’atmosphère, et au maximum 5 % de cette quantité est imputable à l’homme. Pour un million de molécules d’air, il y a seulement 20 molécules de CO2 produites par l’homme. Et chaque année , notre industrialisation rajoute 4 molécules de CO2 pour chaque million de molécules d’air, mais la moitié est absorbée par les océans et les plante . Et on veut nous faire croire que cette infime proportion due à l’homme est une catastrophe ? J’ai beaucoup de peine à le croire.

 

Pourquoi dès lors la thèse officielle fait quasi consensus ?

Vos collègues scientifiques ne sont pas des imbéciles ! Ces théories visent à nous culpabiliser. Quand des scientifiques comme ceux du GIEC disent qu’ils veulent sauver la planète, je dis qu’ils ne sont pas crédibles. Ils mentent pour préserver des intérêts économiques, dont les leurs. Car il y a tout un business derrière la lutte contre le réchauffement. Il y a une volonté de faire peur aux gens par exemple en dramatisant la montée des océans, alors que ceux-ci ne s’élèvent que de 2 à 3 mm par an ! C’est aussi une manipulation intellectuelle de parler de CO2 en tonnes plutôt qu’en proportion. Des tonnes, ça impressionne, mais rappelons que l’atmosphère pèse 5 000 000 000 000 000 tonnes ( cinq millions de milliards de tonnes ) !

 

Votre dernier argument est que la thèse officielle contredit les lois de la physique. C ’est-à-dire ?

Celle de la thermodynamique en particulier. Pour faire simple : la terre fait 15 ° en moyenne. L’atmosphère censément polluée de CO2 est grosso modo à -30 ° à 10 km d’altitude. Qu’elle réchauffe la Terre qui est bien plus chaude qu’elle est une aberration. La thermodynamique nous dit que la chaleur va toujours vers le froid et jamais dans le sens inverse, ce que correspond à notre expérience quotidienne.

 

Alors au final, comment expliquez-vous ce fichu réchauffement ?

Je n’ai pas de réponse car trop de facteurs entrent en jeu. Par contre, j’ai des hypothèses. Je soupçonne par exemple les variations de l’intensité du rayonnement solaire – qui répondent à des cycles – de jouer un rôle central, tout comme les processus nucléaires complexes et méconnus qui sont à l’œuvre au centre de notre Terre. Quoi qu’il en soit, c’est de l’arrogance de croire qu’en 150 ans d’industrialisation nous avons changé le climat. La nature est bien plus forte que l’homme, nous ne sommes pas les maîtres de la Terre !

– Et si le réchauffement climatique n’était que le prétexte à la création de nouvelles taxes ?
– Et si le fait que la Sibérie devienne cultivable n’était pas une catastrophe ?
– Et si ceux-là même qui sont incapables de prévoir la météo à plus de 5 jours et qui prétendent savoir le temps qu’il fera dans 50 ans, nous prenaient pour des cons ?
– Et si la sagesse consistait à dire qu’on n’en sait rien …

 

Source

Réchauffement climatique : un autre son de cloche
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29 juin 2022 3 29 /06 /juin /2022 05:01

André Gardies. La Promesse de la mer. Editions Infimes, Orléans 2022.

 

J’ai toujours beaucoup aimé le style d’André Gardies. Bien que professeur de littérature, il donne l’impression de ne pas connaître les ficelles du métier et parce que, comme je le relevais il y a quelques années, son écriture s’impose naturellement parce qu’on ne voit que l’art, et jamais la fabrication, l’artefact, l’artifice.

 

Cette écriture, Gardies la met au service d’un authentique humanisme, en observant son prochain du dedans et du dehors, en respectant ses raisons, même s’il ne lui donne pas toujours raison.  Et il place et replace systématiquement les individus au sein de leur milieu. Et alors, ce qu’analyse Gardies est tout à fait inattendu, déconcertant : l’être humain multiple dans un environnement mouvant. Romain, le héros de cette histoire, ancien de la Calypso de Cousteau, décide de tourner un film sur la pêche artisanale au Grau, la ville de son enfance et de son adolescence qu’il avait passablement délaissée. Il comprend que ce lieu a changé parce que lui-même a changé, et vice versa. Toujours comprendre le rapport de l’individu au monde dans une démarche qu’on peut qualifier de phénoménologique. Le personnage, le narrateur (et l’auteur en régie) vont à la rencontre d’eux-mêmes et des lieux de leur passé, mus par une intentionnalité qui a effacé le « je pense donc je suis » par un « je marche donc je suis, donc je comprends ». « Je filme, donc ma vie est au bout de ma caméra et j’exprime et j’accompagne des mutations qui m’avaient échappé un peu par manque d’intérêt » :

 

On pourrait terminer ce patchwork ronflant avec ce qui devrait faire un très beau plan de transition : en cadrage serré, le pont tournant en train de pivoter lentement à la façon d’un “ volet ”, comme si l’on passait d’un monde à l’autre, d’une époque à une autre […] ; tandis que le commentaire précise que cette modernité s’ancre sur une longue tradition de petite pêche artisanale, la sève bouillonnante et vivace qui irrigue ce port millénaire. »

 

Dès lors, appréhender, ressentir les lieux de l’enfance, c’est avoir conscience de ce que l’on est, de ce que l’on fut. Le voyage, le retour, ne sont pas reconstruits après coup, ils sont dans la conscience originelle. Cuisantes, les déconvenues deviennent positives :

 

« Il eut beau rouler lentement, remonter plusieurs rues adjacentes, à la recherche de détails connu pour se représenter, rien, impossible de retrouver la place. Elle avait disparu. Le village avait poussé, s’était transformé, avait étendu partout le rhizome de ses lotissements pavillonnaires. La fontaine, comme dans le domaine mystérieux du Grand Meaulnes, n’avait désormais d’autre réalité que celle de sa mémoire incertaine. Et il en voulait presque au village de n’être pas resté fidèle à l’image qu’il avait de lui, d’avoir continué de vivre, de l’avoir trahi en somme, même s’il savait ce que ce sentiment avait de stupide. »

 

La recherche n’est pas sans danger. Peut-on soulever les couvercles de marmite lorsqu’on se sait un peu superstitieux, pour, en fin de comptes, déplorer que du béton ait recouvert une plage ? Un lieu peut-il se dérober à la conscience claire lorsque la mémoire le cède au mythe et qu’un hôtel – celui où il est descendu, pourtant familier – lui rappelle l’Hôtel de la Poste à Saint-Louis du Sénégal, tenu par un fils illégitime de Mermoz ? Peut-on accepter qu’une rade artificielle pour yachts de milliardaires ait remplacé le petit port de pêche, en d’autres termes que l’oisiveté des riches ait balayé le travail, la vie des pauvres ?

 

Ce faisant, Romain retrouve, Bianca, son amour de jeunesse. Mu par une grande excitation, mais aussi la peur au ventre car si toutes les vies sont possibles dans la littérature ou au cinéma, la réalité peut être piégeuse :

 

« Leur histoire est derrière eux. Il a connu tant d’autres choses, tant de mondes différents, vécu tant d’événements. »

 

Comme si, pour eux, le temps n’avait pas fait son œuvre :

 

« Ne raconte-t-on pas que le dégel de la banquise souvent libère de leur gangue de glace des êtres parfaitement conservés ? »

 

Est-ce pour retarder le moment fatidique et de vérité des retrouvailles que les deux anciens amants échangent une correspondance digne de celles du XVIIIe siècle par le moyen du courrier électronique, outil de l’immédiateté et de la brièveté ? Ils appréhendent tous les deux de se reconnaître, de confronter des images d’eux-mêmes d’un temps disparu. Peur de se rejoindre, de se reconquérir dans un espace et un temps nouveaux. Ils laisseront néanmoins parler leur désir, un peu rapidement à mon goût alors que les travaux d’approche avaient duré, en choisissant le bonheur de vivre.

 

Dans ce roman, André Gardies décrit par le menu – on retrouve le pédagogue qu’il fut sa vie durant – les techniques diverses et variées de la pêche au thon. En célébrant les “ travailleurs de la mer ”, une activité artisanale qui nourrissait son homme mais qui disparait inexorablement, André nous signifie qu’à jamais il restera du côté de la vie.

 

 

 

 

Note de lecture 204
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21 juin 2022 2 21 /06 /juin /2022 05:04

Toujours donner le lieu d’où l’on parle : je ne suis nullement climato-sceptique. L’âge aidant, j’ai eu le temps d’observer que les hivers rigoureux – en France pour ne parler que de notre pays – étaient de plus en plus espacés et que les étés caniculaires étaient de plus en plus rapprochés. J’ai eu également la possibilité d’observer, en effectuant à de nombreuses reprises, autour de 1985, la randonnée pour moi mythique du Glacier blanc, que celui-ci reculait annuellement de 50 à 60 mètres.

 

Ainsi donc, en juillet 1947, il fit 40°4 à Paris. Mes parents, qui se marièrent en ce beau mois dans le nord de la France, ont dû sentir passer la chaleur, bien plus accablante qu’à Alger ou Ajaccio. Mais lorsque je naquis en mai 1948, le printemps pourri annonçait un été encore plus pourri, limite froid.

 

Fait chaud ! Rien de neuf sous le soleil…

Ne me demandez pas d’expliquer les aberrations climatiques, qui ne datent pas d’hier apparemment. Je n’ai aucune compétence en la matière. Mais je me souviens, par exemple, très nettement, de l’hiver 1970. Il neigea de manière très inhabituelle à Poitiers où il fit -11° début janvier, avant un redoux exceptionnel en février. Á Val d’Isère, le chalet de l’UCPA fut enseveli par une avalanche. On compta 39 morts. Au même moment, venue de Belgique et du nord du pays, une tempête d’une extrême violence balaya des régions entières. Le vent avait une force telle que des vaches se retrouvèrent au sommet d’arbres. Mars et début avril connurent des giboulées comme personne n’avait vues de son vivant. Mi-avril, il fit 25 degrés en pays de Loire. La fonte des neiges provoqua des glissements de terrain en montagne. Le sanatorium du plateau d’Assy s’effondra et 71 personnes dont 56 enfants périrent dans leur lit. Pour beaucoup, sans se rendre compte de quoi que ce soit.

 

Il se trouve qu’au début des années 1980, il y a donc 40 ans, j’enseignais à l’Université nationale de Côte d’Ivoire, à Abidjan où il n’a jamais fait froid, et que j’avais pour amis et collègues une joyeuse bande de physiciens de l’atmosphère. De météorologues, pour parler simplement. Ils étaient tous bardés de doctorats divers et variés et étudiaient, de manière très pointue, des phénomènes climatiques dans la région.

 

On parlait déjà à l’époque de réchauffement, de l’effet de serre (greenhouse effect, comme on disait dans les publications scientifiques), de fonte de la calotte polaire (l’arctique, en attendant pire). Me souvenant qu’une des causes de la Révolution française était que, des dizaines d’années durant, le peuple avait crevé de faim en raison, tantôt d’hivers glaciaux, tantôt d’hivers pourris, je leur demandai un jour si le réchauffement était structurel ou conjoncturel. Ils étaient six ou sept devant moi et j’obtins six ou sept réponses différentes : du conjoncturel péremptoire au structurel accablé.

 

Nous étions fin juin et je leur posai une question de rattrapage : qu’elles étaient leurs prévisions pour l’été dans le nord de la France ? Ils me répondirent qu’ils étaient capables de prévoir le temps à cinq jours avec 95% de réussite. Au-delà, il fallait s’en remettre aux prévisions de la grenouille d’Albert Simon à Europe 1. C’est dire que, pour eux, les prévisionnistes à un ou deux mois étaient des foutriquets. Ils prévoiraient aujourd’hui, grâce aux progrès scientifiques, à dix jours. Pas plus.

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19 juin 2022 7 19 /06 /juin /2022 05:01

Venons-en maintenant à quelques théoriciens qui, avec infiniment plus de sérieux que moi, se sont posés la question qui nous préoccupe ici.

 

Pour ne parler que du XXème siècle, je mentionnerai George Orwell, qui tenta de mettre un peu d'ordre dans ses idées mais dont la démarche était malheureusement bien trop empirique pour que ses intuitions parfois fulgurantes puissent déboucher sur des typologies fiables. Un grand écrivain, selon Orwell, était un individu dont la compréhension du monde était “ profonde ”, ce qui lui permettait de faire évoluer ses personnages au fil des récits. Orwell ne refusait rien moins que les personnages statiques, “ finis et parfaits ”. L'auteur de 1984 m’intéresse cependant dans la mesure où sa prédilection pour les “ good-bad writers ” le singularise de la majorité des critiques qui appuient leurs démonstrations plutôt sur des chefs-d'œuvre. Il faut dire qu'Orwell, dont par ailleurs le souci de bien écrire frisait l'obsession, a toujours préféré les chansons à boire aux poèmes raffinés. Pourquoi, se demandait-t-il, les livres de Conan Doyle survivraient-ils à ceux de Virginia Woolf ? L'auteur d'Animal Farm ne répondit pas mais on sentit bien qu'il ne mesurait pas le succès populaire d'un romancier à sa “ facilité ”.

 

Il me faut également – théoriciens obligent – interroger le domaine des superstructures. L'idéologie étant aussi la manière imaginaire par laquelle les hommes ressentent le monde réel, on dira que la littérature, en ce qu'elle procède de l'idéologie, enrichit notre vision en nous transmettant une expérience de la vie, mais sans que les conditions de l'existence soient jamais vraiment analysées. Seuls les idéalistes croient encore que la parole du romancier peut être dissociée du discours de la société et du pouvoir. Mais le romancier en tant que tel ne fait partie de la société que parce qu'il produit un discours spécifique sur la condition humaine, en reflétant une expérience mais également, et c'est ainsi que le cercle est refermé, en se détachant de l'expérience (plus l'écrivain est “ grand ”, plus il est capable de se détacher) jusqu'à ce qu'apparaissent les substrats idéologiques qui soutiennent la société et conditionnent l'expérience.

 

On ne saurait évoquer les rapports entre la littérature et l'idéologie sans mentionner l'apport de l'École de Frankfort. Sans elle, nous en saurions moins sur la médiation. Pour Theodor Adorno et les siens, cette médiation n'est pas une déformation ou un déguisement, elle est l'objet lui-même, et par là-même un procès dans la réalité sociale et non un procès ajouté à la réalité par projection ou déguisement, quelque chose qui se trouverait entre l'objet et sa représentation. Même pour un critique littéraire marxiste orthodoxe comme Raymond Williams, le principal danger de la théorie de l'art en tant que reflet est qu'elle finit par ignorer le procès social constitué par l'élaboration de l'œuvre d'art. Serais-je dès lors trop tranchant si, paraphrasant Marguerite Duras, je posais que « le seul sujet » de l'art c'est son élaboration en tant que procès social ?

 

D'Adorno à Lucien Goldmann, il y a une bonne distance, mais qui n'est pas infranchissable. Pour l'auteur du Dieu Caché, un grand écrivain est celui qui sait aider les hommes à prendre conscience d'eux-mêmes et qui, en même temps, fournit au groupe des satisfactions esthétiques qui peuvent et doivent compenser les frustrations causées par les compromissions et les inconséquences inévitables imposées par la réalité. Pour ce faire, le contenu de l'univers d'un écrivain peut fort bien être différent du contenu de la conscience collective. Seul le groupe peut élaborer, selon les mots de Goldmann, un « ensemble catégorial orienté vers la cohérence ». Mais seul le grand créateur peut, d'une manière spécifique, atteindre un  niveau de cohérence plus élevé que celui du groupe. Un grand écrivain « hausse la conscience collective à un degré d'unité vers lequel elle était spontanément orientée mais qu'elle n'aurait peut-être jamais atteint dans la réalité empirique sans l'intervention de l'individualité créatrice ». Pour Goldmann, plus une œuvre s'approche d'une représentation complète et cohérente de la vision du monde qu'a une classe sociale plus cette œuvre est pertinente en tant qu'œuvre d'art. Alors que pour la critique non marxiste et idéaliste le chef d'œuvre est, rappelons-le, une œuvre qui transcende les conditions historiques, qui est hors de son temps, voire hors de l'entendement commun. Pour Georg Lukäcs, l'un des inspirateurs de Goldmann, les plus grands écrivains sont ceux qui, pouvant capter et recréer la vie des hommes selon une totalité harmonieuse, « ressoudent le général et le particulier, le conceptuel et le sensuel, le social et l'individuel ». Ce faisant, ils luttent contre « l'aliénation et la fragmentation de la société capitaliste ». Et ils créent pour nous une image multiforme de la totalité humaine. Ils produisent ce que Lukäcs appelle du “ réalisme ”, que le théoricien hongrois considère non comme un genre mais comme une démarche et que l'on retrouve aussi bien chez les anciens Grecs que chez Shakespeare ou Balzac.

 

On en terminera avec Pierre Macherey à qui nous sommes redevables du concept de décentrement. On notera tout d'abord que Macherey s'est attaché, ce que je n’ai pas fait ici, à définir ce qu'était un mauvais écrivain. Selon l'auteur de Pour une théorie de la production littéraire, la mauvaise littérature est incapable de trouver en elle-même sa propre vérité et elle « glisse indéfiniment vers autre chose : une tradition, une morale, une idéologie ». Pour Macherey, un grand écrivain fait la part belle à l'implicite, au non-dit qui doit l'emporter sur le dire. Ce qu'il y a d'essentiel à toute parole serait son silence, c'est à dire ce qu'elle amène à taire, comme si le silence était seul capable de manifester l'indicible dont l'écrivain est la proie. Une grande œuvre laisse béer l'écriture et aspire le lecteur. Toute la question est alors de savoir si on peut interroger cette absence de parole qui précède toute parole comme sa condition. L'œuvre naît d'un secret à traduire. Et elle se réalise en révélant son secret. Á l'intérieur de l'œuvre s'institue entre elle-même et son contenu idéologique un « rapport de contestation, et non plus seulement de contiguïté ». C'est en cela que, selon Macherey, la littérature peut être appelée miroir : en déplaçant les choses, elle garde leur reflet, mais un reflet décentré.

 

Il ne m’est donc pas possible de donner une réponse définitive à la question posée. Si j’obéissais à trois ou quatre intuitions ou préférences personnelles, je rappellerais tout d'abord qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiment (Henri Jeanson, qui ajoutait : « Ainsi la Bible, quel chef-d'œuvre ! »). les œuvres marquantes naissent souvent à contre-cœur. Les grands romanciers savent écrire contre eux-mêmes : dans leurs livres, ils courent après ce qui leur manque, non pas, vulgairement, au sens matériel et compensatoire du terme mais en sachant, en faisant se déployer leurs œuvres en aval de toutes les contraintes, se dépasser dans leurs écrits pour créer des versions supérieures d'eux-mêmes. C'est après avoir été cocufié en coulisses que Molière, sachant tirer un fabuleux parti de sa déveine, osa l'être sur scène. Et ils savent aussi écrire contre les autres : les grandes œuvres donnent souvent l'impression d'être en marge de leur temps, a priori inassimilables, irréductibles à la critique temporelle. C'est alors qu'un grand romancier peut devenir un classique, mais seulement après avoir écrit contre les classiques. Si l'Ulysse de Joyce est immortel c'est parce qu'il nous rend la lecture de Madame Bovary très inconfortable et parce que, au-delà de la provocation, il permet au lecteur bardé de certitudes de s'interroger sur la nature de l'acte créatif et de l'art.

 

Un grand romancier, disait André Gide, fait ses livres avec ses vies possibles alors qu'un mauvais les fait avec sa vie réelle, parce qu'au lieu de pétrifier la mémoire et le temps il produit des interprétations multiples. Un grand romancier est celui qui retient de la société de référence, des circonstances historiques, celles qui créent pour ses personnages ce que Milan Kundera appelle des « situations existentielles révélatrices ». Je dirai également qu'un grand romancier est celui qui réussit à faire s'identifier le lecteur aux personnages de son choix. Lorsque, le temps d'un récit, un individu peut se prendre pour ce qu'il n'est pas du tout, au niveau conscient tout au moins, on peut dire que le créateur n'a pas perdu son temps. Dans le même ordre d'idées, je dirai que lorsqu'un grand romancier décrit un paysage je le porte en moi jusqu'à la fin de ma vie. Une autre proposition serait qu'un grand écrivain ne produit rien de trop évident, de “ téléphoné ”. Lorsque le lecteur est capable d'anticiper à tout moment ce qui suit, on a forcément affaire à une œuvre facile, intellectuellement et esthétiquement sécurisante et à un créateur médiocre ou paresseux. Le très grand succès populaire de La Bicyclette bleue de Régine Desforges ne s'explique pas autrement. Ma dernière proposition sera inspirée d'une réflexion de Tchékhov qui disait que si à la fin d'une nouvelle racontant une histoire de voleur de chevaux, on était amené à spécifier qu'il est répréhensible de voler des chevaux, c'est parce qu'on avait oublié le plus important en route : comme le soulignait Baudelaire, « une véritable œuvre d'art n'a pas besoin de réquisitoire ». Donnons un exemple entre mille de ce manque de savoir-faire : dans L'Héritage Scarlatti de Robert Ludlum, un homme jeune, distingué et galant fait très habilement parler une vieille milliardaire. Celle-ci comprend un peu tard à quel point elle s'est découverte. Le narrateur observe :

 

« Elizabeth se leva et passa au salon. Son partenaire au bridge n'était peut-être pas très habile aux cartes mais c'était un fantastique acteur. »

 

Un véritable artiste considérant ses lecteurs en adultes n'aurait certainement pas eu besoin de souligner aussi grossièrement ce trait de la personnalité du jeune homme. En d'autres termes, un grand écrivain n'a pas besoin d'expliquer ce qu'il fait, de se justifier ou de produire un discours sur son propre discours. Il sait éclairer le monde sans le dépouiller de son mystère. Mais on prendra bien soin de distinguer ici les pré [post]faces d'un Aragon qui sont, dans le cas précis de l'auteur des Cloches de Bâle les rajouts politiques d'un équilibriste de mauvaise foi et les préfaces d'un Defoe qui font partie intégrante de la fiction et du faire croire, du faux-semblant, de l'imaginaire (make-believe), ou encore les citations supra-paginales et les notes de bas de page d'un John Fowles dans La Maîtresse du lieutenant français qui, en brouillant et en éclairant tout à la fois le procès d'énonciation, nous aide à réfléchir, après Fowles lui-même, aux rôles distincts de l'auteur et du narrateur dans une œuvre de fiction.

 

On peut adopter la démarche du sociologue de la littérature et soutenir, après Henri Zalamanski, qu'on ne saurait appliquer le moindre critère qualitatif à l'étude de la littérature de masse mais que l'évaluation d'une “ grande ” œuvre peut fort bien porter sur les aspects esthétiques. Theodor Adorno demandait à ce que même dans un roman un peu “ faible ” on admette que les aspects idéologiques ou critiques procèdent de la qualité esthétique. Leçon suivie par Umberto Eco dans sa magistrale étude sur les James Bond qui démontrait que, dans ces romans “ populaires ”, les clichés politiques étaient très efficacement structurés par d'habiles stéréotypes narratifs.

 

Mais, bien sûr, ces propositions sont partiales et partielles. Tout comme celle de Gérard Genette pour qui un grand écrivain est peut-être quelqu'un qui a compris, mieux que les autres, à quel point il est difficile d'écrire et pour qui la plus grande source d'inspiration est justement cette difficulté. Celle-ci résidant peut-être dans le fait que, de même que l'enfant est le père de l'homme, l'écrivain est généré par son œuvre. Qu'il soit, comme disait Jean Rousset, « à demi somnambulique ou pleinement volontaire », le vrai romancier a besoin de son roman pour « savoir ce qu'il voulait dire », puisqu'une idée ne peut jamais tout à fait préexister à une œuvre.

 

Retrouvons Gide selon qui les œuvres très élaborées, très maîtrisées n'étaient pas faites pour être lues, mais pour être relues. Conseil que donnait également Faulkner à des admirateurs épuisés après trois lectures de Tandis que j'agonise : « relisez-le une quatrième fois ». Il y a là un vieux débat esthétique, mais aussi politique, avec le camp de l'excellence où l'on retrouve sans surprise William Blake pour qui ce qui est « sublime est nécessairement obscure aux faibles d'esprit », et bien sûr Mallarmé qui demandait aux créateurs de ne pas être trop « explicites, de suggérer, car l'art pour tous était une bêtise, du caviar pour le plus grand nombre ». Mais avant eux, Shakespeare avait osé la cause de la simplicité par la bouche de Biron dans la dernière scène de Peines d'amour perdues puisqu'il condamnait les « phrases en taffetas, les compliments en soie, les hyperboles en vrille les maniérismes et pédanteries » pour leur préférer « russet yeas and honest kersay noes » (un simple oui de bure et un honnête non de serge).

 

Allons-y d'un truisme, chaque époque a du romancier de talent une image façonnée par l'idéologie dominante et aussi par ce qui la contredit. Un des traits par où on reconnaît les grandes œuvres, ou même les œuvres d'une certaine importance, c'est qu'elles se prêtent à être analysées au-delà des genres, sans qu'aucune analyse générique ne suffise à en rendre compte complètement.

 

« Le romancier, a dit Michel Butor, est celui qui perçoit qu'une structure est en train de s'esquisser dans ce qui l'entoure, et qui va poursuivre cette structure, la faire croître, la perfectionner, l'étudier, jusqu'au moment où elle sera lisible pour tous ». Ce que confirmait Jean Rousset pour qui dans une grande œuvre se lisait « l'épanouissement simultané d'une structure et d'une pensée, d'une forme et d'une expérience ».

 

On posera peut-être tout simplement qu'un grand romancier est celui qui produit un maximum de sens. Ce sens réside bien sûr, comme le postule Duras, dans l'écriture et, ce que ne contredirait pas Macherey, dans ses béances. Mais on ne saurait considérer l'écrivain, génétiquement parlant, comme le père de son écriture. Tant de phénomènes sont à l'œuvre autour du créateur, le jeu de miroirs est tellement complexe entre lui et le réel que le destin d'un romancier est peut-être, après tout, d'engendrer ou de cultiver l'ambiguïté. Ce qu'a si bien réalisé Kafka, comme l'analysait Umberto Eco dans L'œuvre ouverte : « Elle demeure inépuisable et ouverte parce qu'ambigüe. Elle substitue à un monde ordonné selon des lois universellement reconnues, un monde privé de centres d'orientation, soumis à une perpétuelle remise en question des valeurs et des certitudes ». Lorsque, pour reprendre l'image de Gilles Barbedette, le monde “ brut ” a été sculpté, l'art n'est plus tout à fait « du côté de la vie mais bien de l'autre côté ».

 

FIN

Qu'est-ce qu'un grand romancier ? (II)
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18 juin 2022 6 18 /06 /juin /2022 05:01

Il y a une bonne trentaine d’années, j’avais écrit ce texte pour une causerie à l'adresse des membres d’une université du 3ème âge.

 

"La seule raison d'être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire" (Hermann Broch).

"Une œuvre littéraire n'est belle que lorsque les veines n'apparaissent pas et qu'on ne peut pas compter les os" (Tacite).

 

 

 

Convenons-en sans plus attendre : le titre de cette causerie est provocateur, accrocheur, pour ne pas dire racoleur. Et tranquillisons ceux qui auraient pu penser que de ma réflexion allait jaillir la lumière. Ce qui suit n'a rien d'une bombe textuelle. A notre question, je n'apporterai pas de réponse, ni définitive ni même provisoire. Je me contenterai de poser d'autres questions, d'alimenter le débat, de faire le point.

 

On pourrait commencer par centrer le problème autour des romanciers en tant que personnes. Nous reviendrait alors à l'esprit la brillante formule de Marguerite Duras : « Le seul sujet d'un écrivain c'est son écriture ». Mais si on exploitait cette formule étroitement ou avec la rigueur des mathématiciens, on finirait par croire que plus un écrivain a de la personnalité et du talent, plus son œuvre a des chances d'atteindre les sommets. Ce qui n'est certainement pas faux, mais qui n'est pas non plus vrai dans tous les cas même si on sait, grâce à André Malraux, qu'un artiste n'est pas nécessairement un individu plus intelligent que le commun des mortels, l'important étant que, par vocation et par son travail, il soit plus sensible à l'art et donc aux résultats des expériences esthétiques antérieures à la sienne.

 

On pourrait aussi se demander quelles réponses les grands romans apportent aux problèmes métaphysiques que se pose toute société. Nous aurions alors loisir de souscrire à cette forte pensée du même Malraux pour qui le roman moderne n'est pas une simple « élucidation de l'individu » mais vise à exprimer le « tragique de l'homme ». On pourrait enfin s'en tenir aux textes par et pour eux-mêmes et se défausser habilement avec Italo Calvino qui suggère qu'un grand roman est « un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire ».

 

Perplexe, l'angliciste finira forcément par se tourner vers Henry James. L'auteur des Ambassadeurs a toujours été fidèle à un même principe : systématiquement emprunter à l'art plutôt qu'à la vie. Inversement, mais cela revenait au même, Borgès aimait à donner au réel, au véridique l'apparence de l'irréel, du fantastique. James postulait également (cette idée serait reprise par Sartre) que, quand on écrit, on ne doit pas avoir peur de soi. Cette responsabilité, ce courage étant la condition sine qua non du refus de l'imitation des formes passées pour que l'art existe en face du monde réel comme un défi :

 

« Les artistes de premier plan [...] ne sont indubitablement pas ceux qui émettent le plus souvent des idées générales sur leur art, qui sont féconds en préceptes, en justifications, en formules, ni ceux qui peuvent le mieux nous exposer les raisons et la philosophie des choses. Nous reconnaissons généralement les meilleurs à l'énergie de leur pratique, à la constance avec laquelle ils appliquent leurs principes et à la sérénité avec laquelle il nous laisse rechercher leur secret dans l'illustration, l'exemple concret. »

 

Pourquoi Sue Brideshead et Emma Bovary sont-elles les créations de romanciers exceptionnels ? Parce que Thomas Hardy et Flaubert ont su, avec ces deux personnages, donner dans des textes de fiction une représentation définitive d'une réalité antérieure. Personne n'avait conscience de l'existence du bovarysme avant Emma Bovary.

 

Les linguistes, louis Hjemslev dans ses Prolégomènes en particulier, nous mettront tous d'accord en opposant aux “ langages de dénotation ” dans lesquels ni le plan de l'expression ni celui du contenu ne constituent à eux seuls un langage, les “ langages de connotation ” dont les plans d'expression sont effectivement des langages.

 

Ce qui nous amènera par la petite porte à la question du style. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Ma réflexion se voulant ici peu ambitieuse, je rappellerai simplement cette boutade de Proust à l'adresse d'un correspondant que les clichés n'embarrassaient guère : « Comment pouvez-vous écrire, lui demandait l'auteur de La Recherche, une phrase comme ‘ les rouges incendies du couchant ’ ? C'est de la couleur pour un petit journal d'où, voyons, de province, non pas même, des colonies. » Le travers que Proust reprochait à son correspondant, c'était, par ignorance ou facilité, de croire que l'on peut être un écrivain avant d'écrire et que l'écriture peut se réduire à l'utilisation de prothèses. Or on sait, depuis le Contre Sainte-Beuve justement (et quoi qu'aient pu penser des idéalistes comme Benedetto Croce pour qui l'expression pouvait se mouvoir mécaniquement de l'intuition à l'œuvre), que l'auteur n'existe que par et dans l'écriture.

 

Écartant les pétitions de principe de Croce, Leo Spitzer, quant à lui, recherchera la manifestation de l'art dans l'écart stylistique, un écart qu'il évaluera en fonction de deux paramètres simultanés : l'écart d'un individu par rapport à lui-même et la transgression par rapport au groupe. Pour Spitzer, un grand écrivain sera celui qui en s'écartant, en s'opposant, se transformera et transformera le groupe. Par sa transgression, l'artiste transmettra son originalité, discriminera sa parole de celle des autres, tout en sachant naturellement que sa liberté finit là où le procès d'hermétisme commence.

 

Quelle est la nature du génie d'un grand romancier ? Dans la tradition romantique, qui dit art dit mystère. Et pour se convaincre qu'il est impossible de percer ce dernier, on peut utiliser l'analogie de la synthèse chimique des éléments : la science connaît les composants de tous les éléments mais elle est incapable de réaliser les mêmes synthèses que celles de la vie. Il lui manque la grâce qui fait qu'une phrase de Rimbaud est plus que la somme des éléments qui la composent tandis qu'un personnage de Shakespeare est éternellement plus dense que ce que chaque analyse nous révèle de lui. Cette conception perdurera et il faudra, en réaction contre ces illusions, le gueuloir de Flaubert pour se persuader qu'en littérature il n'y a pas d'état de grâce mais beaucoup d'efforts, pas d'inspiration sans transpiration.

 

 En outre, la tradition romantique voulait que par la création de son œuvre l'auteur transcende ses mois successifs pour accéder à un monde intemporel où la quête de l'absolu rejoint la mort dans un élan asymptotique. Que faisait, dans cette optique, Victor Hugo sinon subordonner sa sensibilité à la vérité dont il se sentait le légataire, et à la mission dont il s'estimait investi ? Le grand romancier produisait des œuvres géniales parce qu'il était capable de ne plus vivre pour lui-même, parce qu'il savait faire de sa personnalité un miroir qui reflétait la vie. Mais sa puissance créatrice consistait essentiellement dans son pouvoir exceptionnel de réfraction et n'avait que peu à voir avec le spectacle reflété. Car ce dont Hugo avait besoin – et on en reparlera dans le cas de Proust – c'était le souvenir transcendé en une réalité directement sentie. Comme tous les romantiques, il s'arrachait au présent en donnant la première place à l'imaginaire. Ce faisant, il ne peignait pas toujours ce qu'il savait mais ce qu'il voulait bien voir. Ce que concevait John Keats en d'autres termes, pour qui la vie d'un homme « d'une certaine valeur [était] une continuelle allégorie ».  En tout cas, les positivistes sauraient démystifier à leur manière l'inspiration des romantiques. Pensons à Edgar Poe qui, à propos de son poème “ Le Corbeau ”, a clairement expliqué que dans une grande création esthétique rien dans la composition ne pouvait être attribué au hasard, parce que toute œuvre fonctionnait logiquement et parce que l'artiste était un technicien tout comme Dieu, dont, par parenthèse, l'Univers n'était que l'intrigue préférée.

 

Puis vinrent les réalistes et autres naturalistes. Ils ambitionnèrent d'imaginer des œuvres capables de reproduire la vie intégrale avec une grande variété de personnages, avec de vastes fresques sociales, des événements historiques. Pour eux, la tâche était prométhéenne : il fallait penser un monde et le bâtir. Le génie de ces créateurs se nourrissait d'impulsions à ce point profondes qu'on a pu dire qu'ils ne savaient pas toujours ce qu'ils faisaient, comme Balzac découvrant au bout du compte qu'il avait écrit La Comédie Humaine. Sans parler d'un Dostoïevski qui avait choisi le désordre et le feu de l'inspiration aux dépens d'un univers intérieur sagement structuré. Chez l'auteur de L'idiot, il y avait assurément un “ Je ” qui ne vivait que pour “ être un autre ”, ce “ Je ” refusant les contraintes de la raison et préférant les transes de l'inspiration. Peut-on penser alors que, comme dans certains concertos de Mozart, le génie atteignait un plein épanouissement quand le démon était à l'œuvre, sans brides ? D'autres, au contraire,  élaborèrent sciemment ce qui allait devenir la vision cohérente de toute une vie, comme Zola ou, sur un mode mineur ou  atténué, Galsworthy.

 

A partir de Stendhal ou de Defoe, les grands romans eurent pour source une fascination dépassée. Le héros se contemplait et se reconnaissait dans un rival détesté. Et, par sagesse, il finissait par renoncer aux différences primordiales que la haine lui avait d'abord inspirées. Dans le même temps, les artistes se démultipliaient pour créer les différents protagonistes de leurs œuvres, ce qui leur permettait, selon le mot de Stendhal, « d'éprouver le plaisir de se sentir vivre à plusieurs exemplaires ». Comme Balzac ils chercheraient sans fin le secret de la vie des autres tandis que comme Flaubert ils tâcheraient de recommencer leur vie sous d'autres corps.

 

La plume était-elle alors l'ultime moyen de surmonter une névrose ? On peut se poser la question quand on se remémore cette confession de Jean-Jacques Rousseau :

 

« Mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité. Ce fut de se nourrir des situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables, selon mon goût, afin que l'état fictif où je venais à bout de me mettre me fit oublier mon état réel dont j'étais si mécontent. »

 

Je ferai ici faire une pause pour m’intéresser un instant au cas des auteurs de romans policiers. Cette parenthèse est tout aussi arbitraire que tout ce qui a précédé mais elle me permettra de relativiser mon propos (qui n'avait pourtant rien de péremptoire) et elle nous donnera un avant-goût de la conclusion à laquelle je souhaiterai arriver, à savoir qu'il n'y a pas de grands romanciers dans l'absolu.

 

Est un grand technicien du roman policier l'auteur qui parvient à un équilibre parfait de la tension produite par la lutte entre les exigences de l'esthétique et celles de l'énigme. Autrement dit, le roman policier est d'abord la mise en œuvre d'une technique narrative, puis l'élaboration d'un genre aux thématiques propres. Lorsque le roman policier rompt avec le roman traditionnel du XIXème siècle, c'est pour enrichir la littérature au contact de la science, en maîtrisant l'inspiration. Du “ Corbeau ” à la “ Rue Morgue ” de Poe il n'y a qu'un tout petit pas. On s'est parfois demandé pourquoi les tenants du “ Nouveau Roman ” affectionnaient tant la littérature policière, en particulier celle des auteurs à la plume sèche comme une trique mise au service de la focalisation externe. C'est sûrement parce qu'avec courage (et peut-être inconscience) le roman policier fut le premier, à l'époque moderne, à faire l'impasse, par nécessité, sur le personnage. On se doute bien qu'un Goriot, une Bovary ou un Karamazov auraient écrasé, pulvérisé n'importe quel thriller.

 

Comment évaluer la valeur d'un roman policier ? Tout simplement dans la force de la démonstration, qui ne détruit pas l'effet artistique mais qui est l'effet artistique. Par ailleurs, on retiendra qu'il y a toujours dans un roman policier – j’utilise ici le concept de Philippe Lejeune (dont les prémisses idéologiques ne me satisfont pas pleinement, mais ceci est autre débat) – un “ pacte ” passé avec le lecteur. En vertu de codes tacitement acceptés par les deux partis, un bon auteur de roman policier ne saurait se moquer de son lecteur en lui faisant croire, par exemple, qu'un crime est en fait un suicide. Seule, à notre connaissance, Agatha Christie, osera, en une seule occasion il est vrai, rompre le pacte : dans Le Meurtre de Roger Ackroyd l'assassin n'est autre – je m’excuse de cette révélation auprès de ceux (rares) qui n'auraient pas lu ce chef d'œuvre du genre – que le narrateur, ce que le lecteur contemporain, même au prix d'un effort d'imagination exceptionnel, n'avait que bien peu de chance de découvrir.

 

 

Qu'est-ce qu'un grand romancier ? (I)

Et Proust dans tout cela ? De son point de vue, on dira en simplifiant à l'extrême que ce qui fait la grandeur de La Recherche c'est la quête de l'éternel après le refus de l'idolâtrie et de l'éphémère. Rappelons ce que tout le monde sait, à savoir que son roman est une évocation de souvenirs inconscients dont un narrateur extrait des vérités qui lui avaient complètement échappé dans le temps perdu. Par ailleurs, Proust pensait qu'on ne pouvait bien parler que de ce qu'on connaissait et que toute grande œuvre était forcément plus ou moins autobiographique. Il convenait simplement que pour le créateur l'expérience écrite fût plus importante que l'expérience vécue, « tout lecteur étant avant tout lecteur de lui-même » (Kafka partageait ce point de vue). Pour l'auteur du Contre Sainte-Beuve, une grande œuvre transmutait l'expérience individuelle en une expérience de l'esprit. Et en se découvrant lui-même, l'individu révélait les potentialités artistiques dont il était porteur.

 

La Recherche n'est pas qu'une cristallisation du temps ou des souvenirs, mais une fabuleuse construction. A ce propos, on relèvera, après John Fletcher, qu'une cathédrale n'a pas besoin d'être achevée pour être belle. Ce n'est pas parce que les Étasuniens ont, dans certains de leurs parcs d'attraction, scandaleusement collé des bras à la Vénus de Milo que la Cathédrale de Beauvais, involontairement inachevée, ou celle de Narbonne, volontairement incomplète, ne sont pas d'authentiques prouesses architecturales. Alors nous dirons avec Léo Bersani que, du point de vue de l'histoire d'une société, Madame Bovary est un roman qui, heureusement, nous laisse sur notre faim parce que son auteur l'a délibérément laissé inachevé.  Et c'est pourquoi aussi, n'ayons pas peur de le dire, la grandeur de l'esthétique de L'Homme sans qualités de Musil réside, pour beaucoup, dans son incomplétude. Ce très long roman est resté ouvert. Mais il est des structures ouvertes d'où on ne peut pas sortir alors qu'il en est des fermées dans lesquelles on ne parvient jamais à entrer...

 

Comme Joyce, un grand romancier peut être perpétuellement en quête d'une forme. En effet, si Portrait de l'artiste est une manière d'autobiographie, Ulysse une variation sur le thème de l'Odyssée, Finnegans Wake est un incroyable bavardage où Joyce est allé, pour l'époque, aux confins des possibilités du roman. Mais il faudra se demander si le romancier de Dublin n'est pas le dernier défenseur de l'art pour l'art. Car dans Finnegans Wake, le lien ténu qui, dans Ulysse, reliait encore la littérature à l'existence a bel et bien sauté, Finnegans Wake étant de ces œuvres parfaitement closes sur elles-mêmes, dans une extrême artificialité.

 

Laissons-là Joyce pour le “ Nouveau Roman ”. Je ne me préoccuperai pas ici de savoir en quoi ce roman était effectivement “ nouveau ”. Malgré le brillant de la formule, je n’ai personnellement jamais vu ce que l'“ aventure d'une écriture ” apportait de fondamentalement novateur au procès littéraire. Je retiendrai – j’admets être ici polémique – que les thuriféraires du “ Nouveau Roman ”, quoi qu'ils en aient, n'ont fait que continuer la tradition idéaliste de ces créateurs qui ont sauvé leur vie par une œuvre-même si leur ambition était d'une toute autre nature – en privilégiant le discours sur le réel par rapport au réel et en recréant par l'art ce qui pour eux avait un sens. Pensons à Histoire de Claude Simon où l'on observe fort banalement que le mal de vivre et les affres provoquées par la difficulté d'écrire sont les deux facettes identiques d'un même problème existentiel d'affirmation : à la dernière page du livre, le narrateur imagine sa mère enceinte de lui en train d'écrire une des cartes postales qu'il retrouvera à l'âge adulte en déménageant la maison familiale. Cette découverte représentant pour lui le salut.

 

(Á suivre)

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7 juin 2022 2 07 /06 /juin /2022 05:01

Profitant d’une retraite bien méritée, mon ami Jean-Paul Bourgès s’est offert, avec sa femme, un périple dans la péninsule ibérique. 

 

On retrouvera son journal de bord, passionnant, sur Facebook.

 

Son séjour en Andalousie m’a ramené en 1962 quand je découvrais moi-même cette région âpre, accablée de soleil et, à l’époque, tremblante sous la botte de Franco.

 

Le premier souvenir qui m’est revenu en mémoire, drôlissime, est celui d’une première promenade en calèche avec mes parents et des amis de mes parents qui parlaient espagnol. C'était l'heure de la sieste. Personne dans les rues. 40 degrés à l’ombre. Á chaque fois que nous passions devant un monument, fermé, le cocher, sans dents, nous disait de quoi il s'agissait. Au bout du quatrième ou cinquième bâtiment, l'ami de mes parents demanda : “ Se puede visitar ? ”. Le brave homme nous répondit : “ Si si, pero de día ”. On en a ri jusqu'à la fin des vacances.

 

 

Á l'époque, la misère, en Espagne, en Andalousie en particulier, était insoutenable. J'ai le souvenir d'avoir discuté, à Puerto de Santa Maria, avec des pêcheurs, journaliers, qui se nourrissaient exclusivement de pain et d'oignons, arrosés de leur infâme piquette locale, bue au porrón, bien sûr. Ils n'avaient pas le droit de puiser dans les poissons qu'ils venaient de pêcher. Nous étions à l'hôtel, extrêmement peu cher pour nous. Mes parents, enseignants, avaient pu se payer trois chambres d’hôtel pendant trois semaines sans se ruiner. Je m'étais lié d'amitié avec le groom qui avait mon âge. Il parlait couramment le français et un peu l'anglais. Il était présent dans l'hôtel douze heures par jour pour un salaire quotidien de 10 pesetas. Ce qui faisait 80 centimes de franc de l'époque.

 

Nous assistâmes à une corrida où je ne voulais pas aller. Je supportais encore moins le spectacle des rombières qui s’éventaient dans les tribules « à l’ombre » que le “ travail ” ignoble du picador torturant le taureau pour l’affaiblir un maximum avant les passes du torero et son coup de grâce. Le roi de la corrida n’était autre qu’El Cordobés. Fou et génial (ou génial et fou). Il avait pour grand rival Luis Miguel Dominguín. Ces deux-là régnaient sur ce monde à front renversé. Venant d’un milieu très populaire, le Cordouan admirait Franco. Le bourgeois Dominguín, ami d’Hemingway à qui il reprochait de ne rien y connaître en matière de tauromachie et qui avait accueilli dans sa couche Ava Gardner, Lana Turner, Rita Hayworth et Lauren Bacall, était d’esprit plutôt subversif. Un de ses frères avait été longtemps membre du parti communiste clandestin. Franco demanda un jour au torero : « Alors, Luis Miguel, vous avez un communiste dans la famille ? ». Il lui répondit : « Excellence, dans la famille, nous sommes tous communistes ».

 

Sans oublier la visite de Jerez de la Frontera et de ses caves à l'architecture extraordinaire. Plusieurs villes et villages d'Andalousie s'appellent “ de la Frontera”, ce qui renvoie à la frontière avec le royaume musulman Al-Andalus, donc la séparation entre les mondes chrétien et musulman. J'y dégustai mon premier apéritif de ma vie, un Xérès sublime tiré d'une grosse barrique dont on nous jura que Napoléon en personne avait goûté le breuvage. Nous fîmes semblant de le croire.

 

Recuerdos de Cadiz
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30 mai 2022 1 30 /05 /mai /2022 04:54

Pour Respublica, la nomination d’une nouvelle Première ministre est un non-événement : « Cela va-t-il changer la donne par rapport au quinquennat qui s’est achevé ? Un quinquennat marqué par de fortes régressions sociales, de grandes lacunes dans la lutte pour préserver les grands équilibres écologiques, des mesures lors de la pandémie qui ont accentué les défauts majeurs de la Ve République.

 

 Le parcours politique d’Élisabeth Borne ne peut qu’inquiéter celles et ceux qui, à gauche, souhaitent une politique sociale et écologique à la hauteur des enjeux actuels. Certes, elle n’est pas responsable seule des réformes régressives du dernier quinquennat, réformes antisociales qui viennent de loin. Il n’empêche que, de la période « Hollande » à la période « Macron », elle a été à la tête des secrétariats d’État et/ou des ministères : de l’Écologie où elle n’a pas brillé d’un volontarisme transcendant, des Transports où elle a mené une politique de déstabilisation et de fragilisation de la SNCF. Elle a accompagné les anti-réformes du droit du travail qui précarisent les salariés et tenu des propos provocateurs sur l’assistanat supposé de la majorité des chômeurs. L’assistanat aux subventions publiques des grandes entreprises n’est guère évoqué.

 

Sous la présidence de Hollande, Élisabeth Borne s’est distinguée pour contribuer à gruger et les contribuables et les usagers au profit des actionnaires autoroutiers. En effet, tout a été fait sous le patronage de ces personnages pour prolonger les concessions attribuées aux sociétés d’autoroutes à des conditions excessivement avantageuses.

 

Pour la Macronie, Élisabeth Borne coche toutes les cases. Elle sera un bon soldat du président et incarnera parfaitement le système macronien. Cela n’est pas de bon augure pour les salaires, les pensions des retraités, les services publics, l’écologie, la justice sociale et la lutte contre les inégalités ! Le nouveau gouvernement Macron/Borne qui vient d’être formé avec vingt-sept membres se caractérise par un ancrage fort à droite et montre par ailleurs une forte tendance technocratique, avec plusieurs anciens « sherpas » ou anciens chefs de cabinet. La nomination au ministère de l’Éducation nationale de Pap Ndiaye, spécialiste de l’histoire des minorités et de l’histoire sociale des États-Unis, peut faire craindre la montée en puissance d’une pseudo laïcité fondée sur les dérives du wokisme.

 

 

 

Selon le World Socialist Website, le chancelier britannique Rishi Sunak, milliardaire, ancien de Goldman Sachs et possible successeur de Boris Johnson, a annoncé aujourd’hui au Parlement des « mesures de soutien au coût de la vie » de 15 milliards de livres sterling en réaction à la situation désespérée à laquelle font face des dizaines de millions de personnes.

 

Sunak a effectivement déchiré sa déclaration budgétaire de printemps, présentée il y a à peine deux mois, qui refusait tout répit aux personnes plongées dans une pauvreté abjecte.

 

Sunak a été forcé de reconnaître les difficultés profondément ancrées dans un pays où 14,5 millions de personnes vivent dans la pauvreté, et où 250 000 autres ménages devraient « glisser vers la misère » en 2023.

 

Huit millions de ménages qui avaient déjà des revenus suffisamment bas pour que l’État prenne en charge leur coût de la vie par le biais du système d’aide sociale recevront un versement unique de 650 livres sterling au titre du coût de la vie. Plus de huit millions de ménages de retraités qui reçoivent l’allocation de chauffage d’hiver parce qu’ils ne peuvent pas payer leurs factures recevront une allocation de subsistance pour retraités unique de 350 livres. Six millions de personnes qui perçoivent des prestations d’invalidité sans conditions de ressources recevront un paiement unique au titre du coût de la vie pour les personnes handicapées, d’une valeur de 150 livres.

 

​​​Alors même que Sunak annonçait ses mesures sur le coût de la vie, les travailleurs des télécommunications de BT se préparent à lancer leur première grève nationale en 35 ans. Ils vont voter pour une grève le mois prochain après avoir rejeté l’offre salariale inférieure à l’inflation d’une entreprise qui réalise 1,3 milliard de livres de bénéfices annuels.

 

Revue de Presse 408
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