David L. a publié le 22 février 2017 ce long et édifiant article dans son blog Mediapart.
Je suis prof de lycée. Une «concertation» a lieu cette année dans mon établissement autour du «projet d’établissement». J’ai participé à un atelier sur l’orientation, où il était question de «fluidifier et sécuriser les parcours»; j'en ai tiré ces réflexions, un peu polémiques, sur ce que l’Éducation nationale attend des enseignants, et sur sa façon de mobiliser la main d'œuvre enseignante.
L’atelier auquel j’ai participé était présenté ainsi :
"AXE 1 – MIEUX FORMER POUR MIEUX REUSSIR A L’ECOLE
La réussite de tous les élèves : devant un public scolaire en constante évolution, il nous faut adapter nos pratiques pédagogiques, montrer clairement le sens des apprentissages et associer davantage l’élève dans la construction de son parcours.
OBJECTIF 2 – AMELIORER LA FLUIDITE ET LA SECURISATION DES PARCOURS
La fluidité implique d’accompagner les élèves dans leur parcours vers l’obtention d’un diplôme. Elle doit également permettre d’éviter les redoublements et réorientations qui peuvent décourager les élèves.
Pistes à explorer :
- Proposer aux élèves des positionnements réguliers et des parcours personnalisés pour compléter leurs acquis.
- Assurer une bonne continuité collège/lycée/enseignement supérieur.
- Valoriser l’implication des élèves et reconnaître les compétences développées.
- Favoriser les dispositifs passerelles entre les voies (générale, technologique et professionnelle).
- Former les enseignants à développer une posture visant à accompagner l’élève : « être devant et à côté de l’élève ».
- Favoriser la mise en place des trois parcours éducatifs au cœur des apprentissages : « parcours avenir », « parcours citoyen » et « parcours d’éducation artistique et culturel ».
- Ecole inclusive : poursuivre la dynamique engagée en faveur des élèves en situation de handicap.
- Assurer la cohérence des modalités de soutien et d’accompagnement des élèves."
I- Le problème du sens des mots
C’est un peu facile, mais j’appelle Nicolas Boileau à la rescousse : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». On est loin du compte, malheureusement...
1) Les titres ne veulent rien dire…
Mieux former (qui?) pour mieux réussir à l’école
Améliorer la fluidité et la sécurisation des parcours : s’il s’agit du parcours vers l’obtention d’un diplôme, comme semble le sous-entendre ce qui suit, je vois à peu près ce que signifie la fluidité (surtout pas de redoublement!), mais la notion de sécurisation m’échappe franchement.
2) Certaines pistes à explorer ont un intitulé incompréhensible
Proposer aux élèves des positionnements réguliers et des parcours personnalisés pour compléter leurs acquis.
Former les enseignants à développer une posture visant à accompagner l’élève : « être devant et à côté de l’élève ».
Favoriser la mise en place des trois parcours éducatifs au cœur des apprentissages : « parcours avenir », « parcours citoyen » et « parcours d’éducation artistique et culturel ».
Assurer la cohérence des modalités de soutien et d’accompagnement des élèves.
Un dictionnaire bilingue français / jargon bureaucratique est à produire au plus vite pour qu’on y comprenne quelque chose...
3) D’autres enfoncent des portes ouvertes...
Valoriser l’implication des élèves et reconnaître les compétences développées.
École inclusive : poursuivre la dynamique engagée en faveur des élèves en situation de handicap.
Qui ne valorise pas l’implication des élèves et ne reconnaît pas les savoir-faire et les connaissances qu’ils « développent » ? Puisque la « dynamique » est engagée, quelle piste y-a-t’il vraiment à « explorer » en faveur des élèves en situation de handicap ? Proposer de véritables contrats stables aux Assistants d’élèves en situation de handicap est peut-être une « piste », alors...
4) Les dernières sont confuses ou contradictoires !
Assurer une bonne continuité collège/lycée/enseignement supérieur.
Favoriser les dispositifs passerelles entre les voies (générale, technologique et professionnelle).
Qu’est-ce qu’une « bonne » continuité collège/lycée/enseignement supérieur ? Il semble qu’il s’agisse du parcours des élèves/étudiants, donc il y a forcément une continuité pour les élèves qui poursuivent des études supérieures. Quelle formule pour la rendre « bonne » ? Des visites de collégiens au lycée, des visites de lycéens à l’université ? Oui, mais alors on entre en contradiction avec la piste des « parcours personnalisés », car il faudrait alors proposer à chaque élève une visite dans l’établissement qu’il souhaite fréquenter par la suite, et comme les élèves hésitent souvent entre plusieurs voies, il faudrait donc que nous organisions ces visites sans arrêt !
Favoriser les dispositifs passerelles entre les voies : ne s’agit-il pas de « réorientations », qu’on nous demande d’éviter plus haut ???
II- Les injonctions contradictoires qui se cachent derrière les affirmations consensuelles
Une fois qu’on a fait un effort soutenu pour essayer d’interpréter le sens des grandes lignes de notre atelier, on est plongé dans une certaine perplexité.
1) Des parcours personnalisés ?
Parmi les pistes à explorer on nous parle de proposer aux élèves des parcours personnalisés, qui font écho à l’accompagnement « personnalisé ».
Certes le parcours de l’élève doit être « personnalisé », mais pas trop quand même, puisque qu’on nous dit qu’il faut « éviter les redoublements et les réorientations », sous prétexte que cela peut décourager les élèves.
De même la « fluidité » des parcours est une contrainte qu’on fait peser collectivement puisqu’il s’agit de faire disparaître le redoublement, y compris, comme plusieurs élèves du lycée ont pu en souffrir cette année, lorsque des élèves sont primo-arrivants.
Donc, il faudrait qu’on sache, doit-on proposer un parcours vraiment personnalisé aux élèves ? Ou doit-on respecter les consignes parvenues de la hiérarchie rectorale ?
Parler de personnalisation des parcours, au vu des effectifs de classe sous notre responsabilité, est une fumisterie comparable à l’appellation d’accompagnement personnalisé attribuée à des cours où les effectifs sont équivalents à une classe entière. Une chose est certaine, cependant : nos élèves vont avoir bien plus de mal à personnaliser leur parcours à l’heure où les services de l’orientation subissent des restructurations qui les rendent de moins en moins accessibles.
2) La réussite de tous les élèves ?
Qui peut décemment s’opposer à ce beau projet, à part des salauds ? Sauf que…
Il faudrait déjà définir ce qu’on entend par « réussite » pour nos élèves, ce qui est très loin de faire consensus entre nous, et encore moins entre nous et la hiérarchie de l’éducation nationale.
Je propose donc mon interprétation de ce qu’est la réussite d’un élève, selon moi : c’est le succès de l’école à en faire un adulte libre, épanoui, capable d’exercer son esprit critique, ainsi que de construire sa réflexion personnelle par lui-même.
Si on reporte cette ambition à l’échelle collective, comme le fait l’intitulé du premier axe, la réussite de tous les élèves doit donc être la capacité, pour le système éducatif, à assurer le droit à l’instruction pour tous les enfants du pays, conformément à la déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 (article 26) et au préambule de notre constitution.
Le problème est que, d’après les attendus de notre atelier, la finalité du parcours scolaire est « l’obtention d’un diplôme ». Tous les diplômes dispensés par l’EN répondent-ils vraiment à la finalité que je vois à ma mission d’enseignant ? Je n’en ai pas l’impression…
En effet, au fur et à mesure, depuis une vingtaine d’années, les diplômes voient leur valeur dégradée selon un double-processus :
- la généralisation de ce qui est enseigné dans les formations professionnalisantes, leur faisant perdre leur valeur de qualification dans des métiers.
- la diminution des contenus associés aux diplômes des formations généralistes, au bénéfice des « compétences » dans le secondaire, au bénéfice de périodes de stages de plus en plus longues dans l’enseignement supérieur.
Si, comme le sous-entend l’intitulé de notre « atelier », la finalité réelle de l’école est de dispenser des diplômes en vue d’éviter le chômage, la consultation des statistiques du chômage démontre l’inanité de cet objectif… La vraie question qui se pose donc, pour nous, travailleuses et travailleurs de l’éducation est de savoir si nous admettons sans broncher l’absurdité de la mission qui nous est assignée ? Au-delà, il faut nous interroger sur ce que nous pensons être notre mission, notre responsabilité sociale, afin de proposer un contre-modèle si nous désapprouvons l’utilitarisme économique.
3) Qui décide du parcours scolaire des élèves ?
Il faudrait donc « associer davantage l’élève dans la construction de son parcours » pour « améliorer la fluidité et la sécurisation des parcours »…
Ayant l’habitude d’être confrontés à des erreurs de syntaxe, tout en comprenant l’idée énoncée, nous pouvons partir du principe qu’il s’agit en fait d’ associer davantage l’élève à la construction de son parcours. Là-aussi la généralité énoncée est incontestable : il y a trop d’élèves qui subissent leur parcours scolaire et leurs orientations successives.
Cependant, les attendus de l’atelier semblent être qu’à partir du moment où les élèves seront « acteurs » de leur orientation, les problèmes vont se résoudre, selon un adage très prisé de la philosophie de bistrot : « quand on veut, on peut ! » Malheureusement, c’est faire bien peu de cas de beaucoup d’éléments qui déterminent la « réussite » ou l’« échec » d’un « parcours » :
- le milieu familial et social : son approche et sa connaissance de l’institution scolaire, son habitude des systèmes bureaucratiques, sa vision de la mobilité éventuelle de l’élève, sa capacité à aider l’élève dans son travail, et à le conseiller dans ses choix d’orientation.
- la carte des formations : elle détermine souvent les choix d’orientation des élèves. En effet, en tant que professeur principal de seconde, quasiment à chaque fois que j’ai « associé un élève à la construction de son parcours », j’ai été confronté aux réalités suivantes :
1- il n’y a pas de place en bac pro esthétique-cosmétique-parfumerie dans les établissements publics pour une élève de seconde.
2- il n’y a pas de place en première STAA, parce qu’il faut s’inscrire dès la seconde dans l’établissement concerné, alors que les enseignements de seconde ne sont pas des enseignements de détermination si on respecte les textes réglementaires.
3- il n’y a pas de place en bac STIDD, option architecture dans le département, et les élèves venus de notre département arrivent après les « autochtones » pour intégrer les lycées du département voisin qui le font.
4- les formations STIDD dispensées dans le département sont situées dans des villes distantes de 25 km, et rares sont les familles qui souhaitent inscrire leur enfant dans un lycée aussi éloigné (temps de transport ou coût et contraintes de l’internat).
Résultat des courses : des élèves qui font le choix d’une orientation subie, vers la filière technologique locale, STMG, quand bien même je n’ai pas compté mes heures pour en discuter avec eux…
Là-aussi, admettre que les bons ou mauvais choix d’orientation reposent essentiellement sur l’attitude de l’équipe pédagogique et sur la capacité de jeunes gens de 15 ans à saisir et assumer tous les enjeux de celle-ci est une mauvaise prémisse.
Faut-il rappeler, en outre, que l’enjeu de l’orientation ne se pose quasiment que pour des élèves qui connaissent des difficultés ? Ils ont donc de réelles réticences à faire confiance à un interlocuteur perçu, à tort (j’espère) ou à raison (malheureusement ça arrive…), comme quelqu’un qui le déconsidère à cause de ses difficultés scolaires.
III- Le droit à l’erreur est-il voué à disparaître du système éducatif ?
À mon tour d’enfoncer une porte ouverte : les élèves du lycée sont des adolescents qui ont entre 14 et 18 ans pour l’immense majorité. Il semble nécessaire de faire preuve d’un peu d’empathie, de tâcher de nous rappeler quelles étaient nos certitudes durant ces années-là de notre vie. Ça, y est ? Tout le monde se rappelle les affres de sa propre adolescence ? Allons-y, donc...
Il est donc question de l’implication de ces élèves, ces adolescents, dans la construction de leur parcours, et à toute la pression supplémentaire que cela induit, sachant qu’il faut que les parcours soient « fluides », et que, comme je l’ai dit précédemment, tout parcours qui ne cadre pas avec la « voie royale » de la filière générale revêt très vite l’apparence d’un grand casino pour un joueur qui n’a qu’une seule mise en poche…
Le discours que l’institution veut nous voir relayer vis-à-vis de ces élèves, généralement ceux dont la scolarité a été la plus fragile, va donc être : « c’est à toi de décider ! Nous ne sommes là que pour te donner des conseils… Mais attention à ne pas te tromper, parce que sinon, il ne te restera guère que l’apprentissage ou le monde du travail [comprendre « chômage »] ».
Dans le même temps, l’institution a éloigné progressivement les interlocuteurs les plus compétents, avec lesquels les élèves sont certains de ne pas avoir de relations conflictuelles au quotidien, les conseillers d’orientation psychologues.
Dans ce contexte, quelle est la place de l’erreur ? Il faut la chercher dans tous les non-dits des attendus de notre bel atelier… Pourquoi, au juste, la principale priorité est-elle d’éviter les redoublements et les réorientations ? La présentation de l’atelier nous dit qu’ils peuvent « décourager les élèves ». Ensuite on nous dit qu’il faut favoriser les dispositifs passerelle entre les filières, qui, bizarrement, ne sont pas considérés comme des réorientations. Donc un professeur principal qui parle de faire une passerelle au bout d’un mois de cours ne peut pas décourager un élève ?
La réalité, c’est que le découragement des élèves est accessoire dans cette stratégie, ce qui compte avant tout, c’est le coût d’une année de scolarité supplémentaire. Il y avait encore plus d’un élève sur cinq qui avait un an de retard en troisième en 2013 (au lieu de 35 % en 2006), soit presque 200 000 élèves qui auront coûté une année de scolarité supplémentaire en collège ou dans le primaire. Le coût d’une année de scolarité en lycée étant supérieur, nul doute que la pression financière est désormais encore plus forte pour faire baisser le nombre de redoublements.
Qu’on s’entende bien, je ne cherche pas à défendre le redoublement à tout prix, mais dans les pays où on n’utilise pas (ou plus) le redoublement, les élèves qui présentent des difficultés ont le droit à des dispositifs coûteux pour surmonter ces difficultés, ici on nous parle juste d’ « assurer la cohérence des modalités de soutien et d’accompagnement des élèves ». Le ministère peut bien, par la suite, afficher des statistiques triomphantes sur le taux de réussite aux examens de ces élèves au parcours « fluidifié », en affirmant que ces taux restent les mêmes, alors que toute la machinerie des examens est conçue pour maintenir, vaille que vaille, les pourcentages pré-établis rue de Grenelle. Ça marche peut-être dans les médias, mais apparemment le classement PISA ne valide pas cette situation, sachant que depuis la baisse notable du taux de redoublement, les écarts d’acquisition liés à l’origine sociale se sont aggravés. J’admettrai la lutte contre le redoublement comme un postulat pédagogique le jour où des dispositifs alternatifs crédibles seront proposés : par exemple un enseignement en petits effectifs dans les matières où les élèves rencontrent les principales difficultés, loin de l’AP en classe entière… Le problème est que le ministère a décidé depuis 20 ans de tout faire pour limiter les dépenses liées aux élèves les plus fragiles sur le plan scolaire, qui sont, comme par hasard, les élèves issus de familles globalement plus pauvres.
C’est dans ce contexte qu’on nous demande d’accompagner les élèves dans la construction de leur parcours scolaire, en d’autres termes de les pousser à choisir leur orientation au plus vite et au mieux. Admettre d’inscrire cette pratique dans le projet d’établissement, c’est à dire dans les objectifs qu’on se fixe collectivement me pose un sérieux problème, d’ordre épistémologique et pédagogique, cette fois-ci.
Dans ma pratique professionnelle, je passe mon temps à dédramatiser la vision que les élèves peuvent avoir de l’erreur, afin de l’intégrer dans le processus d’apprentissage. Je souhaite qu’ils comprennent qu’on « apprend de ses erreurs », cela permet à certains de reprendre confiance en eux, quand bien même leurs résultats tardent à devenir assez satisfaisants pour prétendre à l’orientation qu’ils souhaitent vraiment. C’est aussi une « leçon de vie » pour eux, qui permet d’éviter un travers de plus en plus destructeur dans notre société : le déni. C’est à ce prix qu’une relation de confiance peut s’établir entre les élèves dont j’ai la charge et moi : quand ça fonctionne, ils apprennent à repérer les erreurs qu’ils ont pu commettre dans leur façon de travailler et font appel à moi pour l’améliorer. L’erreur est positive pédagogiquement !
Malheureusement, l’injonction ministérielle à fluidifier les parcours ne laisse aucune place à l’erreur, ce qui va menacer, au nom de l’ « éducation à l’orientation », le reste de la relation pédagogique établie par les professeurs principaux avec des élèves qui, je le répète, sont des élèves généralement en difficulté sur le plan du travail scolaire.
IV- Des exigences néfastes au sein de l’école et pour l’ensemble de la société
Cette recherche illusoire d’une orientation « zéro défaut » a des répercussions négatives pour tous les acteurs, mais aussi des conséquences sociales désastreuses pour le « marché du travail ».
1) Une surcharge de travail et de stress pour les enseignants
Alors que l’éducation à l’orientation est soi-disant prioritaire pour l’éducation nationale, les CIO et les Copsy sont gentiment poussés vers la porte de sortie du MEN, cherchez l’erreur !
Pourtant ces personnels formés dans les deux domaines indispensables à une orientation bien vécue, c’est à dire la connaissance du système éducatif et de ses rouages, ainsi qu’en psychologie, sont les meilleurs interlocuteurs pour définir sereinement une orientation. De plus ces personnels n’ont pas de lien hiérarchique direct avec les chefs d’établissement, ce qui les met relativement à l’abri de leurs pressions.
La conséquence pour les professeurs principaux est évidente : il leur est demandé d’intervenir dans un champ qu’ils maîtrisent médiocrement, tout en endossant un rôle ambigu, car ils peuvent être perçus comme juge et partie dans les décisions d’orientation des élèves. Les taux de redoublement étant scrutés par les autorités académiques, les chefs d’établissement répercutent cette exigence auprès des professeurs principaux, qui sont donc encore en moins en mesure d’apporter un conseil objectif aux élèves.
2) Une pression économique intériorisée par les familles dans un « dialogue » faussé
Les familles qui croient à la promotion sociale via l’école considèrent que la filière générale est la voie idéale pour leurs enfants, et sont donc réticentes à renoncer à cette orientation. Pour ces familles, le niveau de qualification est perçu comme un bouclier contre le chômage, et la préparation d’études longues est un sacrifice qu’elles sont prêtes à faire pour garantir un meilleur avenir à leurs enfants. Les statistiques leur donnent raison : plus le niveau de qualification est élevé, moins le taux de chômage l’est.
Cependant, dans les cas où le dialogue s’établit entre le professeur principal et la famille, afin de discuter de l’orientation future de l’élève, il s’agit, comme cela a été dit précédemment d’élèves pour lesquels cette « voie royale » apparaît comme compromise. La fonctionnalité économique de l’école n’est pas remise en cause pour autant du point de vue de la famille, mais il en résulte une pression accrue sur l’élève, pour qui la « bulle protectrice » du monde scolaire explose, pour le confronter directement à une exigence de « réussite », seule protection possible face à la menace du chômage. Or, le niveau du chômage pour les salariés dont le niveau de qualification est inférieur à bac+3 contredit cette croyance, et il s’avère que, comme dans la grande majorité des secteurs, c’est l’intégration dans des réseaux qui va primer pour l’intégration professionnelle, d’où la réussite des filières d’apprentissage, qui sont une opportunité d’amorcer la mise en place de ce réseau quand le niveau de qualification ne fait pas du salarié un travailleur pour lequel il y a une forte demande.
3) La réussite de tous les élèves contre le progrès social ?
Si on admet la fonctionnalité purement économique de l’école, il paraît donc raisonnable de privilégier l’orientation vers l’apprentissage pour les élèves qui s’orientent vers des filières courtes. Pourtant, alors que la fonctionnalité économique est implicitement admise par les consignes de l’atelier, on nous conseille de pratiquer les passerelles en-dehors de l’apprentissage, dans le but affiché que tous les élèves obtiennent un diplôme, c’est à dire un niveau de qualification reconnu.
Le premier problème posé est celui de la crédibilité des diplômes préparés. Comme cela a été vu précédemment la pression bureaucratique exercée par le ministère influe largement sur les taux de réussite aux examens. Puisque l’objectif est la sortie de tous les élèves du système scolaire avec un diplôme, nul doute qu’on va finir par y arriver… Il va cependant en résulter une hiérarchie accrue parmi les formations dispensées : certaines filières professionnelles dispenseront une qualification totalement « démonétisée », ce qui va mécaniquement augmenter le recours à l’apprentissage pour ces qualifications. D’ailleurs les conseils régionaux, dont le nôtre en PACA, font du développement de l’apprentissage leur priorité, en mettant à la disposition de CFA privés des campus financés par la collectivité. La « réussite de tous les élèves » a donc pour premier effet pervers de créer, de fait, des « filières-poubelles » dans le système de formation initiale.
Le deuxième problème que cela pose est plus large encore. À l’heure où le chômage de masse est profondément ancré dans le fonctionnement de l’économie, à quoi peut bien servir cette priorité accordée au diplôme pour tous ? En tout cas, pas à garantir le plein-emploi pour les diplômés… Je propose une interprétation de cette stratégie ministérielle, que j’ai trouvée chez Nico Hirtt : il s’agit d’assouplir le marché du travail au bénéfice du patronat. En effet, avec 100 % de diplômés et un tel niveau de chômage les prochaines générations ne pourraient plus bénéficier de la protection d’un statut ou de conventions collectives, protections déjà sérieusement mises à mal depuis 30 ans. La « réussite de tous les élèves » a donc pour deuxième effet pervers de précariser tous les salariés diplômés. Ainsi la « réussite de tous les élèves » accompagne parfaitement la loi El-Khomri...
4) Des adolescents violemment confrontés à une pression socio-économique inacceptable
Il paraît nécessaire de revenir à la conception de notre mission éducative. En tant que travailleur de l’éducation je considère que mon rôle est de favoriser au maximum l’épanouissement de futurs adultes autonomes et libres, indépendamment des contraintes économiques et sociales qu’ils vont subir.
C’est pourquoi je suis attaché à un certain nombre de principes dans ma pratique professionnelle, que je mets en œuvre dans la mesure du possible :
Respecter le droit à l’erreur des élèves dans tous les domaines,
Protéger des mineurs sous ma responsabilité des pressions économiques, ce qui est un droit qu’on peut lier à la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, mais qu’il faut défendre.
Protéger le droit à une scolarisation sûre et de qualité pour tous les élèves
Exercer des pressions sur des adolescents pour les obliger à faire des choix d’orientation dont la portée dépasse souvent leur capacité de projection heurte de plein fouet ces principes. Je considère que je ne suis pas dans mon rôle d’éducateur quand je contrains un élève à s’orienter alors qu’il n’est pas prêt à le faire, l’« éducation à l’orientation » ne fait pas partie de l’éducation, selon moi.
Cette position de principe ne m’empêche pas de répondre à mes obligations de service dans ce domaine.
Il me semble cependant que, même pour les personnes qui adhèrent à la dimension éducative de l’orientation, deux questions se posent :
1- Peut-on faire reposer le destin économique d’une personne sur une décision prise entre 14 et 17 ans, sous la pression d’événements défavorables ?
2- Peut-on faire reposer l’équilibre des filières du système de formation initiale sur des décisions prises par des adolescents de 14 à 17 ans, sous la pression d’événements défavorables ?
« Associer les élèves à la construction de leur parcours scolaire » c’est en réalité les rendre responsables de leur échec, et donc accroître la pression exercée sur eux par l’institution scolaire, alors que celle-ci a failli à honorer leur droit à l’instruction. Au-delà, toute la rhétorique de l’individualisation des parcours participe de ce processus d’isolement des élèves qui connaissent des difficultés. On baigne en pleine idéologie victorienne sur la responsabilisation des pauvres. Parce que c’est en majorité d’enfants issus de familles pauvres dont on parle.
D’autre part, non contente d’exercer cette pression psychologique, l’institution scolaire fait du « dialogue » entre l’élève en difficulté et le professeur principal le réceptacle des tensions internes propres à l’organisation du système scolaire : faire reposer les équilibres du système de formation initiale sur ce faux dialogue est proprement suicidaire !
V- Qu’est-ce qu’un projet dans l’Éducation nationale ?
J’aborde ici le dernier problème de ces « ateliers », qui sont censés préparer ce qu’on désigne sous le terme de « projet d’établissement ». Naïvement peut-être, je pars du principe que définir un projet est une initiative dont l’impulsion vient des gens qui vont agir afin de réaliser ce projet. Le dictionnaire Larousse définit d’ailleurs le projet comme « but qu’on se propose d’atteindre », donc j’aurais tendance à considérer que notre projet d’établissement est le but que nous nous fixons de la façon la plus consensuelle possible, afin qu’on le mette en œuvre tous ensemble. Je pense en tout cas que c’est ce sens que chacun attribue à ce que doit être, en toute logique, un « projet d’établissement ».
Quand avons-nous discuté, tous ensemble, du but que nous cherchons à atteindre collectivement ?
Pour en avoir discuté avec un certain nombre de collègues, les termes utilisés pour désigner les thématiques des ateliers, mais aussi parfois les pistes à explorer dans ces thématiques, j’ai l’impression que mon incompréhension par rapport au vocabulaire bureaucratique utilisé est partagée par beaucoup d’entre eux.
Comment s’explique un tel hiatus ? En préparant l’atelier auquel j’allais participer, j’ai fait ce que j’ai fait quand je suspecte les élèves d’avoir fait des copiés/collés dans des travaux qu’ils m’ont rendus, et j’ai donc tapé ces phrases improbables sur un moteur de recherche, et j’ai retrouvé les intitulés de mon atelier dans le « projet académique »…
Je ne m’attarderai pas sur la validité d’un tel oxymore (comment diable pourrait-on convenir, à l’échelle de l’académie d’Aix-Marseille, d’un projet dont le but est fixé par ceux qui vont le mettre en œuvre?), mais sur la place de ce « projet académique », et l’utilisation qui est faite du « projet » dans le cas présent, qui s’appuie, en fait, sur un autre sens du mot projet. En effet, si on lit toutes les définitions possibles du mot « projet » dans le dictionnaire Larousse, on se rend compte, qu’on peut aussi considérer qu’un projet est « une étude de conception de quelque chose, en vue de sa fabrication », qui est la seule définition possible du mot qui colle avec une initiative qui ne vient pas des gens qui vont véritablement mettre en œuvre le « projet ».
Car pour le rectorat, pour le ministère dans son ensemble, le « projet éducatif », ou le « projet d’établissement » n’est pas considéré comme une initiative conçue par les acteurs de terrain, afin de mener au mieux leur mission d’éducation, mais comme un cadre contraignant pour un processus de « fabrication ». C’est pourquoi il est essentiel de fixer, par avance, les cadres bureaucratiques, à l’intérieur desquels nous allons « produire » : ainsi tous nos « projets pédagogiques» doivent intégrer cette grille pré-établie, afin d’être validés administrativement, étape indispensable pour recevoir les moyens de les mettre en œuvre.
Ce problème sémantique est un malentendu majeur qui contribue à obscurcir le sens de notre métier, ainsi qu’à dégrader la qualité des enseignements, tout en accroissant les inégalités entre les établissements.
En effet, pour que les « projets d’établissement » entrent tous dans une grille pré-définie à une échelle beaucoup plus large, il faut que celle-ci soit assez générale pour permettre un maximum d’adaptations locales, ce qui explique le vide de sens concret de beaucoup des « axes », des « objectifs » et même des « pistes à explorer ». Une fois fixé les lignes de force du cadre contraignant, c’est aux équipes, localement, de voir comment adapter leurs pratiques quotidiennes, ou au minimum la description administrative de ces pratiques, afin qu’elles entrent dans les « cases » du projet général. Dans la mesure où les dotations des établissements en moyens d’enseignement sont de plus en plus conditionnées par les « projets », ce processus est très contraignant. Donc, dans le cadre de ces prescriptions générales, tel établissement de centre-ville bourgeois va accentuer les processus de sélection scolaire, tel établissement de l’éducation prioritaire va mettre l’accent sur le « socle » et la « sociabilité », le tout étant légitimé par l’adoption « démocratique » du « projet d’établissement » par le CA.
Ces prescriptions contraignantes sont à l’opposé de l’interprétation la plus répandue du « projet » parmi les enseignants, que l’on conçoit comme une marque d’autonomie véritable des acteurs : un enseignant élabore un « projet pédagogique » pour faciliter l’apprentissage des élèves de sa classe.
La collision entre ces deux conceptions, incompatibles, du même terme est inévitable. Pourtant cette polysémie du mot « projet » nous empêche de comprendre la nature de l’affrontement hiérarchique qui est à l’œuvre dans le cadre des « projets d’établissement » ou des « projets d’école ».
C’est pourquoi il me semble préférable de nous débarrasser de ce terme ambigu :
- ce que le ministère désigne sous l’appellation de « projet » est en réalité un « plan », à la rigueur un « plan d’action ». Ça rappelle un peu Staline, mais c’est comme ça… Ainsi nous discutons actuellement entre collègues, de la « stratégie d’adaptation de l’établissement au plan d’action académique ».
- ce que les acteurs de terrain désignent sous l’appellation de « projet » est plutôt une « démarche pédagogique », dont il est évidemment essentiel de discuter démocratiquement vers où elle tend.
À bas le projet ! Vive la pédagogie !